Les candidats se faisant prier, les entreprises doivent ratisser plus large. Du coup, certaines puisent dans le vivier des chômeurs de longue durée, des jeunes non qualifiés et des RMIstes, qu'elles délaissaient auparavant. Pour ce faire, elles nouent des partenariats avec l'intérim, les groupements d'employeurs ou les associations d'insertion.
C'est un luxueux quatre-étoiles situé entre Nice et Menton, avec vue imprenable sur le rocher de Monaco. Un endroit de rêve qui a un seul point faible : l'hôtel n'est desservi par aucun transport en commun. Pas de quoi décourager une clientèle fortunée. Mais, pour trouver du personnel, cette carence est un véritable handicap. La preuve, à l'approche d'une saison touristique prometteuse, la direction a rencontré les plus grandes difficultés pour embaucher sept femmes de chambre. « En quelques mois, la situation s'est complètement inversée. Auparavant, les employeurs n'avaient que l'embarras du choix. Aujourd'hui, l'absence de moyens de transport est devenue un obstacle au recrutement », confirme Frédéric Bettini, responsable au sein de l'association d'insertion Actes.
Avec l'embellie économique, la main-d'œuvre hôtelière, expérimentée et qualifiée, s'est raréfiée. Devant une offre d'emploi, les candidats pèsent désormais le pour et le contre. Pas assez bien payé, trop dur, trop loin… Même pour un poste de femme de chambre, les postulantes peuvent se faire désirer. Alors, dans l'urgence, la direction du Vista Palace de Roquebrune a fait les yeux doux aux acteurs locaux de l'insertion et en particulier à l'association Actes. Disparus les critères de diplôme, d'âge ou d'apparence, ce sont des chômeuses de longue durée et d'anciennes allocataires du RMI, des femmes de tous âges et de toutes origines qui nettoient les chambres. La question du transport a été résolue simplement puisque la navette de l'hôtel ordinairement réservée à la clientèle effectue désormais le ramassage des nouvelles recrues. « Il suffisait d'y penser, précise Frédéric Bettini. Mais cela faisait longtemps que les entreprises n'avaient pas été amenées à se poser des questions. Elles sont aujourd'hui beaucoup plus réceptives. »
Dans les secteurs traditionnellement abonnés aux difficultés de recrutement, comme le bâtiment, les travaux publics, la restauration, la mécanique, la propreté, les métiers de bouche ou les transports, les employeurs tirent carrément la langue. Pourtant, le plein-emploi n'y est pas encore atteint. Dans le BTP, les fichiers de l'ANPE comptent toujours 170 000 inscrits. Mais ces personnes restées sur le bas-côté ne correspondent pas au candidat idéal. Pas de formation, trop de périodes de chômage, pas assez d'expérience, trop âgées, sans compter les barrières ethniques. La Dares, service chargé des études et des statistiques au ministère de l'Emploi, a analysé la façon dont ces freins à l'embauche ont été levés au cours des dernières années. La reprise a, dans un premier temps, surtout profité aux personnes les plus « employables », c'est-à-dire aux demandeurs d'emploi possédant une qualification et ayant connu une période de chômage de courte durée. Par effet de cascade, les qualifiés, mais en chômage de plus ou moins longue durée, en ont ensuite bénéficié. Actuellement, les réservoirs de personnel se déplacent vers les exclus de longue date du marché du travail.
Par voie de contrainte, les entreprises doivent apprendre à recruter autrement. Le Conseil national de l'insertion par l'activité économique constate une nette augmentation des partenariats entre les acteurs de l'insertion et les branches professionnelles pour l'accueil de chômeurs de longueur durée ou d'allocataires du RMI. Les grands groupes n'y échappent pas. Après des années sombres, le bassin de Sochaux reprend des couleurs. Des carnets de commandes pour la 607 et la nouvelle version de la 306 bien remplis, et voilà qu'un mastodonte de l'automobile comme Peugeot-Citroën appelle l'État et la région Franche-Comté à son secours. Le nombre de demandeurs d'emploi (inscrits en catégorie 1, c'est-à-dire disponibles et cherchant un emploi à temps plein) a baissé de 21 % entre mars 1999 et mars 2000. Comme la plupart des demandeurs d'emploi ne possédaient pas les qualifications requises par l'entreprise, une convention a été signée pour former 1 millier de jeunes de moins de 30 ans aux métiers de l'automobile.
Les professionnels de l'intérim ont été les premiers à anticiper la pénurie de main-d'œuvre qualifiée. Leur rôle ne se limite plus, en effet, à amortir la flexibilité de leurs clients. Intervenants spécialisés à la fois dans le recrutement et dans l'insertion, les entreprises de travail temporaire constituent des viviers de main-d'œuvre recherchés. Pour 10 emplois de soudeurs en Lorraine, Manpower a pris le parti de former des personnes sans aucune expérience et restées parfois longtemps sans travailler. Au siège de Manpower, Chantal Bezard-Falgas, responsable du département formation, s'est fixé pour objectif d'accueillir cette année 3 000 jeunes en formation, contre 2000 l'an dernier. Afin de limiter les abandons en cours de route, deux tuteurs encadrent chaque recrue, le premier dans l'entreprise d'accueil, l'autre dans l'agence d'intérim pour la prise en charge de tous ses problèmes sociaux. Le nombre de contrats en alternance progresse ainsi chaque année : 1798 en 1998, 1993 en 1999 et, pour les quatre premiers mois de 2000, 1 652 contrats ont déjà été conclus. Ces opérations lourdes et longues sont un métier nouveau pour l'intérim. Les dispositifs conjuguent des actions de resocialisation, de préqualification, de qualification et d'adaptation aux postes. « Il n'est pas possible de raisonner à court terme, mais plutôt à l'horizon d'un an. Ce type de recrutement se travaille longtemps à l'avance », précise Marianne Pointillard, déléguée formation de Manpower en Picardie-Champagne-Ardenne.
Le bâtiment fait lui aussi figure de pionnier. Comme les PME y sont très nombreuses, les employeurs ont plus souvent qu'ailleurs opté pour la solution des groupements d'employeurs pour l'insertion et la qualification (Geiq). Sur les 82 structures qui existent au niveau national, 45 sont spécialisées dans la construction. Michel Ribière, chef d'une entreprise de 100 salariés, est un vieil adepte de la formule. Lorsqu'il crée un premier Geiq à Vienne, dans l'Isère, les autres entrepreneurs du BTP ne se bousculent guère pour y adhérer. On est en 1995 et le secteur du BTP traverse une crise profonde. Repliées sur elles-mêmes, les entreprises ne songent ni à embaucher ni à former. « Aujourd'hui, nous avons des besoins et c'est le creux complet », regrette Michel Ribière. Les jeunes passés par les écoles de la profession tirent leur épingle du jeu. Les élèves du lycée technique d'Égletons, dans le Limousin, un des plus renommés, sont « réservés » par des entreprises dès leur inscription, parfois trois années avant l'obtention de leur diplôme. Et un jeune conducteur de travaux pourra percevoir dès sa sortie de l'école une rémunération comprise entre 18 000 et 25 000 francs. « Par la force des choses, les autres entrepreneurs ont fini par se rallier au Geiq, qui réunit maintenant 45 sociétés », souligne Michel Ribière. Avec 71 % de réussite à la fin des contrats de qualification dans l'ensemble des Geiq du bâtiment, la formule est parvenue à réconcilier certains employeurs avec les formations en alternance.
Également confrontés à des difficultés de recrutement, d'autres secteurs s'y mettent. Des artisans fromagers parisiens envisagent ainsi de créer un tel groupement d'employeurs. Dans la région de Saint-Étienne, des sociétés de nettoyage ont franchi le cap. Le succès de leur Geiq dépasse leurs espérances. Le nombre d'entreprises adhérentes a doublé tandis que la proportion de salariés placés crève les plafonds. Le problème de ces entreprises était moins de remplir les stages de formation existants dans leur branche professionnelle que de conserver ensuite leur personnel. « Dans notre profession, le turnover peut atteindre jusqu'à 80 % », précise Claude Cannariato, président du Geiq 42 et patron de l'entreprise Verseaux. Avec les dispositifs traditionnels, 8 stagiaires sur 10 trouvaient un emploi, mais six mois plus tard 40 % d'entre eux avaient démissionné. « Faute de temps investi notamment dans l'intégration, la moitié des contrats étaient rompus, explique Jean-Luc Borgy, aujourd'hui coordinateur du Geiq de propreté 42. Le Geiq donne la possibilité de mutualiser des temps de qualification tout en permettant de fidéliser à des emplois à temps complet. »
Plus que d'autres, les personnes exclues, les jeunes en situation d'échec scolaire ou les chômeurs de longue durée exigent un encadrement très disponible pour réussir dans leur poste. « Les conditions d'accueil vont être déterminantes pour la suite », indique Olivier Jeanson, chargé de mission au sein de Transfer. Cette association bordelaise engagée dans la lutte contre l'exclusion professionnelle a développé une méthode originale (voir encadré ci-contre) qui a fait des émules à travers tout le territoire. Après avoir placé un ancien demandeur d'emploi, les équipes continuent d'être présentes durant toute la période d'essai pour garantir le succès de l'intégration. « L'employeur doit fixer un objectif clair à son salarié, lui indiquer comment il souhaite qu'il effectue son travail, lui signaler un autre salarié auprès de qui il peut solliciter des conseils pratiques, enfin, faire fréquemment le point avec lui durant la période d'essai », détaille Frédéric Bettini, de l'association Actes à Nice. Les entreprises ont tout intérêt à fidéliser aussi ces salariés.
Entre mars 1999 et mars 2000, dans le département des Alpes-Maritimes, la reprise d'activité des chômeurs de longue durée a progressé de 15 %. La moitié des allocataires du RMI bénéficient d'un contrat d'insertion. « Depuis trois mois, c'est la surchauffe, précise Frédéric Bettini, chacune de nos équipes peut mobiliser une dizaine d'offres d'emploi de qualité chaque semaine. À ce rythme, nous ne pourrons pas répondre à toute la demande. Notre principale difficulté va être de parvenir à toucher les personnes en situation de très grande exclusion. » Dans ce département, leur nombre est évalué à 10 000. Toute la question est de savoir si le retour progressif au plein-emploi profitera aussi à cette population-là.
Les entretiens d'embauche, le curriculum vitae, la lettre de motivation ? Ces outils classiques du recrutement, Transfer les a tout simplement éliminés. L'objectif de cette association bordelaise est de permettre à des exclus du marché du travail d'accéder directement à l'emploi durable. « Plutôt que de recourir à une sélection qui donne l'impression aux entreprises de réduire leur zone de doute, nous proposons une autre garantie contre l'incertitude. C'est l'intervention sur les offres et les demandes d'emploi. » Née en 1982 de l'initiative d'un juge pour enfants qui souhaitait des solutions concrètes pour des jeunes délinquants, la méthode « IOD » prend à revers toutes les politiques d'insertion.
Le parti pris de Transfer est de proclamer que chaque personne exprimant une demande d'emploi est employable. L'association va plutôt agir en direction des entreprises et de tous ses processus de sélectivité. « Il existe toujours quelque part à un poste de travail de première qualification la situation où la personne va être en mesure d'exprimer pleinement ses ressources, estime Olivier Jeanson. Il faut la provoquer en intervenant auprès de l'entreprise. » Alors que la demande des employeurs est majoritairement formulée en CDD, les équipes IOD cherchent systématiquement à obtenir un CDI, qui répond mieux à l'attente des demandeurs d'emploi. Deuxième règle, l'entreprise est amenée à préciser les tâches, les conditions de travail et les perspectives du poste plutôt que le profil du candidat en fonction duquel elle envisageait la sélection. Pour chaque poste, Transfer va présenter un candidat duquel l'équipe se porte garante auprès de l'entreprise ainsi sécurisée. Adoptée par des conseils régionaux, des plans locaux d'insertion, des organismes de formation, cette méthode a permis en 1998 à 5 300 personnes de retrouver un emploi.