Ce grand corps d'État s'était un peu assoupi dans le contrôle besogneux de la dépense publique. Sous l'impulsion de Pierre Joxe, il se réveille. À la Sécu, dans les administrations, associations et mutuelles, les deux chambres spécialisées de la Rue Cambon pistent les abus de la nébuleuse sociale. Visite guidée.
Le médecin référent, créature issue de la réforme Juppé ? Un échec. La politique de santé publique sur le cancer ? Peut mieux faire. Le coût des avantages familiaux pour les régimes de retraite ? Une facture de 80 milliards de francs par an… Voilà quelques-unes des flèches décochées cette année par la Cour des comptes en direction de la Sécurité sociale. Sur 500 pages très serrées, elle s'est livrée, comme tous les ans, à un audit sans concession du système français de protection sociale, ce mammouth qui engloutit chaque année quelque 1 800 milliards de francs. Pour réaliser ce tour de force, une vingtaine de magistrats sont à pied d'œuvre, pratiquement à plein temps. « Nous avons vu débarquer une brigade de 10 personnes qui ont installé leurs quartiers à la Caisse pendant plusieurs mois et laissé une jolie pagaille dans nos archives. Nous les avions en permanence sur le dos », grogne un cadre de la Caisse nationale d'assurance maladie.
Ceux qui prenaient la Cour des comptes pour une honorable institution – léguée par la monarchie, elle est toujours installée près des Tuileries – ont changé d'avis. Dans le secteur social, le gendarme de la dépense publique a levé quelques beaux lièvres : gestion frauduleuse à la Mutualité sociale agricole, scandale de l'ARC, dévoiement de la Mutuelle nationale des étudiants de France (Mnef), la chasse a été fructueuse. Il faut dire que, dans les années 80, cette juridiction a massivement investi le domaine social. Près d'un tiers des magistrats de la Rue Cambon (80 sur 230) épluchent les comptes de la nébuleuse sociale, ministères, administrations et organismes divers. Un inventaire à la Prévert qui comprend aussi bon nombre de grosses associations. En 1991, le Parlement a en effet permis aux limiers de la Rue Cambon d'étendre leurs investigations au secteur associatif faisant appel à la générosité publique. Des contrôles sont d'ailleurs en cours à Sidaction, à Médecins du monde, à la Fondation de France ou encore à la Société protectrice des animaux.
La Cour s'est découvert cette vocation sociale lorsque la France a été confrontée au chômage de masse. Avec son corollaire, la montée de l'exclusion, qui a fait décoller les dépenses sociales de façon vertigineuse. Parallèlement, les privatisations version Balladur l'ont délestée de l'un de ses exercices favoris : le contrôle des entreprises publiques. Lorsqu'il était à Matignon, Alain Juppé a appuyé cette diversification, en 1996, en confiant à la Cour un rapport annuel sur les comptes de la Sécurité sociale, dans le cadre de sa réforme. Un travail de titan qui a nécessité une sérieuse réorganisation interne. « Il fallait revoir la répartition des attributions et soulager une chambre sociale devenue obèse », raconte Rolande Ruellan, ancienne directrice de la Sécu, aujourd'hui conseiller maître Rue Cambon. Ravi de voir s'étendre les prérogatives de son institution, Pierre Joxe décide de découper la chambre sociale en deux. À la cinquième échoient les secteurs de l'emploi, du travail et de la formation professionnelle, « un domaine d'une incroyable diversité », souligne son président, Jean Marmot. « Nous couvrons des sujets de vie quotidienne comme la ville, l'assurance chômage, le RMI, la toxicomanie, les droits des femmes. »
Quant à la sixième, elle s'est spécialisée dans la protection sociale. « Avec un budget de 1 800 milliards de francs, il fallait y consacrer les moyens d'une chambre entière », indique son président, Gabriel Mignot. Pour relever un tel défi, la sixième a intégré des magistrats de haut vol, comme Rolande Ruellan, Bertrand Fragonard, qui a dirigé la Cnam, ou encore Christian Babusiaux, l'ancien directeur de la Concurrence à Bercy. « Les magistrats qui ont une connaissance pointue de la protection sociale ne sont pas assez nombreux », regrette cependant un membre de la Cour.
