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Enquête

LES RECETTES US POUR FIDELISER LES SALARIES VOLAGES

Enquête | publié le : 01.10.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud

Outre-Atlantique, et notamment sur la côte ouest, salaires attractifs, primes et stock-options ne suffisent plus pour faire venir ou pour retenir les meilleurs. Alors les entreprises rivalisent d'imagination afin d'offrir des « plus » sociaux, de la blanchisserie à la salle de sport en passant par la cafétéria végétarienne.

Un superbe dalmatien trône immobile au beau milieu d'un couloir de cette entreprise high-tech. Une statue ? Non, un animal tout ce qu'il y a de plus vivant, qui regarde son maître travailler. Un peu plus loin, un gros labrador somnole sur un coussin, aux pieds d'une jeune femme affairée sur son ordinateur. La scène se passe à San Rafael, en Californie, au nord de San Francisco, au siège d'Autodesk, l'un des leaders des logiciels pour le traitement de l'image. Au sein de cette société qui emploie plus de 3 000 personnes dans le monde entier, les animaux de compagnie sont les bienvenus et on en compte une centaine dans ces élégants bâtiments blancs, construits il y a trois ans. Tout est fait pour que leurs propriétaires se sentent bien. Des locaux aérés et confortables, un jardin parsemé de fleurs, doté d'un luxueux mobilier, chaises blanches et parasols bleu marine ; un barbecue qui s'active tous les vendredis midi pour les 900 collaborateurs ; une cantine qui propose des petits déjeuners énergétiques, des déjeuners à basses calories et même des dîners à emporter, exotiques ou sophistiqués, selon les goûts. Sans oublier la salle de gym, ouverte de 6 heures à 20 heures, pourvue d'un écran lumineux où défilent les cours de la Bourse. Une délicate attention de Carole Bartz, véritable coqueluche de la presse américaine, qui dirige ce fleuron de la nouvelle économie.

Si Autodesk est l'une des seules entreprises californiennes à accepter les amis à quatre pattes, elle a les mêmes préoccupations que la plupart des sociétés high-tech installées dans la Silicon Valley, toute proche : elle sort le grand jeu pour plaire à ses employés. Car, en Amérique en général, et en Californie en particulier, la forte croissance et le plein-emploi ont fait du salarié une denrée rare que l'on a du mal à recruter et à fidéliser. Et que l'on se fait souvent souffler par le voisin ou le concurrent. Les salaires très compétitifs, les stock-options pour tout le monde, les couvertures maladie et retraite très attractives, la possibilité de travailler chez soi n'empêchent pas Autodesk d'afficher un turnover proche de la moyenne régionale : « de 18 à 20 % », selon Lori Fukui, benefits manager, c'est-à-dire, « responsable des avantages sociaux » à la DRH. « Le marché est très tendu, surtout dans la région de San Francisco, confirme Philippe Coste, responsable du poste d'expansion économique (PEE) de l'ambassade de France pour la Californie. Arriver à stabiliser le turnover à 15 % devient un exploit. Dans certaines start-ups, il avoisine plutôt 50 %. »

Le cauchemar des recruteurs : les démissionnaires en série

Alors que ce phénomène ne fait que s'amorcer en France, et encore dans quelques secteurs seulement, il touche toute l'économie américaine, particulièrement sur la côte ouest. Ceux que la presse nomme serial quitters, les démissionnaires en série, ou job hoppers, littéralement les « butineurs de postes », sont devenus le cauchemar des recruteurs. Ainsi, Jerry, un informaticien de 32 ans, est passé par neuf start-ups californiennes depuis la fin de ses études. « Si nous ne changez pas d'employeur au bout de dix-huit mois, vous passez pour un toquard. Votre cote sur le marché baisse », raconte-t-il. Et l'ancienne économie n'est plus épargnée. À Rosemead, dans la banlieue de Los Angeles, au siège du géant de l'électricité Edison, Susan Johnson, chargée du recrutement, a toutes les peines du monde à pourvoir les postes qualifiés depuis trois ans. « Et lorsque vous trouvez enfin quelqu'un, vous pouvez vous estimer heureux s'il reste plusieurs années ! »

Directeur d'un cabinet de recrutement de cadres dirigeants installé dans la très résidentielle ville de Palm Springs, Ty Hawkins rencontre « des candidats qui reçoivent 10 à 20 propositions par semaine ». Pour Philippe Coste, du PEE, cet « extraordinaire appel de main-d'œuvre qualifiée a des effets en cascade dans la construction, les travaux publics, les services ». « Les emplois peu payés n'attirent plus. » Dans les rues de San Francisco, les affichettes help wanted (« on recherche main-d'œuvre ») fleurissent sur les vitrines des boutiques et des restaurants. John Dunlap, président des restaurateurs californiens, confirme la tendance. Dans les fast-foods, chaque poste change de titulaire en moyenne tous les six mois. À la sortie de San Jose, capitale de la Silicon Valley, un grand panneau de la chaîne In-N-Out Burger annonce un salaire horaire de 9 dollars, alors que le smic est à 5,75 dollars.

