En réduisant les délais de consultation des CE et des CHSCT, la loi de sécurisation de l’emploi impose de fortes contraintes aux missions de leurs experts. Les instances ne peuvent plus jouer la montre. Pour la plus grande satisfaction des employeurs.
Maudit accord national interprofessionnel ! Dans le petit milieu des experts auprès des comités d’entreprise et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, on a la rancœur tenace. En cause, le texte paraphé le 11 janvier 2013 par les partenaires sociaux, hors CGT et FO, qui modifie les règles du jeu du dialogue social dans les entreprises confrontées à des difficultés économiques. Retranscrit cinq mois plus tard dans la loi relative à la sécurisation de l’emploi, l’accord prévoit d’encadrer très précisément les procédures d’information et de consultation des instances représentatives du personnel lors des plans de licenciement collectif.Sauf accord dérogatoire entre employeur et syndicats, les élus doivent désormais rendre leur avis dans un délai contraint, de deux à quatre mois selon l’ampleur des suppressions de postes.
Applicable depuis le 1er juillet, le texte bouscule par ricochet les pratiques des experts, que les élus ont pris l’habitude de solliciter lors des projets de restructuration.Car ces nouvelles échéances s’imposent aussi à eux.La loi les oblige ainsi à rendre leurs rapports « au plus tard quinze jours avant l’expiration du délai de consultation ».Une minirévolution.Car jusqu’alors, à la demande des élus, ils pouvaient en pratique faire traîner leurs investigations en longueur. Sans risquer de voir cet éventuel retard sanctionné par le juge. Un moyen dont les représentants du personnel savaient user pour tenter d’arracher des contreparties supplémentaires. « On aboutissait parfois à d’interminables allers-retours, avec des experts réclamant sans cesse des informations supplémentaires. Dans le seul but de ralentir, de freiner le train d’une restructuration », assure Sylvain Niel, directeur associé chez Fidal.
Cas d’école, la fusion de Gaz de France et de Suez. Annoncée en février 2006, elle n’intervient que trente mois plus tard, retardée par une interminable guérilla juridique. « Les entreprises n’étaient pas démunies, les élus n’avaient aucun droit de veto. Quand les employeurs faisaient preuve de sérieux et de transparence, les procédures ne traînaient pas en longueur », tempère Emmanuel Reich, consultant du cabinet Syndex. Quelles qu’en soient les causes, les stratégies de pourrissement ne sont désormais plus possibles. Une fois qu’il est enclenché, plus moyen de stopper le compte à rebours.« L’absence d’avis vaut désormais avis.Les élus doivent donc être beaucoup plus réactifs pour déterminer les informations complémentaires dont ils ont besoin et définir leur stratégie d’action. Y compris en amont de la première réunion du CE », souligne Catherine Ferrière, présidente de Tandem Expertise.
Expertises dégradées. De l’avis des consultants, les nouveaux délais préfix posent des problèmes limités quand les restructurations concernent 100 salariés et plus. Les élus disposent alors d’au moins trois mois pour prendre position, ce qui laisse aux cabinets le temps de plancher. Pour les réorganisations plus petites, en revanche, le rythme devient très tendu. Les CE doivent se prononcer dans les deux mois, ce qui n’offre que quarante-cinq jours, au mieux, aux experts pour étudier le projet. Intenable quand les CHSCT, priés eux aussi de se fondre dans le calendrier, s’en mêlent. « Dans de telles conditions, faire une enquête de terrain, au plus près des situations de travail, est quasiment impossible. On risque de voir se multiplier les expertises dégradées, non conformes à l’agrément ministériel », prévient Jean-Paul Raillard, directeur général de Syndex.
Dans le milieu, on s’inquiète aussi du bon vouloir des dirigeants. Auparavant, ils consentaient bon gré mal gré à répondre aux demandes des experts, de peur de voir les procédures de consultation s’éterniser. Un danger écarté : désormais, l’horloge tourne ! « On a perdu tout moyen de pression vis-à-vis des employeurs. Plus rien ne les oblige à nous fournir des documents ou à faciliter notre travail, notamment en organisant les entretiens », remarque Gérard Brégier, responsable du département sécurité et environnement chez Technologia. « La question se pose de savoir comment nos prérogatives en matière de droit d’accès à l’information seront respectées.Certains dirigeants peuvent avoir la tentation de ne rien fournir », confirme Emmanuel Reich, de Syndex.
Volonté de négocier. Pour forcer les directions à se montrer coopératives, les élus ne doivent plus saisir le juge, mais les Direccte, qui disposent d’un pouvoir d’injonction. Un mécanisme à l’efficacité aléatoire, notamment en Ile-de-France où les administrations sont souvent débordées. Les premiers mois d’application des nouveaux textes réservent néanmoins de bonnes surprises. « Les réunions zéro, en avance de phase, ont tendance à se multiplier. On sent une volonté de toutes les parties de négocier. Les organisations syndicales ont tendance à changer de posture, elles viennent plus volontiers autour de la table », observe Nadia Ghedifa, directrice générale de Secafi. Alcatel-Lucent, par exemple, a accepté cet automne de décaler à deux reprises le démarrage de sa procédure d’information-consultation, portant sur la suppression de 900 postes dans l’Hexagone. Mais la prime au dialogue social n’empêche ni les couacs ni les cafouillages. Le cabinet Degest peut en témoigner. Sollicité dans le cadre de la fermeture d’un des deux fours du verrier AGC à Boussois (Nord), il a vu la remise de son rapport au CHSCT avancé d’une semaine à quinze jours du terme. À la République du Centre, situation inverse : il a dû prolonger sa mission en cours de route. « Les délais sont à la fois courts et pas assez sécurisés.Ce qui pose de grosses difficultés dans la gestion des plannings des équipes », explique Arnaud Eymery, directeur général de Degest.
Avantage aux grands cabinets. Les experts en conditions de travail s’avèrent les plus touchés par la nouvelle donne. Car la loi de juin 2013 ne se limite pas aux licenciements économiques. Parmi les innovations, la création d’une « instance de coordination des CHSCT ». Une sorte de CHSCT central que l’employeur peut constituer pour mener une expertise unique dans les établissements concernés par un même projet. Une option que les groupes devraient plébisciter. À l’image d’Air France qui, dans le cadre de son plan Transform 2015, a dû se coltiner des expertises pour chacun de ses 42 CHSCT ! « Pour les directions, il sera beaucoup plus sain et efficace d’en passer par cette instance. Elles éviteront ainsi de dupliquer les expertises et ne courront plus le risque de se retrouver avec des rapports contradictoires », analyse Déborah David, avocate chez Jeantet, qui conseille les employeurs. « Sur le principe, c’est très bien. Mais à condition que ces expertises coordonnées n’aboutissent pas à des diagnostics globaux qui gomment les problèmes locaux », nuance sa consœur Isabelle Taraud qui, pour sa part, défend les salariés et leurs représentants.
Cette centralisation rebat les cartes.Car seules les plus grosses structures peuvent piloter de telles missions, nécessitant de déployer dans l’urgence des équipes étoffées pour établir un diagnostic en trente à soixante jours. « Les grands cabinets sont les mieux armés pour faire face à ce type d’expertise.Car nous, nous avons déjà une grande expérience de coordination pour des missions communes à plusieurs CHSCT. Certains nous le demandent depuis plusieurs années », argumente François Cochet, directeur des activités santé au travail de Secafi. Avec plus d’une centaine de consultants répartis dans huit bureaux régionaux, son cabinet apparaît le mieux placé. Suivi par les deux autres poids lourds du secteur, Syndex et Technologia.
Jeux d’appareils. Les petites structures, elles, s’inquiètent. En février, une trentaine d’entre elles ont tenté de peser sur la transposition dans la loi de l’ANI du 11 janvier. Sans grand succès. « Cette coordination se fait au détriment des CHSCT locaux. Elle favorise les jeux d’appareils et le retour du politique dans les désignations. Elle va rendre, aussi, plus difficile la prise en compte des enjeux locaux en matière de conditions de travail », prévient Daniel Sanchis, fondateur du cabinet Degest. Pour résister à la force de frappe des gros cabinets, les plus petits tentent de se serrer les coudes. En mettant sur pied des réseaux de coopération pour intervenir ensemble sur les chantiers à large périmètre.
Des interrogations se font jour, aussi, sur le sort que le gouvernement pourrait réserver aux CHSCT. Le ministre du Travail, Michel Sapin, devrait ainsi recevoir en ce début d’année le rapport qu’il a commandé en septembre au professeur de droit Pierre-Yves Verkindt, portant sur le bilan et les perspectives de cette instance née des lois Auroux. « À court terme pourrait se poser la question de l’harmonisation des deux instances, CE et CHSCT. Cela aurait du sens que la seconde devienne une commission de la première, au moins dans les procédures de restructuration », analyse Laurent Moreuil, avocat associé chez SBKG.
