logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

ENTREPRISES VOUS NE SAVEZ PLUS RECRUTER

Enquête | publié le : 01.10.2000 | Valérie Devillechabrolle

Après des années de vaches maigres, les candidats à l'embauche ont désormais l'embarras du choix. Du coup, les entreprises sont contraintes de revoir leurs exigences à la baisse, de recruter des femmes à des postes « masculins » et de faire jouer la promotion interne… Bref, beaucoup redécouvrent, mais un peu tard, la gestion du personnel.

Franchement, certains recruteurs ont de quoi s'arracher les cheveux ! Délégué général de la Fédération du bâtiment d'Ile-de-France, Philippe Rifaux avait fondé beaucoup d'espoir sur l'accord sectoriel passé avec l'ANPE, à l'automne dernier, afin de pourvoir les 2 000 à 3 000 emplois créés cette année en région parisienne. Las ! Alors qu'il épluche depuis six mois le fichier des 38 000 demandeurs d'emploi inscrits dans la filière bâtiment, seuls une soixantaine de postes ont trouvé preneur. « Si nous en embauchons quelques centaines, ce sera le bout du monde », se désole-t-il. Entre les chômeurs qui ne sont pas employables en l'état et ceux qui ne sont pas disponibles, le stock de candidats fond à vue d'œil.

La profession pensait pourtant avoir fait les efforts nécessaires pour redorer son blason : « Nos salaires réels – supérieurs en moyenne de 12 % aux minima interprofessionnels – ne sont pas ridicules, et nous avons doublé le nombre d'apprentis en dix ans », argumente le délégué général. Mais, pour combattre la pénurie de main-d'œuvre qualifiée, mal endémique du secteur qui s'est aggravé avec la reprise économique, cela ne suffit apparemment pas. Les entrepreneurs du bâtiment franciliens sont loin d'être les seuls à se plaindre. Depuis l'automne, de plus en plus de chefs d'entreprise indiquent rencontrer des difficultés de recrutement (voir graphique ci-contre). « Le changement a été très rapide, confirme Stéphane Rostand, DRH du groupe Malakoff. Alors que l'an passé nous proposions à des jeunes de niveau bac ou bac + 2 un CDD de six mois pour être gestionnaire d'assurances ou de retraites, nous sommes désormais contraints de les attirer avec un CDI, ce qui est plus difficile à gérer. »

Il ne faut cependant pas confondre pénurie de main-d'œuvre et difficultés de recrutement. Selon une enquête publiée en avril dans les Cahiers de l'Observatoire Adecco des rémunérationset réalisée à partir des 10 000 offres d'emplois d'intérimaires non pourvues en 1999, il ressort que, « sur 250 métiers étudiés, 20 (soit moins de 10 % d'entre eux) concentrent 43 % des commandes non honorées ». Vingt métiers « pénuriques » parmi lesquels on retrouve les incontournables métiers de bouche, d'ouvriers qualifiés du métal et du bâtiment et d'analystes- programmeurs. Un état des lieux qui permet à l'ancien commissaire au Plan, Jean-Baptiste de Foucauld, auteur d'un manifeste en faveur de l'emploi des exclus, d'affirmer que « même si on parvenait à remédier à ces difficultés réelles, le nombre de chômeurs ne diminuerait, lui, que de 10 % ». Avec 2,5 millions de demandeurs d'emploi recensés, la France est encore loin d'avoir épuisé ses réserves de main-d'œuvre.

Il faut répondre en 24 heures aux candidats !

L'explication des difficultés de recrutement se situe donc ailleurs. Pour beaucoup d'experts, les entreprises ne savent tout simplement plus embaucher. C'est, par exemple, l'avis d'Hugues Bertrand, directeur du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Cereq). Selon lui, « les entreprises souffrent d'une véritable accoutumance à la facilité de recrutement, après avoir, des années durant, roulé sur l'or du chômage de masse ». Pour Pascale Baratay-Lhorte, qui vient d'achever une étude sur le sujet pour l'association Entreprise et Personnel, « le recrutement est totalement déséquilibré entre une hypersélection en amont et des processus très défaillants en aval pour l'intégration et la fidélisation des salariés ». Résultat : quand apparaissent les premiers signes d'un retournement du marché de l'emploi, « les entreprises ont du mal à sortir de leurs vieilles lunes, en termes d'exigence et de sélection des candidats », souligne Jean-Marie Blanc, nouveau directeur de la délégation régionale Nord-Picardie de l'Agence pour l'emploi des cadres (Apec).

Toutes ne sont pas logées à la même enseigne. Celles qui possèdent une bonne image de marque passent entre les gouttes. « Pour le moment, nous tenons pratiquement tous nos objectifs de recrutement, même si cela prend un peu plus de temps », assure Jean Tanguy, directeur du développement des ressources humaines de PSA, qui continue de recevoir, bon an mal an, 20 000 curriculum vitae d'ingénieurs et de cadres. Pourtant, même ces stars du recrutement commencent à revoir leurs méthodes. La raison ? « Continuer d'attirer les meilleurs dans un contexte devenu très concurrentiel, répond Christine Moudry, chargée du recrutement des cadres d'EDF. Pour réussir à doubler en deux ans nos embauches de cadres, nous ne pouvons plus nous contenter de distribuer de la documentation dans les salons. » Conséquence : l'électricien hexagonal a mis en place une politique résolument offensive. Pour accroître le nombre de candidatures spontanées (passées de 25 000 à 40 000 en un an), l'entreprise publique mène une politique de communication appropriée dans les écoles, « y compris celles de province auxquelles nous ne pensions pas deux ans plus tôt », précise Georges Berlioz, l'un des 20 consultants internes de la cellule de recrutement d'EDF.

Autre priorité : la rapidité de réaction. « Aujourd'hui, nous sommes capables de faire une proposition d'embauche en deux semaines, voire moins en cas d'urgence, à comparer aux un à deux mois de délai précédents », se félicite Christine Moudry. « Pour les métiers les plus chauds », confirme Alain Chéenne, l'un des vice-présidents de Michael Page International, numéro un du recrutement de cadres, « l'entreprise doit désormais être capable de donner une réponse en vingt-quatre heures, car, de toute façon, au bout de trois jours, le candidat aura trouvé autre chose ».

Les recruteurs qui peinent à attirer des candidats doivent commencer par réfléchir à l'attrait des postes qu'ils proposent. « Ce n'est pas un hasard si les secteurs qui connaissent les plus fortes tensions sur le marché du travail sont aussi ceux qui ont été les plus durs avec leurs salariés en leur réservant des conditions de travail difficiles et des niveaux de rémunération faibles », souligne Hugues Bertrand. Bon exemple : la construction navale. Alors que les Chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire embauchent à tour de bras depuis deux ans pour construire les 10 paquebots de croisière en commande, les sous-traitants sont en pleine galère. « Les entreprises sous-traitantes qui emploient les trois quarts des effectifs ne peuvent pas attirer du monde en augmentant les salaires proposés, remarque Arnaud du Crest, directeur de l'Observatoire de l'emploi et de la formation dans les Pays de la Loire. Car, pour maintenir leur compétitivité, les Chantiers leur ont imposé de réduire leurs coûts de 30 % en cinq ans. »

Soudeuses à Saint-Nazaire

Pour contourner l'obstacle, les sous-traitants ont dû redoubler d'imagination. Notamment en embauchant des femmes, qui constituent l'essentiel des 20 % de demandeurs d'emploi du bassin de Saint-Nazaire, à des postes traditionnellement réservés aux hommes. Le sous-traitant SMCO a recruté ses treize premières tuyauteuses en fin d'année dernière. Depuis, d'autres entreprises l'ont imité, à commencer par Alstom, qui a recruté 12 soudeuses pour les Chantiers de l'Atlantique, tandis que Manpower vient de former en alternance sa première grutière. Saint-Nazaire n'est pas un cas isolé : en un an, le numéro deux de l'intérim en France a pratiquement multiplié par trois le nombre de femmes orientées vers des métiers « masculins ». « Pour les métiers de conducteurs de poids lourd ou de soudeurs, cela devient un réflexe », assure Chantal Bezard-Falgas, responsable du département formation de Manpower.

Autres signes d'un élargissement des critères de recrutement, le manque d'expérience professionnelle ou encore l'origine ethnique ne sont plus disqualifiants. « Alors que notre cœur de cible était jusqu'à maintenant les cadres âgés de 25 à 40 ans, les tensions du marché du travail vont nous inciter à élargir les bornes de part et d'autre, en direction des moins de trois ans d'expérience, voire des jeunes diplômés dans un premier temps, avant de nous tourner ensuite vers les plus âgés », assure Alain Chéenne (Michael Page). Pour assurer pendant dix-huit mois la formation au nouveau système informatique de 2 500 agents d'assurances du groupe Allianz, éparpillés dans toute la France, la Cegos, numéro un français du secteur, avait besoin de 30 formateurs. « Traditionnellement, on aurait pris des formateurs indépendants spécialistes en bureautique, explique François Elie, directeur de l'unité informatique. À défaut, on a puisé dans le vivier des jeunes diplômés à la tête bien faite mais inscrits dans des filières universitaires plus ou moins délaissées, comme la chimie ou la géographie, et nous les avons formés nous-mêmes pendant trois mois. » Un investissement payant. À la fin du contrat avec Allianz, la Cegos en avait recruté plus de la moitié en CDI.

Membre du nouvel Observatoire sur la discrimination raciale, Mouna Viprey, chercheuse à l'Ires, prédit que « la discrimination raciale sera l'un des premiers verrous à sauter lorsque les difficultés de recrutement s'amplifieront ». Le constructeur Peugeot, qui ne comptait pratiquement pas de jeunes d'origine étrangère dans ses usines, a monté en 1999 une opération de formation en alternance avec le groupe d'intérim Adia destinée à attirer des jeunes à des postes de garnisseurs de sièges et de câbleurs. Faire évoluer l'attitude des recruteurs à l'égard des jeunes d'origine étrangère, de ceux qui sont en situation d'échec scolaire ou des chômeurs de longue durée n'est pas une mince affaire. « Faire bouger la représentation des entreprises sur les profils à embaucher reste un problème complexe que l'on surmonte en faisant du cas par cas », estime Gérard Coulon, délégué à la formation professionnelle au conseil régional de Franche-Comté.

Nécessité faisant loi, les entreprises changent leurs habitudes. Certaines redécouvrent les avantages de la promotion interne. Spécialisée dans la fabrication de pompes hydrauliques de transmission automobile, l'usine Delphi de Strasbourg a été contrainte de recourir à la formation interne accélérée dans la perspective de l'accroissement de la production, prévu pour cette rentrée. « Lancée à la fin de l'année 1999, une campagne de recrutement par voie d'annonce pour trouver une trentaine d'usineurs qualifiés n'a rien donné. Ou plutôt si : après avoir ratissé dans 15 départements jusqu'au Massif central, nous avons réalisé une seule embauche, en promettant la prise en charge des frais de déménagement et d'aide à la recherche d'emploi du conjoint », raconte Philippe Arnaud, DRH de l'usine. L'entreprise strasbourgeoise a donc changé son fusil d'épaule en élaborant un plan de formation de dix à douze semaines destiné à une trentaine d'opérateurs en assemblage, sélectionnés parmi une soixantaine de volontaires de l'usine. Coût de l'opération ? « 2,5 millions de francs, qui se décomposent en 1,3 million de francs de maintien des salaires et 1,2 million de francs de coûts pédagogiques, pour lesquels nous avons obtenu une contribution financière de 830 000 francs de la part des industries de la métallurgie », détaille le DRH de Delphi, qui met en avant les multiples retours sur investissement de l'opération en termes d'outil de motivation et de promotion des personnels. Moyennant la signature d'une clause de dédit formation valable deux ans, les heureux promus ont obtenu au passage une belle augmentation de salaire.

Fidéliser les salariés en place est également une excellente façon de pallier les difficultés de recrutement. Pour Jean-Michel Rale, DRH de Cap Gemini, « c'est même la première chose à faire quand on est confronté à un assèchement des sources de recrutement, comme dans l'informatique ». La maîtrise du turnover, qui frôle les 20 % dans la profession, fait dorénavant partie des objectifs prioritaires du management de Cap Gemini, « ce qui passe par un management actif, présent et soucieux des salariés et du développement de leurs compétences », préconise Jean- Michel Rale. Parallèlement, ce dernier vient de transformer le slogan anglais de sa société « employer of choice » en un « employer of choices », selon lui plus prometteur. « Tout est dans les qui montre que nous sommes capables de faire progresser nos salariés en leur offrant des opportunités. »

Finies les politiques élitistes des viviers

De plus en plus d'entreprises remettent aussi en question une politique souvent trop élitiste dans la gestion des cadres. « Elles ont compris qu'à force de concentrer tous leurs efforts sur leurs 20 % de hauts potentiels elles risquaient de désespérer les 80 % restants. Un gâchis qu'elles ne pourront plus se permettre avec la pénurie de cadres prévue à partir de 2003 », indique Hughes Roy, consultant associé chez Arthur Andersen. Danone ou Renault souhaitent ainsi ouvrir à la quasi-totalité d'une promotion de cadres les dispositifs jusque-là réservés aux jeunes talents. Depuis l'automne dernier, Renault a sérieusement étoffé le parcours d'intégration qu'il offre à l'ensemble des 800 à 1 000 ingénieurs et cadres recrutés dans l'année, indépendamment des stages propres à chaque métier. Il y avait urgence : en deux ans, la proportion des désistements chez les jeunes cadres pressentis pour intégrer le groupe a doublé. Au terme d'un an de présence, le constructeur organise un séminaire avec un menu copieux : apprentissage du travail en matriciel, pilotage des priorités et optimisation des relations avec la hiérarchie. Au bout de dix-huit mois, un autre séminaire vise à permettre à ces jeunes cadres de s'entretenir directement avec les dirigeants de Renault. Ce parcours d'intégration peut être complété par deux autres dispositifs : le premier, ouvert à 80 % des cadres âgés de 30 à 32 ans, leur permettra de faire le point sur leur place dans la réflexion stratégique de l'entreprise. Un second bilan interviendra entre 34 et 40 ans pour aider 40 % des managers à découvrir de nouveaux horizons.