Pour stopper l'hémorragie, augmentations de salaire et primes ne suffisent plus. Qu'elles soient grandes ou petites, les entreprises concoctent de vraies stratégies pour attirer, retenir et fidéliser leurs collaborateurs. Tactique numéro un des recruteurs, il faut séduire partout, sur les campus des facultés, dans le cadre des forums sur l'emploi, chez les chasseurs de têtes et sur les sites Internet, où figurent dates et lieux des campagnes de recrutement, profils recherchés, adresse électronique de la direction des ressources humaines, conseils pour bien présenter son CV et bien répondre aux entretiens d'embauche. Les sociétés qui vont faire leur marché dans les universités n'hésitent pas à proposer de rembourser les frais de scolarité, à offrir des packages de plus en plus solides, alliant salaire, couverture sociale et avantages divers. Codirectrice du bureau de placement de l'Anderson School, l'école de management de la faculté d'Ucla, à Los Angeles, Mary Albright-Smith indique que les recruteurs remboursent une année d'études, soit environ 200 000 francs, voire deux années, aux jeunes titulaires de MBA, à qui l'on propose aujourd'hui un salaire de départ de plus de 80 000 dollars annuels (550 000 francs) contre 60 000 il y a cinq ans. Dans le genre, l'une des dernières trouvailles est l'exploding offer, l'offre qui se désintègre. En clair, le candidat a quelques jours pour accepter les conditions d'embauche, sinon elles deviennent moins favorables, certains avantages disparaissant même complètement…

Les stock-options détrônées

Jusqu'à l'an dernier, l'arme absolue pour recruter était l'attribution de stock-options. Mais avec la correction boursière du début de l'année, un nouvel outil s'est développé : la prime à l'embauche. « Les gens veulent avoir du cash », remarque David Lewin, professeur de relations humaines et du comportement de l'organisation à l'Anderson School. Selon lui, en l'espace de dix ans, ces primes sont passées pour un bachelier avec une spécialité pointue de 7 000 à 70 000 francs. Pour un MBA, en cinq ans, les signing bonus ont grimpé en flèche de 70 000 à près de 250 000 francs. Quant aux professionnels confirmés, ils peuvent obtenir plusieurs centaines de milliers de dollars, sans aucun engagement envers l'entreprise. « Depuis dix ans, beaucoup de procès confirment que, légalement, les entreprises ne peuvent pas forcer les gens à rester », explique le professeur Lewin. Pour les entreprises de la côte ouest qui vont débaucher sur la côte est, cette carotte s'appelle une « relocation ». Elle consiste en général en une prime coquette, parfois une voiture de luxe, mais toujours un déménagement payé rubis sur l'ongle, tandis qu'une société spécialisée se charge de vendre l'ancienne résidence du cadre, de prospecter pour l'achat de la nouvelle et de toutes les tâches ingrates comme l'abonnement au téléphone. Le chasseur de têtes Ty Hawkins raconte même qu'un directeur financier « relocalisé » a négocié que sa nouvelle entreprise lui offre une maison dans un country club. Dernière prime très en vogue pour le recrutement, le referent bonus, une gratification qui se monte souvent à quelques milliers de dollars attribuée à un salarié qui aura permis une embauche. Des géants comme Cisco aux plus petites start-ups de la Silicon Valley, tous les employeurs font marcher à fond les réseaux.

Si les entrepreneurs de la nouvelle économie continuent d'attirer les talents avec des stock-options, ils sont contraints d'offrir en plus, comme dans les entreprises traditionnelles, une bonne couverture sociale. Désormais, les grands noms de la Silicon Valley concentrés entre San Jose et Santa Clara – les Intel, 3Com, Cisco ou autres Oracle – proposent des couvertures maladie, retraite, invalidité, des plans d'épargne et des formations très compétitifs. Selon David Lewin, de l'Anderson School, au cours des années 90, les avantages en sus du salaire ont augmenté de 2 à 3 % par an. Et les DRH rivalisent d'imagination pour trouver des petits plus sociaux qui feront la différence. Par exemple une prime en cas d'adoption (17 000 francs chez Hewlett-Packard, 31 000 chez Autodesk) ou des congés sabbatiques payés (huit semaines tous les sept ans chez Intel, quatre semaines tous les quatre ans chez 3Com).