D’autres bouleversements sont à prévoir. La loi a accouché fin décembre d’un nouveau décret modifiant les délais d’expertise comptable et technique sur les projets touchant soit à l’organisation et à la marche générale de l’entreprise, soit aux conditions de travail. Un texte qui reprend les principes déjà retenus pour les restructurations. « Ces délais préfix rigidifient l’organisation du travail. Ils vont pousser les cabinets à flexibiliser leur masse salariale pour avoir des experts disponibles et rapidement mobilisables. Ce qui n’est pas le modèle social de Syndex », remarque Jean-Paul Raillard. « Tous les cabinets ont recours à des intervenants extérieurs. Chez Technologia, on essaie de développer les CDI à temps réduit, en garantissant à leurs titulaires au minimum cinquante jours de mission par an », révèle Gérard Brégier.
Périmètres étendus. Les cabinets d’expertise comptable, eux, s’en sortent plutôt bien. Car les décrets ne touchent pas le cœur de leur métier, l’analyse des comptes annuels. Pour l’instant tout au moins. Au grand dam des employeurs, qui aimeraient bien encadrer aussi cette activité. « Les experts ne se contentent plus de rendre les comptes intelligibles. Ils s’immiscent aussi dans la gestion et la stratégie des entreprises. On observe une augmentation sidérante des périmètres d’expertise, que les directions n’arrivent pas à juguler », dénonce Sylvain Niel. « Il y a à la fois un problème de prix et de faisabilité. Car, au-delà des honoraires de l’expert, ces missions mobilisent l’employeur pendant plusieurs jours pour rassembler les documents demandés », renchérit son confrère Laurent Moreuil.
Des critiques balayées par Catherine Ferrière (Tandem Expertise). « Avec la mondialisation, l’organisation des entreprises et leurs structures juridiques se sont considérablement complexifiées. Pour juger de la santé économique d’une entité, il faut pousser beaucoup plus loin les investigations, la liasse fiscale ne suffit plus. » Cette controverse pourrait repartir de plus belle avec les premières missions sur les « orientations stratégiques ». Un nouveau cas de recours à l’expertise prévu par la loi, en théorie à partir de la mi-juin, lorsque la base de données unique aura fait son entrée dans les entreprises. De quoi gonfler encore les carnets de commandes d’un secteur qui, pour l’heure, ne connaît pas la crise.
Si les employeurs ont obtenu gain de cause sur la durée des expertises, désormais encadrée, ils ont fait chou blanc sur la question de leur prix. L’accord interprofessionnel du 11 janvier prévoyait bien l’instauration d’un barème, confiée à l’Ordre des experts-comptables. Mais ce dernier a décliné, arguant de sa non-conformité avec le droit de la concurrence. Pour refuser de régler une note jugée abusive, les directions peuvent saisir une instance de conciliation de l’Ordre – ce qu’elles font rarement – ou se tourner vers le TGI. Une décision délicate. « Quand vous lancez un PSE, vous avez envie de tout sauf de vous retrouver devant le juge pour vous battre avec l’expert. C’est la plus mauvaise façon d’engager votre procédure ! » note Déborah David, avocate chez Jeantet. De quoi mettre les experts en position de force face aux directions. « Jusqu’à maintenant, on ne restituait pas le prérapport tant que l’entreprise n’avait pas payé le chèque d’acompte », confie Gérard Brégier, de Technologia. Une pratique qui devrait disparaître avec les délais préfix. Quelques entreprises se risquent quand même à saisir le juge. Parfois avec succès. En janvier 2013, la SNCF a ainsi eu gain de cause en cassation contre le cabinet Degest, auteur d’une mission d’expertise pour deux de ses CHSCT.
Verdict : une facture divisée par deux, les cent jours de mission à 1 450 euros hors taxes étant ramenés à soixante-six jours à 1 100 euros hors taxes. Les contentieux sont néanmoins rares. Car les directions doivent, en plus de leurs propres frais de justice, payer l’avocat de la partie adverse. Tout au moins quand le différend les oppose aux CHSCT, qui n’ont pas de budget propre. En cas de recours à la nouvelle expertise sur les « orientations stratégiques », la loi prévoit de faire régler 20 % des honoraires aux instances. Une façon, peut-être, de les responsabiliser.