Pour Hubert Lhoste, président du cabinet de recrutement Mercuri Urval, la fidélisation des salariés passe par l'organisation de ce type de parcours : « Les entreprises vont devoir concrétiser tous leurs beaux discours sur les compétences, l'autonomie, le développement personnel. » Un changement d'attitude que Pierre Hurstel, DRH du cabinet d'audit Ernst & Young, a récemment admis à demi-mot en présentant sa nouvelle politique de développement des ressources humaines, intitulée « Grandir ensemble ». « Maintenant, c'est pour de vrai », indiquait-il, avec l'espoir de voir diminuer un turnover supérieur à 20 %.

La nouveauté de ces programmes d'accompagnement tient à ce qu'ils ne sont plus l'apanage des cadres. Des intérimaires et des saisonniers commencent à en bénéficier. Chez Adia, les intérimaires les plus fidèles se voient désormais proposer un entretien bilan-action, « pour faire le point sur leurs compétences, leur projet, leur relation avec Adia », précise Nathalie Bournoville, DRH du numéro quatre de l'intérim français. « Cela nous a permis de nous apercevoir que certains salariés compétents sur des missions de manutentionnaires ne pouvaient progresser, faute de maîtriser les savoirs de base. » Une action expérimentale de lutte contre l'illettrisme est d'ailleurs en cours dans le Midi de la France. Même les producteurs de fruits et légumes de Marmande, dans le Lot-et-Garonne, ont décidé de créer un groupement d'employeurs, avec l'espoir de stabiliser des saisonniers de plus en plus instables. « En enchaînant le ramassage des fraises au printemps, les vendanges en juillet et la cueillette des pommes jusqu'en janvier, nous pouvons leur assurer de huit à dix mois de travail dans l'année », estime Monique Julliot, qui a pris la direction du groupement au printemps dernier.

Cette débauche d'initiatives rend Philippe Maillet, coauteur de l'étude d'Adecco sur les « métiers pénuriques », relativement optimiste. « Les entreprises, affirme-t-il, vont être contraintes de reprofessionnaliser leur gestion du personnel de la même façon que la mondialisation a obligé la France à moderniser son appareil productif dans les années 80. » Dans ce nouveau contexte, « il sera nécessaire de repenser notre rôle d'intermédiaire du marché de l'emploi », pronostique-t-il. De Michael Page à Adecco en passant par la Cegos et Arthur Andersen, tous se positionnent déjà dans la perspective des pénuries de main-d'œuvre à venir. Car, pour eux, une chose est sûre : recrutement et formation vont devenir une affaire de spécialistes…

Legrand, le bon élève

« Recruter c'est bien, mais cela ne peut pas être isolé d'une politique globale de ressources humaines. » DRH de Legrand, premier constructeur de petit équipement électrique, François Frugier n'a pas attendu l'apparition des premières tensions sur le marché de l'emploi, pour faire flèche de tout bois. « Dès 1993, nous étions convaincus que la crise passerait et que tout le monde se retrouverait à recruter en même temps. » C'est donc en pleine récession que Legrand a lancé d'astucieux partenariats avec les lycées professionnels de la région limousine afin de subvenir à ses futurs besoins d'ouvriers. Non seulement l'entreprise de Limoges accueille 150 jeunes en apprentissage ou en alternance chaque année, mais les professeurs de lycée ont la possibilité de se former aux dernières techniques de fabrication en vigueur. François Frugier peut aussi compter sur la promotion qualifiante d'ouvriers embauchés il y a quinze ou vingt ans.

« Nous construisons nos plans de formation à partir de l'inventaire des compétences et des savoir-être nécessaires, un outil mis en œuvre il y a dix ans. » De la même façon, plus d'un tiers des postes de cadres sont pourvus grâce à des promotions internes.

Un objectif que le DRH aimerait élever à 50 % d'ici deux à trois ans. « Une bonne vision stratégique combinée à l'exploitation systématique des souhaits d'évolution recueillis lors des entretiens annuels nous permet de développer cette mobilité interne. » Pour affiner cette stratégie, Legrand prépare un « plan stratégique RH à moyen terme ». « Un outil qui devrait nous donner une meilleure vision de nos besoins à cinq ans. Par filières et par niveaux. »

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle