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Le juge du travail en accusation

À la une | publié le : 02.12.2013 | Emmanuelle Souffi

Ouverture dominicale des commerces, licenciements collectifs…, le juge est taxé d’empêcheur d’entreprendre en rond. Reste que, selon des chiffres exclusifs, le contentieux prud’homal est en chute libre. Et les recours contre les plans sociaux rarissimes.

Estomaqué ! » à la lecture des décisions sur Sephora et Castorama, le sang de Pierre Gattaz n’a fait qu’un tour. Empêcher des salariés volontaires de travailler de nuit ou le dimanche pour gagner plus, il n’y a que la justice française pour se montrer aussi rétrograde, tempêtait le patron des patrons lors d’un point presse, Avenue Bosquet. Le discours antijuge n’est pas nouveau. Des années qu’il résonne dans les prétoires et les conseils d’administration. Les dernières affaires médiatisées n’ont fait que renforcer la tendance. Énième invalidation du plan social de Continental, interdiction puis autorisation de Castorama et Leroy Merlin d’ouvrir le dimanche – alors que leur concurrent Bricorama est condamné à fermer –, troisième annulation du PSE de Fralib, imbroglio dans le licenciement de la salariée voilée de la crèche Baby Loup… La chronique judiciaire s’allonge et le citoyen y perd son latin.

Relayée par certains économistes comme Francis Kramarz et Pierre Cahuc – ce dernier est le coauteur avec Stéphane Carcillo du rapport les Juges et l’économie, une défiance française, pour l’Institut Montaigne –, la défiance envers ces « fonctionnaires » coupés de la vraie vie prend racine. « En cas de licenciements collectifs, les juges doivent se prononcer sur la situation de l’entreprise alors qu’ils n’ont pas de formation en économie et qu’ils n’ont jamais été exposés au monde de l’entreprise », tacle l’économiste Stéphane Carcillo.

Une critique balayée par un haut magistrat lors d’un colloque sur le reclassement organisé par Les Ateliers de la convergence en octobre. « Les juges ont appris à déjouer les montages artificiels et à reconnaître par exemple une vraie filiale d’une fausse. La réalité, c’est que le droit fiscal pollue le droit social ! Lorsque la filiale n’a pas de réalité économique, il est normal de contraindre l’entreprise à honorer ses obligations envers les salariés. En Allemagne, on a tendance à respecter les radars. Chez nous, on achète un système antiradars… Le rôle du juge est de s’assurer qu’on ne contourne pas les radars. » En vérité, chacun tente d’instrumentaliser la justice. Les salariés, dont les avocats jouent la montre pour sauver leurs emplois ou obtenir un plus gros chèque. Ou les entreprises. « Elles peuvent initier des recours dans le but d’obtenir une modification législative », pointe un magistrat du parquet. Comme pour le travail du dimanche.

MOINS D’AFFAIRES, PLUS CONFLICTUELLES. Le paradoxe, c’est que les affaires médiatisées ne sont que des épiphénomènes. Jamais les salariés n’ont aussi peu porté le fer devant les tribunaux et jamais les juges n’ont autant été contournés. Selon une étude à paraître du ministère de la Justice et que Liaisons sociales magazine s’est procurée, le nombre de recours devant les prud’hommes a chuté de 23 % entre 2009 et 2012 pour atteindre 175 714. Du jamais-vu depuis 1984 ! L’explication ? En grande partie les ruptures conventionnelles qui ont réduit les motifs de contestation judiciaire en développant la négociation en amont. « Les affaires sont moins nombreuses, mais de plus en plus conflictuelles, car seules subsistent celles où tout accord était impossible », observe Évelyne Serverin, directrice de recherche au CNRS, qui a conduit cette enquête. Autre idée reçue, le contentieux en matière de plans sociaux ne représente que 2,6 % des demandes. Le nombre de PSE, un bon millier par an, a beau avoir crû de 16 % dans les neuf premiers mois de l’année par rapport à la même période en 2012, il n’explose pas. Départs volontaires et transactions évitent de passer par la case justice. Individuelles ou collectives, les affaires autour du licenciement économique ont diminué de 49 % ces trois dernières années. Le quotidien des conseils de prud’hommes (CPH) est donc surtout de se pencher sur l’imputabilité de la faute, commise ou non par le salarié, et ses conséquences (rattrapage de salaire, paiement des heures supplémentaires…). Et, exceptionnellement, d’éplucher le plan de reclassement ou de s’intéresser à la compétitivité d’une entreprise.

Transaction et départ volontaire évitent de passer par la justice

Dans tous les cas, son intervention traduit un échec du dialogue social. « Un magistrat me disait un jour : “La vraie vie, c’est la vie sans juge.” Y faire appel signifie qu’on ne peut plus se parler », pointe Danièle Chanal, avocate à Lyon. Aujourd’hui, au moindre pépin de voisinage, les citoyens n’hésitent plus à agiter la menace du tribunal. Quoi de plus normal que de le faire quand on estime avoir été injustement viré ? « La faiblesse du politique entraîne une sacralisation du droit. Il y a une judi­ciarisation du rapport social, les gens veulent une réparation », observe Marie-Laure Dufresne-Castets, qui défend la CGT Renault. En France, le « je vais vous coller un procès » est devenu bien plus efficace que le « je vais me mettre en grève ». « 80 % des assignations que j’ai faites, je ne les ai pas plaidées, concède Ralph Blindauer, avocat, entre autres, des salariés du glacier Pilpa, parce qu’on a trouvé un accord. Le recours est un moyen de pression. » Car il fait peur. Sans avancer de chiffres, nombre de juristes pro-­employeurs citent le cas d’investisseurs prêts à ouvrir un site en France, mais qui renoncent devant les difficultés à le fermer ensuite à cause du pouvoir du juge.

ENGORGEMENT ET INSÉCURITÉ. Véritable certitude, en revanche, la lenteur et l’insécurité juridiques peuvent miner les plus téméraires. « On est incapables de mesurer le risque d’aller ou non plaider », déplore Stéphanie Stein, avocate chez Skadden et vice-présidente d’Avosial, qui regroupe des défenseurs d’employeurs. Selon l’étude d’Évelyne Serverin pour la chancellerie, les demandes formées au fond devant les CPH en 2012 ont été traitées en moyenne en quinze mois, contre douze en 2009. En départage, le délai atteint 27,3 mois. à Bobigny ou à Nanterre, c’est pire. à cela s’ajoute le tunnel des appels, qui concernent 64 % des décisions de première instance. Entre 2009 et 2011, leur nombre a bondi de 15 %. à Paris, le stock atteint 2 000 affaires. Compter plus de deux ans avant de voir la sienne examinée… « On est complètement asphyxiés », se désole une magistrate de la chambre sociale. Du coup, les CPH se montrent parfois un peu trop expéditifs, contribuant à alimenter ce sentiment d’aléatoire. « Quand j’explique à un client américain une audience de CPH, il hallucine ! On arrive avec un dossier épais et à peine deux pièces vont être lues ! » maugrée Stéphanie Stein.

Manque de temps ou de rigueur ? « Les décisions visent souvent juste car les conseillers ont une expérience métier, estime un juge en cour d’appel, mais elles ne sont jamais motivées. C’est un peu la roulette russe. » La question de la professionnalisation de la justice paritaire et de sa politisation revient alors comme un boomerang. Dans plus de la moitié des cas, les cours d’appel ne suivent pas complètement les jugements prud’homaux, relève l’étude menée par Évelyne Serverin. Et seules 21 % des décisions de CPH sont totalement confirmées. « Ce qui importe, ce n’est pas de savoir si les conseillers votent à droite ou à gauche, mais de s’assurer qu’ils ne tordent pas la règle de droit dans le but d’en faire une application partisane. S’ils en font un usage orthodoxe, je ne vois pas pourquoi ils devraient neutraliser leurs affects », estime Patrick Henriot, magistrat à la cour d’appel de Paris.

ANTIPATRONS ? Parmi ces affects, une certaine aversion pour l’économie mondialisée, selon leurs détracteurs. D’après le rapport de l’Institut Montaigne, seuls 13 % des magistrats interrogés se déclarent favorables à une liberté accrue des entreprises contre 30 % des Français. Alors, antipatrons, les robes noires ? Surtout soucieuses de protéger l’intérêt des salariés. « Il est impossible d’ignorer les conséquences économiques de nos décisions, mais elles ne peuvent pas nous conduire à écarter une bonne application de la loi », tance Jean-Yves Frouin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation.

Pour beaucoup, la loi de sécurisation de l’emploi relaie ce mauvais procès fait aux juridictions sociales (voir pages suivantes). « Avoir confié aux Direccte le soin de valider ou d’homologuer les projets de PSE est une vraie marque de défiance vis-à-vis du juge judiciaire », analyse Franck Raimbault, directeur juridique social d’Air France. Pour les rendre plus efficaces et accessibles, la chancellerie a créé une commission sur les juridictions du XXIe siècle, qui doit rendre ses conclusions mi-décembre. La création d’un grand tribunal d’instance regroupant les CPH, tribunaux de commerce et tous les contentieux sociaux est à l’étude. L’occasion de constituer une task force plus lisible pour les justiciables. De là à être impartial…

– 23 %

C’est la chute des recours devant les prud’hommes entre 2009 et 2012. Lannoy (Nord) détient le record avec une chute de 73,5 %, suivi par Niort (Deux-Sèvres) avec – 68,5 %

– 13,56 %

C’est la baisse du contentieux social devant les TGI.

– 2,6 %

des affaires aux prud’hommes concernent les licenciements collectifs.

Source : ministère de la Justice (enquêtes 2012 et 2013).

“Le role du juge est de protéger les salariés”

PIERRE LYON-CAEN Avocat général honoraire à la Cour de cassation et membre de la commission d’experts pour l’application des conventions de l’OIT.

Lorsque vous étiez avocat général à la chambre sociale de la Cour de cassation, les juges étaient-ils autant décriés pour leur manque de discernement économique ?

C’est une critique permanente. Chaque fois qu’une décision déplaît, on dit que le juge a excédé ses pouvoirs, qu’il n’en mesure pas les conséquences… Le juge est tenu par la loi, elle fixe les bornes de son pouvoir. Il est toujours saisi par une partie, jamais il ne le fait de luimême. Portalis disait : « Le juge est le législateur des cas particuliers. » La loi ne peut pas tout prévoir, à lui de jouer son rôle, mais s’il s’est égaré, le législateur a toujours le dernier mot et la démocratie est sauve.

Pourquoi une telle défiance entre le monde judiciaire et patronal ?

Certains chefs d’entreprise n’ont pas bien intégré le fait que le droit du travail est protecteur des salariés. Le Code du travail compense leur état de subordination et le pouvoir réglementaire de l’employeur. Le salarié n’a pas toujours raison. S’il a commis une faute, il est sanctionné, la plus lourde étant la perte d’emploi, sorte de peine de mort sociale. Dans l’interprétation de la loi, le juge porte donc un regard particulièrement attentif sur la situation du salarié qui est placé dans une position d’infériorité.

Cette défiance remonte avant la Révolution de 1789. À l’époque, les magistrats s’opposaient aux velléités de réforme de Louis XVI pour préserver leurs privilèges. Les révolutionnaires n’ont eu de cesse de supprimer les juridictions et leur conservatisme échevelé. Cette hostilité de l’Ancien Régime a subsisté et a laissé des traces jusque dans la Constitution: « Le président est garant de l’indépendance de la magistrature »… Ahurissant au regard du principe de séparation des pouvoirs ! En Grande- Bretagne, au contraire, le juge a été le rempart contre les abus royaux aux XIe et XIIe siècles. Il est perçu comme protégeant les individus et sauvegardant leur liberté.

Se dégage-t-il une ligne jurisprudentielle plus favorable aux salariés ? Les employeurs ont un a priori à l’encontre des conseils de prud’hommes qui fait qu’ils ne se défendent pas correctement. Ils se disent qu’ils vont perdre et qu’ils feront appel. Ils ne font pas confiance aux conseillers prud’homaux. À chaque fois qu’une décision déplaît, on crie à la politisation. Les magistrats sont représentatifs de la population et il n’y a pas plus de gens de gauche parmi eux qu’ailleurs. Le rôle du juge est de protéger les salariés, et ce encore plus en période de crise, car les conséquences de leur éviction de l ’entreprise sont plus graves.

Le pouvoir du juge de remettre en cause des choix économiques peut-il être nocif à l’attractivité de la France ?

Un plan de sauvegarde de l’emploi ne doit pas être une déclaration d’intentions, mais une somme d’engagements précis. Il doit être sérieux. Évidemment, ça perturbe. Créer une cellule de reclassement si elle n’a aucun pouvoir ne peut suffire à répondre à ses obligations. Le juge est là pour appliquer la loi à la lettre et dans l’esprit et il ne peut pas, pour des considérations économiques, ne pas s’y conformer. Sinon, il ne servirait à rien.

La judiciarisation traduitelle un échec du dialogue social ?

À la différence de nos voisins, nous avons des syndicats faibles et divisés, et des employeurs qui supportent mal le fait syndical. En Allemagne, au contraire, le syndicalisme reste fort, la concertation constante, car les employeurs savent qu’ils ne peuvent pas se mettre à dos les représentants des salariés. Quand on est faible, on utilise des moyens excessifs pour se faire entendre, ce qu’ont pu faire certains syndicalistes. Mais les employeurs aussi ont exercé des poursuites abusives par peur et refus du contre-pouvoir.

Propos recueillis par Emmanuelle Souffi

Auteur

  • Emmanuelle Souffi