Occultées par les directions, complexes à prouver, peu documentées, les discriminations à l’égard de syndicalistes sont difficiles à cerner. Mais tandis que le contentieux s’accroît, les accords sur le droit syndical se multiplient dans les entreprises.
Vanessa Jereb peut se féliciter du chemin parcouru. En dix ans, la section syndicale qu’elle a créée chez SFR est devenue la troisième organisation de l’opérateur de téléphonie mobile, malgré les nombreuses contestations dont elle a fait l’objet. Mais elle en a payé le prix. Car, du jour au lendemain, cette jeune femme, employée à la direction de la communication, est devenue infréquentable. « La direction a déménagé mon bureau et m’a retiré mes fonctions. Je me suis retrouvée à travailler dans le local syndical situé au Cnit. J’étais la seule élue dont le poste de travail n’était pas installé dans la tour SFR. » Une situation qu’elle a subie pendant trois ans, au cours desquels le directeur des relations sociales tente de la convaincre de partir. De guerre lasse, la responsable syndicale a saisi la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde), qui a écrit à l’entreprise. « Le DRH m’a indiqué qu’il n’était pas au courant. Quelques jours plus tard, j’avais un nouveau poste et une réévaluation de salaire. »
Le contentieux sur la discrimination syndicale fourmille de cas similaires. Le groupe PSA Peugeot Citroën a été le premier à devoir en répondre devant les prud’hommes de Paris en 1995 (voir l’encadré page 38). Malgré de nombreuses condamnations suivies de la signature d’un accord de droit syndical en juin 2001, le contentieux n’est pas éteint. En mars dernier, la SA Peugeot Citroën Automobiles a été condamnée par la cour d’appel de Versailles à verser 50 000 euros de dommages et intérêts à un militant de SUD Auto, « en réparation des préjudices consécutifs à la discrimination syndicale ». D’autres fleurons de l’industrie française ont également été épinglés par la justice. C’est le cas de Dassault Aviation, d’ERDF et de GRDF, de Sagem (groupe Safran), de Sollac Méditerranée (groupe ArcelorMittal) ou encore d’Alcatel-Lucent. Mais le phénomène ne se cantonne pas à l’industrie. Niklas Vasseux, représentant CFDT à l’Inspection du travail parisienne, indique que son administration reçoit un grand nombre de plaintes de la part de syndicalistes dans les SSII, les start-up, les entreprises de commerce en ligne et les hôtels-cafés-restaurants.
« La multiplication des contentieux est plutôt le reflet d’une évolution des mentalités chez les syndicalistes, observe Emmanuelle Boussard-Verrecchia, avocate spécialisée dans ce type d’affaires. Ils tolèrent moins les discriminations depuis qu’ils ont compris que la loi leur donnait des outils pour s’y opposer. » Didier Gélot, animateur de l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales, ajoute que « le sujet est largement occulté par les entreprises et difficilement pris en compte par les confédérations syndicales. Les premières ne souhaitent pas abîmer leur image sociale.Quant aux responsables syndicaux, plus ils sont éloignés de l’entreprise, plus il leur est difficile de répondre à des situations de discrimination dont la réalité est souvent très complexe à prouver ». Pas d’étude de référence. Créé à l’automne 2012, cet observatoire rassemble des organisations syndicales (CGT, FO, CFTC, Solidaires, FSU, Syndicat des avocats de France), des sociologues, des universitaires et des juristes du travail sous l’égide de la Fondation Copernic. Il s’est donné pour objet de « dresser un état des lieux d’un phénomène occulté et insuffisamment documenté ». Car, pour le moment, les données manquent à l’appel. La Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail ne dispose d’aucune étude de référence. « Nous attendons les résultats de plusieurs enquêtes, indique une chargée d’étude. Jusqu’ici, les syndicats ne nous demandaient rien. » Les seules données tangibles disponibles concernent les demandes de licenciement de salariés protégés reçues par les inspecteurs du travail. En 2004, dernière année de compilation et de publication par l’Insee, 12 145 salariés protégés ont fait l’objet d’une demande d’autorisation de licenciement, dont 7 900 pour motif économique et un peu plus de 4 100 pour les autres motifs. Parmi ces dernières demandes, 14 % sont justifiées par un motif disciplinaire. Mais ces chiffres ne permettent pas de préciser la notion de « discrimination syndicale ». De plus, ils manquent de fiabilité car ils ne sont pas systématiquement collectés et la Dares ne les publie plus aujourd’hui.
