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Repères

Un bilan en demi-teinte

Repères | publié le : 01.10.2000 | Denis Boissard

Vraisemblablement à la fin du mois, Martine Aubry quittera l'Hôtel du Châtelet pour le Beffroi de Lille. Dans l'histoire de la Ve République, rares sont les ministres sociaux qui auront laissé une telle empreinte de leur passage Rue de Grenelle. Et plus rares encore sont ceux dont les réalisations auront pesé aussi fortement dans un bilan gouvernemental. Plus encore qu'Aubry I (gouvernements Cresson puis Bérégovoy), Aubry II a révélé des qualités de détermination et de pugnacité hors du commun. Sa force de conviction, sa connaissance des dossiers et sa grande capacité de travail n'ont pas été de trop pour mener à bien les nombreux chantiers sous sa responsabilité. Le bilan législatif de ses trois années au gouvernement est impressionnant : un dispositif ambitieux d'emplois pour les jeunes, une réforme de la politique familiale, deux lois sur les 35 heures applicables à la totalité des entreprises françaises, une palette de mesures de lutte contre l'exclusion, la mise en place d'une couverture maladie universelle…

En garantissant l'accès aux soins des plus démunis, la CMU est un progrès indéniable. C'est d'ailleurs la réforme dont Aubry est, à juste titre, la plus fière. Autre avancée : le dispositif sur l'exclusion, malgré des retards à l'allumage et des dysfonctionnements sur le terrain. À l'instar des congés payés de 1936, les très controversées 35 heures feront date.

Le compromis entre temps libre pour les salariés, modération salariale et flexibilité plus grande pour les entreprises a sans doute limité l'impact négatif sur les coûts de production, d'autant que les 35 heures sont allées de pair avec une baisse significative des charges sociales sur les salaires. Mais rien ne permet d'affirmer que le but affiché – créer des emplois par centaines de milliers – sera un jour atteint. Le principal booster de l'emploi reste la croissance, et si les 35 heures jouent à court terme un petit rôle de moteur d'appoint, beaucoup d'incertitudes demeurent sur le moyen terme : les risques de délocalisations (ou de non-localisations en France), d'automatisation accrue, d'aggravation de la pénurie de main-d'œuvre qualifiée ou de réduction d'activité (faute de pouvoir répondre à la demande) sont réels. Et le passage – à venir – des petites entreprises aux 35 heures, les plus pourvoyeuses d'emplois, pourrait s'avérer problématique pour bon nombre d'entre elles.

C'est une difficulté que la locataire actuelle de la Rue de Grenelle n'aura pas à gérer. En partant à mi-parcours, elle laisse en effet quelques bombes à retardement derrière elle. Outre l'application des 35 heures aux entreprises de moins de 20 salariés, son ou ses successeurs devront notamment trouver une porte de sortie aux quelque 250 000 bénéficiaires du programme emplois jeunes (le financement de l'État s'arrête au bout de cinq ans) et se coltiner une dérive non maîtrisée des dépenses de santé (dérapage par rapport à l'objectif initial de plus de 13 milliards cette année, après 11 milliards en 1999 et près de 10 milliards en 1998).

Généreuses, les mesures Aubry sont coûteuses pour les finances de l'État, qu'il s'agisse des emplois jeunes (21 milliards cette année), de la loi contre les exclusions (42 milliards depuis son adoption, dont 7 pour la CMU) ou de l'allégement des charges sociales lié aux 35 heures, lequel ne cesse de monter en puissance (85 milliards à la charge de l'État en 2001). Rien de condamnable en soi, si la ministre de la Solidarité avait parallèlement engagé des réformes structurelles de nature à mieux réguler les dépenses de l'État providence. Tel n'est pas le cas. Si la Sécu est aujourd'hui excédentaire, c'est uniquement grâce au surplus de recettes généré par la croissance. Les dépenses de santé continuent, elles, de filer. Quant à la réforme des retraites, elle est pour l'heure restée lettre morte.

Mais le principal reproche qui pourra être fait à la fille de Jacques Delors, comme d'ailleurs à Lionel Jospin, c'est une vision profondément étatiste de la régulation du social. De la mascarade de la conférence sur l'emploi d'octobre 1997 au bras de fer avec les signataires de la convention d'assurance chômage, Martine Aubry n'aura cessé de s'immiscer dans des domaines qui relèvent en principe de la négociation entre patronat et syndicats ou de leur gestion paritaire. Passage en force sur les 35 heures, encadrement tatillon des accords de réduction du temps de travail, non-consultation sur l'assujettissement des allocations familiales à condition de ressources, passes d'armes incessantes avec les gestionnaires de l'assurance maladie, décision unilatérale de ponctionner l'Unedic et la Sécu pour financer les 35 heures… les partenaires sociaux n'auront pas été à la fête. Avec les conséquences que l'on connaît : radicalisation du patronat, retard pris dans la réforme cruciale de la formation professionnelle, dégradation catastrophique des relations sociales au sommet. Martine Aubry a raté l'occasion de moderniser la société française en concluant avec patronat et syndicats un pacte social à la hollandaise. Dommage !

Auteur

  • Denis Boissard