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Les syndicats en butte aux thèses frontistes

À la une | publié le : 03.02.2014 | Anne Fairise

« Abandonnées », les classes populaires doutent du syndicalisme. Un contexte favorable à la « priorité nationale » chère au FN. Y compris dans les rangs des organisations qui essaient de lutter contre.

Ne pas rester sans voix face « au désarroi de la société », « à la montée des intérêts corporatistes et du poujadisme ».En présentant mi-janvier des propositions communes sur l’emploi, le pouvoir d’achat, la fiscalité, la CGT, la CFDT, la FSU et l’Unsa ont tenté de montrer un autre visage du syndicalisme que celui des luttes intestines et des grands mouvements « contre ». Mais la déclaration finale a paru bien pâle. Et sans FO, la CFE-CGC, la CFTC et Solidaires, la photo de famille n’était pas complète. Même si la réaliser a déjà été une gageure pour Laurent Berger et Thierry Le Paon, les numéros un de la CFDT et de la CGT, qui ont essayé de gommer les mois de brouille nourris par la réforme de l’emploi puis celle des retraites, pour lancer en novembre cette initiative.

Si positive se veut-elle, pas sûr que cette réconciliation de façade efface les images des Bonnets rouges bretons montrant coude-à-coude des ouvriers licenciés et des patrons opposés à l’écotaxe mais pour les aides européennes. La contre-offensive lancée le 23 novembre par sept organisations régionales bretonnes (CFDT, CGT, Solidaires, CFTC, Unsa, CFE-CGC et FSU) n’y a déjà pas réussi, rassemblant des troupes deux fois moins nombreuses.

La faute à la crise durablement enkystée depuis 2008 qui n’en finit pas de creuser un fossé d’incompréhensions entre la base et « ceux qui gouvernent ». L’idée que les politiques ne sont plus en position de décider, menottés par les marchés financiers, la dette, les contraintes européennes, la mondialisation, impacte désormais tous les corps intermédiaires, syndicats en tête. La cote de confiance de ces derniers a plongé de sept points en un an, à 28 % – derrière les grandes entreprises privées et même les banques ! –, dans le baromètre annuel du Cevipof. « Les salariés doutent des institutions, qu’ils jugent déconnectées de leurs préoccupations. De plus en plus, et à tort, ils mettent le syndicalisme dans le lot. Ils ont confiance dans leur représentant syndical, plus dans les effets du syndicalisme », analyse Jean-Louis Malys au bureau national de la CFDT, qui ne cesse d’alerter les militants : « Si on ne montre pas que le syndicalisme sert à quelque chose, répond à leurs problèmes concrets et produit des droits par la négociation collective, les salariés vont penser qu’on se sert nous-mêmes ! » Au risque d’alimenter le « tous pareils », voire le « tous pourris ». On y est vite, comme l’ont montré, en décembre, les réactions indignées à la décision d’Édouard Martin, l’emblématique leader CFDT d’ArcelorMittal à Florange, de conduire la liste PS dans le Grand Est aux élections europé­ennes !

SALARIÉS EN ATTENTE DE RÉPONSES.

Plus que jamais, l’installation dans la crise pousse à réclamer des comptes.« C’est vrai, on a tous dans nos tiroirs de beaux accords.Mais leur impact est rarement immédiat. Alors que les salariés attendent des réponses binaires, et rapides, à des sujets complexes », plaide Alain Gatti, responsable de la CFDT Lorraine, bien en mal de faire valoir le Pacte Lorraine 2014-2016 et ses 300 millions d’investissements auprès des salariés licenciés de la sidérurgie. Idem pour les « nouveaux acquis » de la négociation collective : la centrale de Belleville doit batailler ferme pour les valoriser auprès des salariés. Le temps partiel à 24 heures hebdo minimum arraché début 2013 ? Décalé à juillet 2014 pour les nouveaux embauchés et à 2016 pour les bataillons de salariés en poste.

C’est pis encore pour les organisations contestataires, interpellées tout comme « les jaunes ». Quelle grande victoire sociale revendiquer ? « On met dans la balance tout ce que la CGT porte depuis 1895 face aux salariés du public et du privé qui pensent qu’il n’est même plus possible de revendiquer, même une augmentation de salaire. C’est nouveau. On vit un très fort recul idéologique de classe », martèle Julien Paulhac, secrétaire de l’UD CGT du Puy-de-Dôme, pour qui le gouvernement porte une lourde responsabilité dans la déception des classes populaires. « De plus en plus de salariés revendiquent pour eux-mêmes, hors de tout lien de solidarité. Ils ne raisonnent plus dans un contexte global mais personnel », ajoute Luc Bérille, le secrétaire général de l’Unsa, frappé par le réveil des corporatismes. Comme chez certains enseignants du premier degré pas prêts, pour des questions de garde d’enfants, à travailler le mercredi comme l’exigent les nouveaux rythmes scolaires des élèves. « Sur le terrain, les délégués ont de plus en plus de mal à défendre le collectif », renchérit Pascal Catto, responsable CFDT dans le Nord-Pas-de-Calais. Pas seulement dans les entreprises licenciant, où les salariés comptent leurs rangs. Dans les sections CGT, certains combats ne passent plus, telle la régularisation des travailleurs sans papiers, au nom du « on ferait mieux de s’occuper des salaires et de l’emploi ».

PAROLE LIBÉRÉE. Un terreau favorable pour le FN. Les sondages mettant le parti de Marine Le Pen au plus haut dans les intentions de vote aux municipales recoupent le constat unanime des syndicats : des digues ont sauté. « Pendant les trois semaines de blocus qui ont précédé la fermeture, beaucoup d’ouvriers ont dit qu’ils voteraient FN. Je les connais, ils ne sont pas racistes mais ont l’impression d’avoir été sacrifiés », souffle Olivier Le Bras, ex-DS FO de l’abattoir de porcs Gad de Lampaul-Guimiliau.

Mais on se lâche plus aussi à la machine à café, à la cantine, dans les locaux syndicaux. Au siège de la CFDT, une formation a été récemment interrompue, après la violente altercation entre la responsable du stage et certains participants, qu’elle a accusés de propager les idées FN. « Il y a une banalisation d’éléments de langage racistes et xénophobes chez les salariés, mais aussi chez certains de nos adhérents », constate un cégétiste. « Des salariés, même des syndicalistes, reprennent les arguments d’extrême droite et recherchent des boucs émissaires, l’Europe, les immigrés… », renchérit Luc Bérille, de l’Unsa.

Difficile, pour autant, de distinguer l’expression d’un ras-le-bol de la conversion aux idées frontistes.Car elles ont bien gauchi depuis 2011 sous l’impulsion de la nouvelle présidente. « Si vous retirez le logo et les solutions proposées, il n’y a plus grande différence entre un tract CGT et un tract FN sur les causes du malaise : la politique européenne, la libéralisation des services publics, le smic à un niveau plancher », déplore Julien Paulhac, de l’UD CGT du Puy-de-Dôme. Sans compter que le parti revendiqué des « petits » joue à plein la caisse de résonance des mécontentements : premier à réagir au dépôt de bilan du transporteur Mory Ducros, premier à pointer l’importante proportion d’ouvriers étrangers détachés sur le terminal méthanier de Dunkerque (Nord)…

DÉCORTIQUER LES ARGUMENTS FN. Tout cela fait beaucoup pour les syndicats sur le qui-vive depuis les cantonales de 2011, où le FN a présenté pour la première fois sur ses listes une poignée de syndicalistes venus de la CGT, de la CFDT, de Solidaires, de la CFTC, de l’Unsa, de FO… Depuis, seule la FSU est à l’écart du phénomène. Presque un critère de normalité : « Les syndicats ne vivent pas coupés de la société », note Luc Bérille, de l’Unsa. Interpellé par Visa, collectif de 3 000 syndicalistes engagés contre l’extrême droite, il a exclu en décembre son délégué syndical chez PSA Rennes, Franck Mahy, adhérent du groupe Troisième Voie de Serge Ayoub. De fait, 25 % des syndiqués ou sympathisants FO ont voté Marine au premier tour de la présidentielle 2012, 16 % à l’Unsa, 15 % à la CFTC, 12 % à la CFDT, 11 % à la CFE-CGC, 9 % à la CGT… selon le sondage Harris Interactive/Viadeo réalisé pour Liaisons sociales. Voilà déjà un large vivier à exploiter pour le « nouveau » FN, qui a abandonné l’entrisme pour recruter des syndicalistes. Et un autre sujet d’inquiétude pour les syndicats qui ont tous, en prévision des municipales de mars, rappelé en interne les règles de leur organisation sur l’incompatibilité des mandats politiques et syndicaux… (Voir l’encadré.)

« À Toulon, Orange, Marignane, des fonctionnaires se sont retrouvés dirigés par des maires frontistes en 1995. Nous connaissons le bilan de leur gestion : coupe dans les effectifs des non-titulaires, surtout quand ils ont un nom à consonance étrangère, recrutement clientéliste, remise en cause des principes républicains du service public », martèle Baptiste Talbot, de la Fédération CGT des services publics, qui a dévoilé le bilan des villes laboratoires de la « préférence nationale » devant des centaines de CGT, FSU et Solidaires le 29 janvier, à Paris. La journée était dédiée à la formation des militants sur le FN, et à leur mobilisation : les numéros un des trois centrales ont tenu un meeting commun, en soirée, pour lancer une campagne unitaire contre l’extrême droite. Une « première ». « Il faut outiller nos militants, souvent désemparés face aux réactions des salariés, pour qu’ils ouvrent le débat et montrent l’impasse où conduisent les propositions du FN », expliquait Pascal Debay, responsable du groupe de travail confédéral récemment créé à Montreuil sur l’extrême droite.

Unsa et CFDT misent sur l’action de terrain et aussi la publication d’argumentaires auprès des adhérents. Ce ne sera pas du luxe au vu des résultats du petit tour de France réalisé par la CFDT auprès de militants de base. « Il y a beaucoup de glissements insidieux de la pensée, les salariés passent vite du “mon travail ne me permet pas de vivre correctement" à "moi, je n’ai pas droit aux aides” », décrypte Jean-Louis Malys.

En mars 2011, au lendemain des cantonales, la CGT, la CFDT, la FSU, l’Unsa et Solidaires avaient rappelé, dans un communiqué, que la préférence nationale, prônée par le FN, n’était pas compatible avec le syndicalisme. Une démarche déjà non unitaire. « Curieusement, les absents étaient les syndicats les plus perméables aux idées frontistes », commente-t-on à Visa. La réflexion fait bondir Jean-Claude Mailly, le chef de file de FO, qui rappelle qu’il est le seul leader syndical à avoir été menacé de poursuite par le FN. « Le combat contre les idées racistes et xénophobes est consubstantiel au syndicalisme. On peut le répéter, mais mieux vaut lutter contre les causes de leur développement », martèle cet adepte du cavalier seul, qui organisait le 29 janvier un meeting contre l’austérité. La CFTC, pour sa part, juge ses adhérents déjà armés par les formations de lutte contre les discriminations initiées depuis 2006. Côté CFE-CGC, on précise : « Nous ne faisons pas de politique. » Pas sûr que ce soit suffisant pour répondre au sentiment d’abandon des classes populaires.

Exclure ou non

« La CGT ne transige pas avec ses ­valeurs de solidarité » : en octobre, elle a exclu Jérémy Thebault, DP au Carrefour Market de Puiseux-Pontoise (95) et ex-membre du FN de la jeunesse. Une règle anti-FN qui vaut aussi chez Solidaires, à la FSU, à l’Unsa. En revanche, CFDT, CFTC, CFE-CGC et FO ne distinguent pas l’appartenance au FN de celle aux autres partis : ils s’en tiennent à l’incompatibilité entre mandats politique et syndical. Elle leur permet de démettre le militant de ses mandats, pas de se défaire de l’adhérent.

Auteur

  • Anne Fairise