Les sections sociales de la Cour des comptes font beaucoup d'envieux, à l'extérieur comme à l'intérieur. Maître d'œuvre du rapport sur la Sécu, la sixième chambre est ainsi dispensée de participer aux travaux généraux. Chez les « concurrents » de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), le statut des magistrats de la Rue Cambon suscite quelque jalousie. « Que voulez-vous, l'Igas est au service du ministre. Il fallait un organisme dont l'indépendance est garantie. Quel autre que la Cour des comptes pouvait le mieux se prévaloir de cette liberté ? » justifie un conseiller de la Cour.
Intouchables : c'est le qualificatif qui convient le mieux à des hauts fonctionnaires inamovibles. Cultivant son originalité, ce petit corps intronise ses nouvelles recrues au cours d'une prestation de serment très solennelle qui ravirait un ethnologue. Au deuxième étage, dans la grand-chambre ornée de boiseries, les magistrats se réunissent, en grande tenue : robe noire de velours, de satin ou de moire selon le rang hiérarchique, avec une dentelle blanche portée en rabat ou une étole d'hermine pour le premier président. Du folklore ? Pas pour ces magistrats qui manifestent ainsi leur fierté d'appartenir à ce corps et leur désir de perpétuer ses règles.
Preuve de son indépendance, la Cour définit elle-même son programme de travail, sur un double rythme annuel et trisannuel. Avec un objectif : ne pas laisser un seul organisme plus de quatre ans sans contrôle. « Mais plus que de juger l'action d'un comptable, la question est surtout de savoir s'il existe une bonne utilisation des fonds publics », précise Claude Thélot, conseiller maître et rapporteur général sur la Sécurité sociale. Car, en plus de son « cœur de métier », le contrôle juridictionnel des comptes, la Cour consacre une part croissante de son activité à l'évaluation des politiques publiques.
Le cas d'école, c'est celui de la Sécu. Le législateur avait fixé à la Cour trois missions principales, en la chargeant d'un rapport annuel : jauger l'application des lois de financement, analyser les comptes et évaluer l'action des Codec, chargés de contrôler le millier de caisses de Sécurité sociale. Mais la Cour est allée plus loin. « Nous avons une conception extensive de ce rapport, indique Claude Thélot. Peut-on affirmer que la façon dont est gérée l'assurance maladie reste sans conséquences sur les finances de la Sécurité sociale ? » L'an dernier, la sixième chambre a passé au crible la maîtrise du risque maladie. Le rapport 2000 s'intéresse de près à la relation entre la politique de santé et l'assurance maladie. Dans les deux années à venir, les magistrats ont prévu de sonder en profondeur le financement de la Sécurité sociale et le système hospitalier. « Il faut en finir avec l'image d'Épinal du magistrat le nez enfoui dans ses liasses de pièces comptables, affirme Rolande Ruellan. La Cour n'est plus seulement là pour juger de la bonne tenue de comptes, mais pour exercer un audit sur des politiques. »
Pierre Joxe s'est beaucoup inspiré des expériences étrangères pour moderniser la Cour des comptes. La Rue Cambon publie désormais chaque année une dizaine de rapports ciblés, dont certains ont fait grand bruit. En décembre 1999, un document a sévèrement épinglé l'État-patron. Dernièrement, c'est la gestion des associations d'anciens combattants qui a été mise sur le gril. Des critiques généralement enrobées dans beaucoup de diplomatie. « Il faut savoir lire entre les lignes, explique un magistrat. Lorsque la Cour parle de “reproches”, c'est en général une affaire grave. »
En s'éloignant d'un contrôle juridictionnel souvent besogneux, la Cour souhaite bel et bien interpeller le sommet de l'État, quitte à prendre l'opinion à témoin. Chaque rapport public fait l'objet d'une information à la presse, friande des gabegies de l'argent des contribuables. Pierre Joxe a même pris soin de déplacer de juin à décembre la date de présentation du rapport annuel général, le marronnier maison, afin d'éviter que les remontrances de la Cour ne se perdent dans les brumes estivales.
Soucieuse d'être associée au débat public, la Cour des comptes soigne ses liens avec le Parlement. Une stratégie payante. En 1999, lorsque des élus de la majorité et de l'opposition décident de créer une mission d'évaluation et de contrôle (MEC) afin de veiller à la bonne utilisation des crédits budgétaires, les magistrats de la Rue Cambon sont sollicités. Depuis, la MEC s'est penchée sur le fonctionnement des Cotorep, ces commissions techniques chargées de l'orientation et du reclassement professionnels des handicapés. Elle s'est également intéressée à l'utilisation des fonds pour la formation professionnelle : « les relations avec les parlementaire nous ont permis de les convaincre de nous donner un pouvoir de contrôle sur les Opca, les collecteurs de la formation continue », précise un magistrat.