Lauriers-roses, eucalyptus et palmiers

Autre aspect de cette surenchère, les stars du high-tech dépensent des sommes astronomiques pour abriter leurs salariés. Architecture néoclassique pour Cisco, bardage métallique et harmonie de gris pour 3Com, verre et revêtement blanc pour Intel, cubes bleu nuit pour Oracle, et tous sont installés sur de grands terrains ornés de pelouses, de lauriers-roses, d'eucalyptus ou de palmiers. À San Jose, l'un des campus – l'expression consacrée pour désigner ces sites – les plus spectaculaires est celui de Novell, cinquième plus gros constructeur de logiciels, dont le complexe couleur terre de Sienne, ouvert il y a moins de deux ans, a coûté 130 millions de dollars. Pourquoi une telle dépense dans une région où, de tradition, les bureaux étaient modestes et les bâtiments sans âme ? « Pour être compétitif sur un marché de l'emploi extrêmement tendu », répond Novell qui, à l'instar de la concurrence, a ouvert salle de gym, terrains de tennis, de volley ou de basket, bar et restaurant gourmet. Les campus étoffent sans cesse la gamme des services destinés à faciliter la vie des salariés : banque, cordonnerie, agence de voyages, blanchisserie qui livre le linge au bureau du salarié. Sans compter les médecins, dentistes, masseurs et acupuncteurs… Et les concierges chargés de promener les chiens, d'envoyer des bouquets de fleurs, de faire des réservations de places de théâtre, d'écrire des cartes de nouvel an. Chez Oracle, on peut faire réparer sa voiture sur place.

« De plus en plus, les salariés arrivent à bénéficier des avantages et des services que développent les comités d'entreprise en France. Les employeurs américains investissent dans l'environnement du travail et le social. C'est une tendance lourde qui s'est renforcée au cours des deux dernières années », résume Philippe Coste, chef du PEE de Californie. Mais qu'on ne s'y trompe pas : un tel luxe est aussi déployé pour que les salariés travaillent le plus possible. Dans la Silicon Valley, les journées de travail sont en moyenne de dix à douze heures avec, au plus, deux semaines de congés payés… Le P-DG de Novell aurait d'ailleurs dit à ses architectes : « Concevez le campus de telle sorte que les gens n'aient pas envie de rentrer chez eux ! »

À défaut de pouvoir mobiliser autant d'argent, les PME jouent sur la convivialité. DRH de Pinnacle Systems, une société informatique spécialisée dans le montage et la manipulation vidéo, qui emploie près de 1 000 personnes dont 300 au siège de Mountain View, près de San Jose, Dana Lanier marque depuis l'an dernier chaque anniversaire d'un ballon « meilleurs vœux » accroché au bureau du salarié et d'une carte signée par tous ses collègues. Aux plus méritants, elle offre des primes de 1 500 francs accompagnées d'un mot de remerciement écrit de la main du patron. Mêmes efforts chez Dionex, spécialiste californien des services liés à la chromatographie (800 salariés dans le monde, dont 400 au siège de Sunnyvale) : tout au long de l'été, un glacier ambulant installé par la société a distribué gratuitement des cornets de glace aux salariés. La DRH Toni Smith vient aussi de s'adjoindre les services d'un formateur qui va apprendre aux managers « à motiver leurs collaborateurs et à leur dire merci pour leur travail ».

Qu'est-ce qui fait courir les générations X et Y ?

Ils sont nés à la fin des années 60, ont grandi avec la télévision et l'ordinateur et se comportent d'une manière étrange pour les sociologues, recruteurs et employeurs. On l'appelle la « X generation », la génération sans nom. Zappeurs, ils passent d'un travail à un autre sans remords, négocient de gros salaires et se fichent des conventions. Ils sont prêts à travailler sept jour sur sept, mais refusent de porter la cravate. Eric Greenberg, directeur des études à l'American Management Association (AMA), est formel : « Lors des entretiens d'embauche, ils vous posent toujours la même question : “Avez-vous un code vestimentaire ?” Si vous répondez oui, vous n'avez aucune chance de les faire venir. »

« Ils sont impatients, veulent que tout aille vite. Leur seuil de tolérance est très bas », renchérit John Mulholland, de la DRH du groupe d'électricité Edison, pour qui ces jeunes ne font « aucune allégeance à l'entreprise ». « Leur seule allégeance, c'est à eux-mêmes, à leur travail et à leur passion. Lorsqu'ils s'ennuient, ils partent. »

Pourquoi ce manque de fidélité à l'entreprise ? Sans doute parce que leurs parents ont été victimes des dégraissages massifs des années 80 et 90. Du coup, analyse David Lewin, professeur de ressources humaines à l'Anderson School de Los Angeles, « ces jeunes sont allés à l'école avec l'idée qu'il fallait acquérir des compétences de façon à ne pas dépendre d'une seule entre prise ». Mais, depuis peu, une nouvelle population, baptisée la « Y generation », arrive sur le marché du travail. Plus individualiste, plus exigeante au regard du plein-emploi, davantage focalisée sur les nouvelles technologies et le Web. C'est, selon un recruteur, « une génération qui n'enverra jamais son CV que sur Internet ». « Et pour cause : elle ne sait pas ce que veut dire coller un timbre sur une enveloppe ! »

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud