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Politique sociale

Les pères au foyer n'ont pas la cote chez les employeurs

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.10.2000 | Marc Landré

L'allocation parentale d'éducation a beau être ouverte aux deux sexes, très rares sont les hommes qui la demandent. Parce que les femmes ont souvent moins à perdre en termes de revenus. Mais surtout parce que, pour un homme, s'arrêter de travailler afin d'élever ses enfants est encore mal accepté par l'entourage. Et risqué pour sa carrière.

Papas poules et fiers de l'être. Cadre parisien de 51 ans, Patrice Cayla a fait toute sa carrière à la Coface, pour le compte de laquelle il a passé trois ans à Shanghai. Chez le leader de l'assurance-crédit à l'export, c'est le premier salarié qui ait demandé à arrêter, provisoirement, de travailler afin d'élever son enfant, une petite fille née en avril 1998. Jean-Charles Bihan, 40 ans, aujourd'hui douanier en Saône-et-Loire, après avoir été moniteur d'auto-école, est, lui, le seul fonctionnaire des douanes à avoir fait la même démarche. Ce père de quatre enfants, dont des jumeaux nés en septembre 1997, a pris un congé parental d'éducation (CPE). Un dispositif qui permet à tous les salariés, hommes ou femmes, ayant au moins un an d'ancienneté à leur poste, de suspendre leur contrat de travail, de la naissance jusqu'aux 3 ans de leur enfant, avec l'assurance de retrouver à terme leur emploi initial ou son équivalent.

Entre Patrice et Jean-Charles, il existe une différence de taille : durant son congé, ce dernier a bénéficié de l'allocation parentale d'éducation (APE). Un revenu de remplacement de 3 060 francs par mois pour un arrêt total d'activité, de 2 023 francs pour les salariés qui ont gardé un mi-temps, et de 1 530 francs pour ceux qui travaillent entre 50 et 80 % de leur temps de travail antérieur. Patrice Cayla, lui, n'a bénéficié d'aucune aide, la Caisse nationale d'allocations familiales (Cnaf) ne versant l'APE qu'à partir du deuxième enfant. Mais Jean-Charles et Patrice sont, l'un et l'autre, des cas à part. Les hommes en congé parental sont en effet une espèce fort rare. Sur les 542 000 bénéficiaires de l'APE, on en compte moins de 2 %, contre plus de 98 % de femmes !

Si cette mesure fait un bide dans la gent masculine, c'est que le vieux partage des tâches au sein des couples a la vie dure. « Les hommes qui s'arrêtent de travailler pour élever leurs enfants remettent en cause le schéma du mâle dominant et du bon père de famille. Celui qui veut réussir doit privilégier son travail par rapport à sa vie de famille et laisser la charge de l'éducation des enfants à la mère », observe Isabelle Van de Wallt, du Credoc, auteur en 1996 d'une étude sur les congés parentaux. « Culturellement, il est naturel que ce soit la femme qui s'occupe des enfants et anormal que ce soit l'homme », renchérit un dirigeant de la Cnaf. Une récente enquête du ministère de l'Emploi le confirme : à charge professionnelle équivalente, les mères sont deux fois plus présentes auprès de leur progéniture que les pères. Certes, de « nouveaux pères » émergent dans les plus jeunes générations, mais de là à s'arrêter de travailler…

Aux frais de la princesse

Dans l'opinion publique, les pères qui franchissent le pas sont souvent considérés comme faibles, voire dilettantes. « Des collègues de mon amie pensaient que je me payais du bon temps aux frais de la princesse », raconte Patrice Cayla. « S'occuper tous les jours de ses enfants, c'est un job à plein temps que tous les papas ne peuvent assumer », affirme pourtant Kahlil Abdali, 40 ans, un ancien artisan taxi qui s'avoue plus fatigué aujourd'hui en restant auprès de ses bambins que lorsqu'il sillonnait Paris en voiture. Bien souvent, le regard des autres pèse sur le moral de ces pères au foyer. « Je me suis énormément remis en question. Je ne savais plus très bien qui j'étais ni à quoi je servais. C'est difficile de se voir sans rang social, d'avoir comme seule étiquette celle de père et de ne pas être reconnu », confirme Patrice Cayla.

