Le discours antimondialisation porté par le FN attire de plus en plus de syndicalistes. Le parti s’appuie sur ces prises pour renforcer ses compétences et diffuser ses idées. Discrètement, car faire son outing reste dangereux.
Tout le monde le connaît à Hayange, en Moselle, où il se présente aux municipales au nom du Rassemblement Bleu Marine. Fabien Engelmann sert les mains, s’enquiert de la santé du petit commerce et de l’ambiance dans l’usine du coin. Aux dernières législatives, l’enfant du pays a récolté 35 % des voix face au socialiste Michel Liebgott. Le fonctionnaire de la mairie de Nilvange fait partie de ces prises de guerre qui font la fierté du Front national : ex-cégétiste, ancien militant de LO, candidat NPA aux régionales de 2010. Ce pied-noir d’origine a le profil parfait pour incarner la nouvelle génération d’adhérents qui viennent grossir les rangs du parti de Marine Le Pen. Délégués syndicaux dans l’automobile, à la SNCF, patrons de TPE, enseignants, éducateurs… Ils seraient de plus en plus nombreux à céder aux sirènes du discours frontiste. « Nous avons dans l’ensemble de bien meilleurs rapports avec les syndiqués qu’avec leurs dirigeants, relève Steeve Briois, secrétaire général du FN. Parmi nos adhérents, il y a énormément de syndiqués CGT, FO, CFDT et autres. »
Assistante de rédaction, cégétiste passée ensuite chez FO, Marie Di Giovanni-Da Silva figure comme numéro deux sur la liste de Fabien Engelmann. Avec son mari embauché chez un sous-traitant d’ArcelorMittal, elle était en première ligne pour défendre les hauts-fourneaux de Gandrange. Le cœur toujours à gauche, sauf au premier tour de la dernière présidentielle, où elle a glissé un bulletin « Marine ». « Les gens ont une image déformée du FN. François Hollande n’a aucun pouvoir puisque tout se décide à Bruxelles, explique-t-elle. Chaque pays doit se battre pour sauvegarder ses intérêts. L’emploi ne se partage pas. » Comme Marie, nombreux sont les syndiqués qui ont le sentiment d’être représentés par une élite parisienne ne portant pas leurs préoccupations. « Quand la CGT participe à la Gay Pride, envoie un bateau à Gaza et demande la régularisation des sans-papiers, quel est le rapport avec la défense des salariés ? » s’interroge Fabien Engelmann.
REJET DE LA MONDIALISATION. Le parti des ouvriers, des chômeurs et des employés joue à fond la carte « des petits contre les gros », des sacrifiés contre les nantis. Et ça plaît, le PS et l’UMP échouant à redresser le pays. « Aujourd’hui, on ne sait plus qui est qui. La gauche fait une politique de droite et la droite, une politique de gauche. Il faut que ça change », lance Hervé, cheminot, cégétiste et encarté au FN. Un grand écart qui, pour beaucoup, se nourrit d’antieuropéanisme et d’anticommunisme. « C’est le discours du “on n’est plus chez nous”, tranche Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite et chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques. Le monde ouvrier craint la mondialisation car elle signifie délocalisation et perte d’emploi. »
À chaque fermeture de site, le FN fait le plein : + 12 % entre les présidentielles de 2007 et 2012 à Gandrange, selon une étude Ifop de novembre dernier ; + 13,4 % à Fraisses, dans la Loire, quand Akers a baissé le rideau. Dans les territoires où les syndicats ont joué les démineurs, le vote frontiste progresse peu. Ailleurs, il flambe. Sonnant l’échec de certaines grandes centrales et du Front de gauche, ne parvenant pas à empêcher l’impossible. « Leur discours antimondialisation peut séduire mais il n’est plus crédible car, à la fin, c’est toujours le “grand capital” qui gagne, analyse Jérôme Fourquet, directeur du département opinion à l’Ifop. Si je suis en colère et que j’ai envie de renverser la table, la figure qui effraie le plus, ça n’est pas Jean-Luc Mélenchon, mais Marine Le Pen. » La fille du père l’a bien compris. Après la chute du mur de Berlin, le Front, qui honnissait le syndicalisme et la lutte des classes, abandonne sa posture historique. Il multiplie les succès électoraux dans les milieux populaires et doit donc adapter son catéchisme.
Dans les années 1990, Samuel Maréchal, alors président du Front national de la jeunesse, et Bruno Mégret entament la mutation. Pour se rapprocher du monde du travail, des syndicats FN éclosent un peu partout (FN Pénitentiaire, FN Police, FN RATP, Fédération nationale des fonctionnaires, Mouvement pour une éducation nationale…). Tous se rassemblent au sein de la Coordination française nationale des travailleurs (CFNT) qui récolte 5,9 % des voix là où elle présente des listes aux élections prud’homales de 1997. Joli coup mais qui fait flop car la justice interdit ces formations en raison de leur dépendance politique.
Quinze ans plus tard, la nouvelle patronne du FN ne veut pas commettre les mêmes erreurs. « Elle a été très influencée par cette stratégie sociale qui cherchait à dédiaboliser et à républicaniser le FN », commente Sylvain Crépon, chercheur au laboratoire Sophiapol de Nanterre et auteur d’Enquête au cœur du nouveau Front national (Nouveau Monde Éditions, 2012). Plutôt que de créer des antennes par métier, le parti s’appuie sur des syndicalistes acquis à sa cause pour diffuser ses idées. « Sa normalisation repose sur des gens de la société civile. Quand vous montrez que quelqu’un de traditionnellement opposé à vos thèses vous rejoint, c’est un signe d’ouverture », poursuit Sylvain Crépon. Marie-Christine Arnautu, vice-présidente du FN chargée des affaires sociales, a un temps appartenu à la CFDT d’Air France. Ex-maire de Marignane, Daniel Simonpieri était délégué de FO Banques. Le directeur de cabinet de Gilbert Collard, qui se présente dans le Gard, était représentant régional de FO Pénitentiaire. Des personnalités rompues aux joutes verbales et à l’art de la négociation. Parmi elles, Thierry Gourlot, adhérent depuis 1978, président du groupe FN au conseil régional de Moselle et militant CFTC, est l’un des cofondateurs avec Louis Aliot, vice-président du FN, du Cercle national de défense des travailleurs salariés. Une association qui compte une centaine de membres. Son objectif « Épauler ceux qui ont été mis au ban de leur syndicat en raison de leur soutien au FN, précise ce formateur à la SNCF, et rassembler les syndicalistes qui nous rejoignent. » Problème, la mention de l’appartenance à une centrale a disparu des formulaires d’adhésion au FN… INFILTRATION DISCRÈTE. Plus que de l’entrisme à la manière des trotskistes, le FN privilégie l’« infiltration discrète », pour reprendre l’expression de Fabien Engelmann, également conseiller social de Marine Le Pen. Le parti d’extrême droite revendique deux « taupes » au sein de l’état-major de la CGT. De quoi récupérer des éléments de langage et pousser « au vote d’une ligne moins sectaire dans les congrès », plaide le Mosellan. On laisse traîner des tracts dans le local syndical. Mais on ne se dévoile pas. Comme Fabien Engelmann, la plupart des syndicalistes qui ont fait leur outing ont été exclus ou contraints à rendre leur mandat. Lui, a refusé, soutenu par la majorité de la section CGT des agents territoriaux d’Hayange. Toujours élu mais sans étiquette, il poursuit la centrale de Montreuil pour non-respect de la liberté d’expression.
Thierry Gourlot parle, lui, de « fatwa ». « Je suis le seul de ma promotion à ne pas être cadre après vingt-sept ans de métier et mon appartenance politique n’y est pas pour rien », déplore-t-il. Pour le parti, qui rêve de rafler des communes en mars et de faire le plein aux européennes de mai, ces prises ne sont pas seulement un moyen de socialiser son discours. Mais aussi de récupérer des compétences qui font aujourd’hui défaut. Au sein du Campus Bleu Marine, Louis Aliot compte lancer des formations sur le dialogue social et l’histoire du syndicalisme. La machine de guerre est bel et bien en place…