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Politique sociale

Nicole Notat : « L'État doit respecter les partenaires sociaux »

Politique sociale | ENTRETIEN | publié le : 01.10.2000 | Denis Boissard, Jean-Paul Coulange

Depuis huit ans à la tête de la CFDT, cette femme volontaire et sûre de ses convictions occupe aujourd'hui une place centrale dans le paysage social français. Diabolisée à gauche pour sa signature sur l'assurance chômage, elle expose sa vision du paritarisme, du dialogue et de la démocratie sociale. Message aux étatistes qui nous gouvernent.

LSM : Le différend sur l'assurance chômage a crûment posé la question des relations entre l'État et les partenaires sociaux, entre la loi et le contrat collectif. Comment la CFDT se situe-t-elle dans ce débat ?

Nicole Notat : Les tensions sur l'assurance chômage posent effectivement deux questions de fond. Première question : la société française considère-t-elle que l'existence et la reconnaissance d'acteurs collectifs entre l'État et le citoyen, entre l'État et l'entreprise constituent un choix fondamental de notre démocratie ? Aujourd'hui, tout le monde répond spontanément « oui ». Mais lorsqu'il s'agit d'en tirer les conséquences, ça coince. Or il est clair que la société française pèche dans ce domaine et qu'il faut réfléchir aux conditions à réunir pour que les acteurs collectifs exercent de réelles responsabilités. Seconde question : les partenaires sociaux sont-ils cantonnés dans un rôle de lobbying auprès des pouvoirs publics ou régulent-ils leurs conflits d'intérêts ? Selon nous, la confrontation des intérêts en présence, par la négociation, est l'élément fondamental de la structuration des rapports sociaux. Nous avons l'ambition de ne pas être que l'expression d'intérêts catégoriels juxtaposés. Lorsque nous confrontons les intérêts des salariés à ceux des entreprises, en élaborant des compromis équilibrés, nous participons à la construction de l'intérêt général. Je dis bien « participer », et non pas « définir », cette définition appartenant bien aux pouvoirs publics et au législateur. Il ne s'agit pas de traiter un conflit de légitimité entre l'État et les partenaires sociaux, mais de définir l'espace de responsabilité et d'autorité des uns et des autres. Étant entendu que la loi prime sur le contrat collectif, parce qu'elle définit les droits fondamentaux et le cadre dans lequel s'organise l'expression de ce contrat. Encore faut-il qu'elle ne l'étouffe pas.

Sur ce dernier point, vous êtes donc d'accord avec Lionel Jospin…

Je crois que nous devons aller plus loin dans le débat avec le Premier ministre. S'il faut comprendre, dans son propos, que les partenaires sociaux ne peuvent jamais proposer des innovations et doivent toujours s'enfermer dans un cadre légal préétabli, c'est une vision plutôt mécaniste de notre rôle…

C'est pourtant ce qui s'est passé avec la loi sur les 35 heures que vous avez approuvée…

Nous n'avons pas seulement approuvé les 35 heures, nous les avons portées, et avant tout le monde. Nous avons appuyé une législation qui impulse la négociation. La question est de savoir si nous ne sommes pas arrivés au bout de cette logique qui était au cœur des lois Auroux, Robien et Aubry I. Les lois Auroux ont abouti à des négociations dans les grandes entreprises. Mais, aujourd'hui, quatre salariés sur cinq ne sont toujours pas couverts par ces négociations d'entreprise. Une étape supérieure doit donc être franchie. Au-delà d'une simple impulsion, il faut également que les parties se sentent impliquées dans la définition et la réalisation de l'objectif, ce qui est au moins aussi déterminant que le cap fixé par le législateur. Il faut des articulations entre le rôle du législateur et celui des partenaires sociaux. Il faut définir où s'arrêtent la loi et le règlement, et où commence le contrat collectif.

Votre prédécesseur, Edmond Maire, a qualifié la loi sur les 35 heures de « caricature d'étatisme »…

Je ne vais pas copier Edmond Maire. J'estime que la loi Robien et la première loi Aubry laissaient place à une bonne articulation avec la négociation collective. Mais on peut se demander si la généralisation du processus des 35 heures et la décision sur l'application de la durée légale devaient intervenir aussi rapidement. L'invention de la période de transition traduit bien l'idée qu'il fallait aménager l'application de la durée légale au 1er janvier 2000.

Vous semblez plus positive sur la loi Aubry I que sur la loi Aubry II…

Nos négociateurs n'ont plus aujourd'hui les mêmes marges de manœuvre qu'avec les lois Robien et Aubry I. Leur capacité à agir sur l'effet emploi est plus restreinte. La seconde loi Aubry pose la question de savoir où commencent et où s'arrêtent les principes fondamentaux d'ordre public et quel champ est laissé à la négociation. Est-elle restreinte à l'application de la loi ou dispose-t-elle de marges de manœuvre pour élaborer des règles adaptées aux réalités d'un secteur d'activité ou d'une entreprise ? Tout le monde semble d'accord sur le fait de laisser aux négociateurs syndicaux et patronaux des marges de manœuvre, sans lesquelles l'exercice de la négociation collective n'a pas de sens. Mais je comprends la réaction légitime du législateur qui ne veut pas simplement entériner les compromis élaborés sans avoir eu son mot à dire. D'où la nécessité de réfléchir tout d'abord aux conditions nécessaires pour qu'un accord soit jugé légitime, ensuite aux procédures à instaurer entre les pouvoirs publics et les partenaires sociaux pour que les uns et les autres n'aient plus le sentiment d'être pris par surprise.

N'est-ce pas ce que le gouvernement vous reproche sur l'Unedic ?

Le gouvernement a refusé d'agréer la convention sans avoir discuté cinq minutes avec les partenaires sociaux. C'est du jamais vu depuis 1958 ! Et nous avons seulement commencé à discuter le 7 septembre, trois mois après la signature de l'accord.

Êtes-vous pessimiste sur la suite de la refondation sociale ?

Non, parce que dès le début nous avons dit que cette affaire ne serait pas un long fleuve tranquille. Ce programme de négociations interprofessionnelles a été décidé dans un climat conflictuel qui influence le comportement de tous les acteurs, notamment des syndicats et du gouvernement, et les empêche d'avoir un regard objectif sur le résultat de ces négociations. Ceux qui ont envie que ces négociations interprofessionnelles réussissent sont diabolisés. Le gouvernement réagit en fonction de supputations et d'arrière-pensées prêtées aux uns et aux autres. Ceux qui connaissent les positions de la CFDT devraient en être convaincus : nous ne sommes pas engagés dans un conflit de légitimité ni de prérogatives. Nous souhaitons faire vivre la politique contractuelle et tentons de renforcer en France la place des corps intermédiaires, de donner de la consistance à une démocratie sociale. Il n'y a là aucune volonté de marcher sur les plates-bandes de la démocratie représentative.

Souhaitez-vous introduire en France la subsidiarité en vigueur pour le dialogue social européen ?

Le système européen a été conçu par la négociation entre le patronat européen, l'Unice, la Confédération européenne des syndicats et la Commission. C'est bien un jeu à trois. La responsabilité des normes sociales appartient aux pouvoirs publics et aux partenaires sociaux, qui sont aussi créateurs de normes et de droit. Lorsque les pouvoirs publics européens, via la Commission et l'Union européenne, souhaitent légiférer dans un domaine donné, par exemple les contrats de travail atypiques, ils en informent les partenaires sociaux et leur demandent s'ils souhaitent négocier. Si c'est le cas, ces derniers engagent la négociation. Mais s'ils jouent la montre ou s'ils échouent, les pouvoirs publics reprennent la main. En revanche, s'il y a accord, le Parlement européen donne son avis et le Conseil des ministres valide. Nous sommes bien dans le cadre d'une procédure qui définit le rôle des uns et des autres. Ce n'est pas un modèle qu'on peut instaurer en France sans l'amender. Mais on peut s'en inspirer, parce qu'il permet de fixer de façon stable la place respective des pouvoirs publics et des partenaires sociaux quels que soient les événements, la conjoncture ou les majorités politiques. Il y a deux écueils à éviter : celui où les partenaires sociaux se sentiraient en permanence sous tutelle et celui où ils outrepasseraient leur sphère d'autonomie, qui doit être définie par la loi.

Que pensez-vous des propos de François Hollande, le premier secrétaire du parti socialiste, qui considère que le paritarisme à la française ne peut être que du tripartisme ?

Ou bien les mots ont un sens, ou bien ils n'en ont plus. Il y a des endroits où le terme de paritarisme est utilisé à tort. À la Sécurité sociale, dans l'état actuel des choses, ce n'est pas du paritarisme. À l'Unedic et dans les retraites complémentaires, c'en est. Dans sa conception originelle, le paritarisme de gestion découle d'une responsabilité contractuelle des partenaires sociaux qu'ils assument par la négociation. Cette gestion paritaire n'a de sens que si elle provient d'une délégation de responsabilités clairement exprimée par la loi. Mais le tripartisme n'est pas une chose affreuse. Il faut savoir le faire fonctionner là où c'est justifié. Dans d'autres pays européens, des gouvernements ont par exemple conclu des pactes sociaux tripartites. Il faudra bien qu'en France on parvienne un jour à réaliser ce genre d'exercice.

N'était-ce pas l'objectif assigné à la Conférence nationale sur l'emploi d'octobre 1997 ?

Non. Cette conférence était une journée de consultation sur une orientation que le gouvernement avait prise. Il y a des moments où les partenaires sociaux peuvent être consultés, d'autres où ils sont associés à la définition de grandes orientations, d'autres enfin où ils ont la responsabilité à part entière, par la négociation collective, de définir des normes. Pour en revenir à octobre 1997, j'ai tout de suite compris que nous étions dans le cadre d'une consultation sur les 35 heures. La CFDT a donné un avis positif, sans réserve. Mais, sachant quelles ont été les suites de cette conférence, je pense qu'il aurait mieux valu que l'État, le patronat et les syndicats recherchent un vrai compromis.

Quelle est la bonne articulation entre les différents niveaux de négociation (l'interprofessionnel, la branche et l'entreprise) ?

Il ne peut être question de limiter la confrontation économique et sociale à l'entreprise. D'abord parce que c'est typique des systèmes anglo-saxons : on régule au niveau de l'entreprise et, au-delà, il n'y a que l'État. Notre schéma est de faire vivre la confrontation des acteurs collectifs à tous les niveaux où elle a un sens. Ce n'est pas l'addition des compromis au sein de l'entreprise qui fait l'intérêt collectif dans un secteur professionnel. Il faut donc que la branche définisse un certain nombre de règles et de principes communs, qui s'imposent à toutes les entreprises de son secteur ou servent de référence. Ce qui n'empêche pas que la négociation d'entreprise ait des marges de manœuvre et d'initiative.

Que répondez-vous à ceux qui estiment qu'il ne faut pas prêter la main à ce patronat « ultralibéral » ?

Dans l'histoire sociale française, heureusement que les syndicalistes n'ont pas renoncé à se confronter à des patronats de combat, paternalistes ou que sais-je encore. On ne choisit pas son interlocuteur. Les syndicalistes sont là pour défendre les intérêts des salariés dans les entreprises telles qu'elles sont, avec les patrons tels qu'ils sont.

Et à ceux qui contestent, à cause de sa faiblesse, la légitimité du syndicalisme français à représenter les intérêts des salariés ?

Il y a bien sûr un problème. Nous avons le taux de syndicalisation le plus faible des pays européens. Mais il faut savoir si la représentativité d'une organisation syndicale ou politique est liée au seul nombre d'affiliés ou également à ses résultats électoraux. Je suis prête, pour ma part, à ouvrir un concours pour savoir, tous partis politiques, organisations syndicales et associations confondus, quel est celui ou celle qui arrive en tête en France par le nombre d'affiliés réel. Aujourd'hui, c'est l'ensemble des corps intermédiaires français, y compris les partis politiques, qui est terriblement faible en nombre d'adhérents. C'est une perte en ligne pour la démocratie. Je ne me réjouis pas que les partis politiques aient aussi peu d'affiliés. Mais personne ne conteste pour autant qu'ils soient au gouvernement, ni la légitimité de leurs décisions, car ce sont les élections qui fondent leur représentativité. Je voudrais donc qu'on établisse des comparaisons sur les mêmes bases. Aujourd'hui, la CFDT réunit 20 à 21 % des votes lors des élections aux comités d'entreprise, 25 % aux prud'hommes. Je souhaite que la bonne mesure soit, à l'avenir, fondée sur une élection dans chaque branche, pour que la représentativité de chacun soit établie.

La CFDT critique les accords minoritaires. Pourquoi en avoir signé un sur l'assurance chômage ?

Nous avons dit, et nous ne changeons pas une ligne à nos propositions, qu'il y avait besoin d'une réforme des règles de la négociation collective et de nouveaux critères de légitimité des acteurs de cette négociation. Mais, pour entrer en vigueur, ces propositions supposent des modifications législatives. Au jour d'aujourd'hui, un accord est valide avec une seule organisation signataire. Je ne dis pas que ce schéma est idéal. Mais nous n'avons pas fait ces propositions pour attendre béatement qu'elles s'appliquent un jour et paralyser pendant ce temps la vie contractuelle. Je ne suis pas gênée d'avoir fixé ce cap. Mais cela ne dynamisera la négociation collective et la politique contractuelle que si une majorité d'acteurs le souhaite aussi. Et j'attends de connaître l'avis du gouvernement et du Parlement sur les propositions que nous avons faites.

En prenant parti pour des accords « majoritaires », vous pariez implicitement sur une attitude plus constructive de la CGT ou de FO…

C'est vrai. La CFDT fait le pari que le syndicalisme français, s'il veut avoir une vraie influence sur la vie des salariés, est obligé de contractualiser et de jouer à fond le jeu de la négociation collective. Les nouvelles règles du jeu que nous préconisons – signature majoritaire, mais aussi élections de représentativité, accords collectifs à durée déterminée… – donneraient, selon nous, une prime à l'engagement plutôt qu'au désengagement.

Martine Aubry s'apprête à quitter le gouvernement, quelle appréciation portez-vous sur son bilan ?

Martine Aubry a le sens et l'énergie qu'il faut pour aller au bout de ses convictions et de ses objectifs. Le regret que j'ai, c'est que son action n'ait pas été accompagnée d'une vraie amélioration de la place et du rôle des partenaires sociaux. Et qu'au contraire la situation se soit – de ce point de vue – plutôt dégradée.

Au-delà, quel jugement portez-vous sur l'action réformatrice du gouvernement ?

On peut considérer que la couverture maladie universelle est, dans son principe, une vraie réforme. Derrière la réduction du temps de travail, il y a aussi une vraie réforme, qui consiste à mettre l'organisation du travail et l'emploi sur le terrain de la négociation. Mais sur l'éducation, l'administration fiscale, les retraites, les réformes restent à venir. Il y a une vraie réflexion à mener sur les conditions de réussite des réformes en France. Ce que je constate, c'est que, à chaque fois que l'État engage une réforme qui présente un intérêt pour l'ensemble de la société, la discussion se cantonne à l'État-employeur et à ses agents. L'État-employeur en oublie l'État porteur de l'intérêt général et les agents concernés limitent leur réflexion à leurs propres intérêts corporatistes. Voilà pourquoi il faudrait explorer la piste des pactes sociaux. Enfin, nous avons le sentiment très fort d'un gouvernement qui, dans sa pratique, place la loi et l'État au cœur de tout. Le rôle des pouvoirs publics est fondamental. Nous ne sommes pas partisans de moins d'État, mais d'un État qui redessine le champ de ses responsabilités, de son pouvoir, pour gagner en efficacité. Mais cette modernisation de l'État suppose aussi qu'un réel espace d'initiative et de contractualisation soit laissé à la démocratie sociale et à ses acteurs.

Auteur

  • Denis Boissard, Jean-Paul Coulange