Comme le constate Christine Castelain-Meunier, chercheuse au CNRS, dans une récente étude, le père de famille est à l'égard de ses enfants « une pièce rapportée, celui qu'on sollicite faute de mieux ou celui qui dérange ». « Il n'est pas considéré comme un interlocuteur à part entière et n'est défini que dans l'ombre de la femme. » Et la sociologue de rapporter les propos d'une puéricultrice à un père venu chercher sa fille à la crèche : « Vous direz à votre femme qu'Ewa a pris son biberon et qu'on lui a donné son sirop. » Difficile aussi pour les compagnes des papas poules qui suscitent des réactions inattendues de leurs collègues. Exemple : cette mère de trois enfants ne dit plus que son mari pouponne. « La plupart de mes collègues sont jalouses. Elles culpabilisent de ne pas avoir mis en place la même organisation. »

Outre le regard des autres, il y a aussi et surtout un problème financier. Car cesser de travailler pour élever ses enfants représente un réel sacrifice. Sans aller, comme Patrice, jusqu'à faire l'impasse sur salaires et allocations pendant les dix-huit mois de son congé, la plupart des salariés subissent une baisse de revenus non négligeable. Selon la Cnaf, elle équivaut à environ 14 % des revenus du foyer chez les smicards, à 22 % pour les professions intermédiaires et à 35 % pour un couple de cadres. Kahlil Abdali, qui gagnait jusqu'à 30 000 francs les très bons mois au volant de son taxi, estime toutefois que « la perte est moins importante qu'il n'y paraît ». En effet, l'allocation parentale d'éducation est non imposable et la cessation d'activité entraîne tout un tas d'économies. « C'est un calcul à faire, explique Jean-François Coffin, 44 ans, ex-responsable d'une agence grenobloise de bâtiment, ancien bénéficiaire de l'APE qui a fait le choix de rester père au foyer. Nous n'avons plus de frais de garde, une seule voiture nous suffit et je fais tous les travaux de la maison. »

Des entreprises plutôt légalistes

Reste que nombreux sont les couples qui renoncent à un congé parental en raison du manque à gagner. Pour les pères, ce blocage financier se double d'un frein culturel. Car les hommes doivent accepter d'être dépendants de leur femme, dont le salaire devient, prestations mises à part, la ressource principale du foyer. Or en France, à compétences et à responsabilités égales, les femmes gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes et elles ne sont que… 17 % à gagner plus que leur mari dans les ménages avec de jeunes enfants. Dès lors, le choix est vite fait. « Comme il y en a encore peu qui accèdent à des postes qualifiés et bien rémunérés, il peut sembler normal que ce soit elles qui arrêtent de travailler », remarque Raymond Rousseau, DRH de Fleury Michon. Dans ce groupe du secteur agroalimentaire, on ne recense qu'un seul salarié bénéficiaire d'un congé parental d'éducation (contre 60 chez les femmes), alors que l'effectif total, de 3 000 personnes, est aux deux tiers masculin.

Chez les employeurs, les pères au foyer n'ont pas bonne presse. « Ils ne se posent pas la question pour un homme, explique Isabelle Van de Wallt. Le congé parental masculin est incongru ou associé à des situations exceptionnelles, comme le veuvage. » La chercheuse du Credoc distingue trois stratégies d'entreprise à l'égard des congés parentaux. Les premières – la majorité – sont légalistes. Elles respectent la loi mais n'ont aucune politique d'information ni d'incitation. Jean-Luc, 45 ans, informaticien, travaille dans ce type d'entreprise. En 1990, il demande deux mois de CPE. Embarras de sa direction… « Mon chef ne voulait pas. Il préférait que je parte un an pour pouvoir me remplacer. Il a cédé au bout de quinze jours de forcing. » Deuxième catégorie : les entreprises « tolérantes ». Elles appliquent la loi pour le bien-être de leurs salariés et intègrent les congés d'éducation dans leur politique de ressources humaines. Enfin, quelques rares entreprises, comme Fleury Michon, incitent leurs salariés, hommes ou femmes, à s'arrêter. Elles favorisent le CPE, l'aménagement du temps de travail ou le temps choisi, et vont souvent au-delà du dispositif légal en versant une allocation maison dès le premier bambin ou en prolongeant le congé parental jusqu'aux 6 ans de l'enfant. Mais, dans des entreprises aussi accommodantes, il existe parfois une motivation annexe qui est de réduire la masse salariale.

Appartenant au petit cercle des DRH compréhensifs, Philippe Guéricolas, de la Coface, considère qu'un congé parental ne lui pose pas plus de problèmes qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme. « Dans les deux cas, ce sont des salariés qu'il faut remplacer par un CDD, un intérimaire ou une promotion interne. » Mais il reconnaît malgré tout que la gestion des effectifs et des carrières est plus compliquée quand il s'agit d'un salarié exerçant des responsabilités. « On mesure souvent l'intérêt d'un cadre pour son travail à travers son implication dans l'entreprise. Et il est vrai que prendre un congé d'éducation peut être perçu comme une plus grande attention portée à la vie familiale qu'à la vie professionnelle. » Bon nombre d'employeurs n'hésitent pas à conclure que l'intéressé a tiré un trait sur sa carrière.

Être exclu des promotions et avancements est parfois un moindre mal pour les hommes qui s'occupent pendant quelque temps de leurs enfants. Car si des entreprises comme la Coface réintègrent leurs employés à leur ancien poste, toutes sont loin d'avoir la même politique. « Les salariés ne sont pas conscients des risques qu'ils courent, explique Isabelle Van de Wallt. Peu retrouveront leur emploi initial et, s'il y a un plan social, ils seront les premiers que les DRH mettront sur leur liste noire. » Les cas de licenciement lors d'un retour d'un congé parental existent bel et bien. Si l'employeur ne peut légalement se séparer d'un salarié avec ce seul prétexte, certains poussent les indésirables à la démission en changeant leur affectation, en modifiant leurs horaires ou en leur enlevant des responsabilités. Il ne reste plus au salarié démissionnaire qu'à trouver un patron plus compréhensif et à éviter la baisse de salaire (15 % en moyenne) qui sanctionne généralement ces trois ans d'inactivité.

« Je ne suis plus dans le moule »

À la décharge des employeurs, les salariés qui reviennent d'un congé parental ne sont plus tout à fait les mêmes. « Je ne suis plus dans le moule », admet Patrice Cayla. Un avis partagé par son chef de service qui considère que Patrice « n'est pas encore au niveau du fait de son interruption ». La loi permet pourtant à ceux qui se sentent déconnectés de réaliser un bilan de compétences ou de suivre une formation, si l'entreprise le veut bien. Mais, selon un sondage BVA réalisé en mai pour la CFTC, 55 % des formations qui sont alors demandées sont refusées.

Pour pallier ces nombreux inconvénients, certains pères préfèrent prendre un congé parental à temps partiel ou alterner pendant trois ans travail et congé. Histoire, souligne Jean-Charles Bihan, « d'avoir un statut social reconnu, de limiter la perte de revenus en gardant son indépendance financière et de ne pas trop se couper du monde du travail ». Mais ceux qui réussissent ce tour de force sont une toute petite minorité.

Incitation à la suédoise

« Combien d'hommes, sur leur lit de mort, regrettent de ne pas avoir passé plus de temps avec leurs enfants ? » Cette question délibérément provocatrice a été choisie par les pouvoirs publics suédois comme slogan publicitaire afin d'inciter les jeunes pères à s'occuper plus de leurs rejetons. Dans ce pays où l'égalité des sexes a dépassé le stade du débat politique et où le taux d'activité des femmes (85 %) est l'un des plus élevés au monde, on ne badine pas avec la responsabilité des pères de famille. Ainsi, les papas poules à la mode scandinave disposent de dix jours de congé de paternité (contre deux en France) et doivent se partager, avec leur conjointe, une période « parentale » de quatre cent cinquante jours (à prendre jusqu'aux 7 ans de l'enfant), dont trois cent soixante bénéficient d'une allocation équivalente à 80 % du salaire du parent qui s'arrête. Unique !

En 1995, le gouvernement remarque qu'une majorité d'hommes ne jouent pas le jeu. Qu'à cela ne tienne ! Il crée alors le « mois des papas », trente jours de congé destinés au père et non transférables sur les droits de la mère… sous peine d'être définitivement perdus pour le couple. Résultat : plus de 50 % des pères prennent aujourd'hui plus d'un mois de congé pour s'occuper de leurs nouveau-nés, sans que cela gêne leur carrière. Ils considèrent que s'occuper d'un bébé est profitable en termes d'expérience pour manager une équipe. Devant le succès de la mesure, le gouvernement réfléchit à la création d'un deuxième « mois des papas ».

Auteur

  • Marc Landré