Plusieurs enquêtes d’opinion fournissent toutefois des élément sur le phénomène. Le sondage TNS Sofres paru en juin 2013 pour le compte de l’association Dialogues indique que 36 % des salariés ne se syndiquent pas par peur des représailles. Un baromètre Ifop publié en décembre 2012 relève que 34 % des salariés du secteur privé estiment qu’être syndiqué est plutôt un inconvénient. Enfin, en 2011, un sondage de CSA pour la Halde rapporte que, selon près de 30 % des salariés du privé, le fait d’être syndiqué est un handicap à l’embauche dans leur entreprise.
Un tiers des salariés estimait également que l’adhésion syndicale constituait le principal critère de discrimination en matière de promotion. Enseignant-chercheur à l’École d’économie de Paris, Thomas Breda a publié une thèse en 2004 sur le thème de la négociation collective. En utilisant les données de l’enquête Reponse (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) de l’Insee, il estimait que les délégués syndicaux étaient payés environ 10 % de moins que leurs collègues non syndiqués. « Les plus combatifs sont pénalisés pour les coûts qu’ils font subir à leur employeur, analysait-il. Ajoutant que les délégués FO ont un salaire à peu près identique à celui des non-syndiqués. Leurs homologues de la CFDT toucheraient environ 10 % de moins et ceux de la CGT auraient 20 % de moins… » Et de conclure que « les employeurs font payer aux délégués les plus combatifs leur manque de coopération ». Aujourd’hui, le chercheur estime néanmoins que les écarts ont dû se réduire grâce aux actions en justice et aux accords de droit syndical négociés dans les grandes entreprises.
La pugnacité au prix fort. Coordinateur CGT chez Dassault Aviation, Alain Prévost est convaincu que la pugnacité syndicale peut se payer au prix fort, citant l’exemple de Claudio Calfuquir, un militant cégétiste qui travaillait sur le site du Bourget et comptait se présenter aux élections professionnelles de 2014. Mais il réclamait aussi l’application des accords de groupe en matière de récupération et de rémunération complémentaire sur ce site d’une soixantaine de personnes chargées de la maintenance des avions Falcon. « Il a été licencié en avril 2013 pour retards injustifiés alors qu’il n’avait pas d’astreinte de pointage et qu’il n’a jamais été absent. Nous le soutenons devant les prud’hommes pour demander sa réintégration. Mais si l’employeur gagne, plus personne ne voudra prendre de responsabilités syndicales là-bas », estime Alain Prévost.
« Défendre et protéger les militants de terrain, c’est défendre l’activité syndicale dans son ensemble », confirme François Clerc, permanent à la Fédération CGT de la métallurgie. Depuis une quinzaine d’années, la « méthode Clerc », qu’il a mise au point pour évaluer et réparer les discriminations de nature salariale dont pourraient faire l’objet certains syndicalistes, a fait la preuve de son efficacité (voir l’encadré ci-contre). Mais elle ne peut traiter qu’une partie de la question. Pour pouvoir valablement comparer sa situation avec celle d’autres personnes, un syndicaliste d’une grosse entreprise aura plus de facilités que son camarade d’une PME. « L’échantillon doit être important et l’effectif stable. En cas de panel plus réduit, celui-ci doit être représentatif », admet François Clerc.
Par ailleurs, d’autres formes de discrimination sont plus difficiles à prouver et s’apparentent plutôt à du harcèlement. Chez Castorama a circulé un document sur les élections professionnelles comportant des conseils pour réduire l’influence des syndicats. « Tous les directeurs de magasin en ont reçu un », affirme Christophe Lecomte, secrétaire adjoint de FO Commerce. « Ce document date de 2010 et relevait de l’initiative d’un responsable RH local », répond Blandine Mazières.La directrice des relations juridiques et sociales de l’enseigne souligne qu’un accord de dialogue social comportant une charte des relations sociales a été signé depuis, en mai 2012. Chez Ikea, Conforama ou la Macif, les salariés ont découvert des fichiers mentionnant leur appartenance syndicale.
Enterrer la hache de guerre. Assurément, la vie de syndicaliste n’est pas de tout repos. Mais un certain nombre d’entreprises ont décidé d’enterrer la hache de guerre. Chez Safran, passé les premières condamnations devant les tribunaux, le groupe a cherché à corriger les choses. « Nous avons effectué une revue d’ensemble des situations pour apurer le passé et assainir le dialogue social », indique Francis Baeny, le directeur des relations sociales. Reprenant la logique de la méthode Clerc, les partenaires sociaux ont créé des panels pour effectuer des comparaisons entre les quelque 1 000 mandatés et leurs collègues non élus. L’opération a abouti à des compensations financières, des réaménagements de poste et des repositionnements de carrière.« Quelques élus CGT sont néanmoins allés devant les tribunaux. L’entreprise a perdu certains procès et en a remporté d’autres. Mais le principal, c’est que le climat social y ait gagné en sérénité », estime le directeur des relations sociales. Un accord de groupe sur le dialogue social a été signé en 2006.
D’autres grandes entreprises, tels Axa, Peugeot Citroën, Bayer Santé ou Thales, ont signé des textes sur l’exercice du droit syndical portant généralement sur la non-discrimination, les moyens accordés aux syndicats, la gestion de carrière et la formation des représentants du personnel. Dans le préambule de son accord de janvier 2013, Carrefour réaffirme que « l’exercice d’un mandat, qui constitue un engagement personnel, ne [doit pas être] un frein au déroulement de la carrière d’un représentant du personnel ». Le texte stipule que « les représentants des organisations syndicales, eu égard à leur activité syndicale, ne peuvent faire l’objet de discrimination ». Mais la négociation a encore des progrès à faire dans ce domaine.
Recruté à 18 ans chez Peugeot avec un CAP de mécanique générale, François Clerc a un parcours singulier qui l’a conduit à développer une expertise en matière de discrimination syndicale. Et à devenir permanent à la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie. Militant de base, il a été très tôt bloqué dans son évolution professionnelle.
« J’ai passé l’essai professionnel pour devenir P1 avant d’adhérer. Ensuite, lorsque ma hiérarchie a su que j’étais syndiqué, elle ne m’a jamais invité à passer les P2 et P3. » Dix-sept ans après son embauche, il obtient une formation pour passer P3 grâce à l’appui d’un inspecteur du travail. Puis il passe un bac mécanique en 1992. Il a le niveau d’un technicien mais la direction refuse de le promouvoir en conséquence. « En discutant avec des camarades dans la même situation, l’idée est venue de comparer nos fiches de paie et nos parcours à ceux des non-syndiqués. »
Avec l’aide du service action juridique de la CGT, il porte l’affaire en justice… et obtient gain de cause grâce à un référé prud’homal.
Toute la « méthode Clerc » provient de là. Elle consiste à comparer les niveaux de salaire et les responsabilités entre salariés syndiqués et non syndiqués ayant intégré l’entreprise à la même période et au même niveau. Elle nécessite d’obtenir des informations précises grâce aux délégués du personnel, aux collègues, ou avec l’appui de l’Inspection du travail. Elle a influencé des avocats et même suscité un guide pratique destiné aux inspecteurs du travail (Lutte contre les discriminations : repères juridiques et méthodologiques) édité par la Direction générale du travail.
En 1998, la direction de Peugeot négocie un accord de droit syndical avec des compensations pour apurer le passé et éviter d’être mise en cause devant une juridiction pénale. Mais 24 militants CGT suivent François Clerc devant le juge. Au dernier moment, la direction cède et ils obtiennent des indemnités plus importantes et la reconnaissance du traitement discriminatoire. C’est le début de la célébrité pour François Clerc.
Dans 18 % des établissements de plus de 20 salariés, les représentants du personnel déclarent que leur mandat est un frein à leur carrière. Mais dans 30,5 % des établissements lorsqu’ils sont représentants syndiqués.
Source : Baptiste Giraud et Étienne Penissat, intervention au congrès de l’Association française de sociologie, septembre 2013. Chiffres issus de l’enquête Reponse de l’Insee.