Institution redynamisée, la Cour des comptes a pourtant bien du mal à conserver ses troupes. En 1999, le Centre d'étude de la vie politique française a sondé l'ensemble des magistrats en activité ou partis vers d'autres cieux afin de comprendre pourquoi une grande partie d'entre eux émigre ailleurs 70 % des personnes interrogées jugent que les observations de la Cour ne sont pas suffisamment écoutées, en particulier par l'administration. Un exemple ? « Notre souhait de voir supprimer les médicaments dont les vertus thérapeutiques n'avaient pas été prouvés n'a pas été suivi d'effet, souligne un magistrat, la politique du médicament continue de se faire selon le critère de la préservation de l'emploi plutôt que du souci d'économies. »
Près des deux tiers des intéressés indiquent que l'une des raisons de leur départ est directement liée à cette inefficacité. « Je me sens plus à l'aise dans mon siège d'élu local qu'à la Cour, confie Charles-Amédée de Courson, aujourd'hui député UDF de la Marne. Est-ce qu'il existe une réelle volonté de faire appliquer toutes les recommandations formulées par la Cour ? Comme la peur du gendarme, son efficacité réside surtout dans son pouvoir de dissuasion. Dommage, car elle pourrait être beaucoup plus utile », explique ce parlementaire qui raconte toujours avec grand plaisir ses contrôles à EDF ou à la Banque de France.
Dans bien des cas, le travail de bénédictin des magistrats de la Cour finit pourtant par payer. Par exemple sur la Sécu. « Le grand mérite du rapport annuel est d'avoir fait émerger un débat public autour de la Sécurité sociale, même si les améliorations viennent très doucement », constate un expert de la protection sociale. Lors de leurs premières plongées dans les arcanes de la protection sociale, à partir de 1996, les magistrats ont été incapables de lire l'ensemble des comptes. Car, d'un organisme à l'autre, les pratiques comptables n'étaient pas les mêmes. Depuis, chaque année, des modifications sont apportées. Et, en 2002, tous les comptes de la Sécurité sociale seront sur le même standard. « Nous pourrons enfin avoir une idée de la sincérité des comptes », se réjouit un magistrat. Dorénavant, la Cour va pouvoir travailler. Gare au retour de bâton !
Un vrai Bottin mondain ! Aujourd'hui, la Cour des comptes comprend 230 magistrats en activité, mais au moins 150 d'entre eux exercent leurs talents hors de la Rue Cambon. Il y a ceux qui ont choisi d'embrasser une carrière politique, comme François Hollande, Philippe Séguin ou encore Pierre Moscovici. D'autres fréquentent les cabinets ministériels, comme Jacques Rigaudiat, conseiller social à Matignon. Enfin, certains ont rejoint le monde de l'entreprise ou celui des organismes publics ou parapublics. Gilles Johanet a pris la tête de la Cnam. Après être passé par Air France, Denis Olivennes est secrétaire général du groupe Canal Plus.
Le va-et-vient entre cette institution et l'extérieur est permanent. Pour remplacer les partants, la Cour recrute de deux façons. À l'échelon d'auditeur, le plus bas dans la hiérarchie, elle puise parmi les majors de l'ENA, la Cour arrivant souvent en troisième position derrière le Conseil d'État et l'Inspection des finances. Après quelques années d'exercice, la jeune recrue pourra devenir conseiller référendaire, puis conseiller maître.
Mais, pour ces deux derniers grades, la Cour ouvre aussi ses portes à des personnalités dotées d'une certaine expérience, à l'instar de Rigaudiat, au tour extérieur.
Ancienne directrice de la Sécurité sociale, Rolande Ruellan a été nommée conseiller maître en 1993 par Simone Veil. En 1998, c'est Marianne Levy-Rosenwald qui déménage du Trésor pour rejoindre la Rue Cambon. Enfin, la Cour fait aussi appel à des fonctionnaires en mobilité. « La maison puise dans la botte de l'ENA, mais le monde entier est là sauf la botte ! » remarque un magistrat.
Son principal problème est en effet de parvenir à fidéliser ses jeunes énarques qui, après quatre années, s'en vont vers d'autres cieux et ne reviennent généralement pas.
En 1997, la Cour a revalorisé les primes de conseiller référendaire, mais en vain. Elle continue d'être un formidable tremplin pour l'extérieur.