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Idées

Travail dominical, liberté individuelle et concordance des temps

Idées | Chronique juridique | publié le : 02.11.2013 | Jean-Emmanuel Ray

Seule unanimité à propos du travail le dimanche : dérogations particulières après dérogations générales, notre droit est devenu une usine à gaz. On attend donc avec intérêt le rapport de Jean-Paul Bailly, l’ancien président de La Poste, pour simplifier ce capharnaüm tant les divisions sont fortes. Schizophrénie : si 72 % des Français veulent libéraliser, 63 % ne veulent pas travailler le dimanche.

L’exemple vient de haut : « Dieu acheva son œuvre. Et au septième jour il se reposa. » Mais aussi de loin puisque c’est en 321 que l’empereur Constantin, venant de se convertir, a fixé le repos du dimanche. Treize siècles plus tard, le Vert Galant (Henri IV) voulait permettre, « chaque dimanche, mettre une poule au pot » : religion et retrouvailles.

BRICOLAGES

Oublions le fantasme d’une loi simple et carrée. Le consensus a toujours existé sur les 3 millions de salariés assurant aujourd’hui les multiples activités devant perdurer le dimanche : services publics vitaux (pompiers, hôpitaux) ou essentiels (SNCF, métro, pharmacies et médecins de garde) ; production industrielle ne pouvant s’arrêter (hauts-fourneaux) ou de produits frais (lait). Mais aussi loisirs (musées, cinémas, Euro Disney).

Qualifiée de « directive gruyère » à cause de son interminable liste de dérogations, celle du 23 novembre 1993 évoquait à l’origine le repos dominical ; mais elle avait fait l’objet d’une contestation britannique demandant à la Commission européenne d’expliquer pourquoi un salarié se reposerait mieux le dimanche que le mardi ou le jeudi. Rectificatif à la suite de l’arrêt de la CJUE du 12 novembre 1996 : « En ce qui concerne la période de repos hebdomadaire, il convient de tenir compte de la diversité des facteurs culturels, ethniques, religieux et autres ; en particulier, il appartient à chaque État membre de décider si, et dans quelle mesure, le dimanche doit être compris dans le repos hebdomadaire. » Aujourd’hui, dans de très catholiques pays comme le Portugal ou l’Irlande, l’ouverture dominicale est banalisée, à l’instar de la Grande-Bretagne. À l’inverse, l’ex-Sunday closed britannique reste la règle en Allemagne où la Loi fondamentale destine le dimanche « au repos physique et au recueillement spirituel », mais aussi en Autriche ou en Suisse. Mais le fait que ce repos devait combiner « le repos journalier de onze heures » et « la période de repos de vingt-quatre heures » est du coup passé inaperçu : bref, 35 heures, mais de repos (voir L. 3132-2).

QUEL EST LE PROBLÈME ?

Paradoxe pour un « juriste » obsédé textuel : les enjeux réels n’étant pas ceux évoqués par le Code, la question du travail dominical ne peut se résumer à un tête-à-tête syndicats-employeurs.

1. Plus que le droit du travail, c’est d’abord le droit de la concurrence qui est en cause. Dans les régions frontalières, si des grandes surfaces sont ouvertes le dimanche à 1 kilomètre au-delà de la frontière, interdire aux enseignes françaises d’ouvrir constitue leur arrêt de mort. Idem aux frontières de certains départements, où ici le préfet a autorisé, mais son collègue d’en face interdit l’ouverture. Dans le contentieux des magasins de bricolage, ce n’est d’ailleurs pas un syndicat de salariés qui a agi, mais Bricorama, un peu étonné que ses puissants concurrents mais voisins Castorama et Leroy Merlin puissent, eux, ouvrir. Le tribunal de commerce de Bobigny a constaté cette « injustice flagrante » le 26 septembre dernier, à l’instar de l’assemblée plénière autorisant le 7 mai 1993 les syndicats d’employeurs à agir en référé.

Aujourd’hui, la saisine de cette haute instance permettrait d’éviter toute divergence entre la chambre sociale et la chambre commerciale au sein de la Cour de cassation, sans parler de la chambre criminelle se prononçant sur le versement d’amendes parfois considérables. Différente de l’astreinte fixée par le juge des référés pour forcer à l’exécution (120 000 euros par ouverture illégale versés à Bricorama ici, aux syndicats demandeurs là), l’amende de 1 500 euros doit en effet être multipliée par le nombre de salariés puis le nombre d’ouvertures illégales dûment constatées, peu important l’éventuel accord des collaborateurs concernés (Cass. crim., 17 juillet 1986). Ceux qui plaident pour permettre à un salarié volontaire de renoncer individuellement à ces règles d’ordre public doivent réfléchir à la portée de cet opt out : renoncer à la protection du Code du travail ? Des conventions collectives ? Qu’en resterait-il ?

2. Les époux Thénardier sont morts, et il n’y a plus de mines en France. Si le repos dominical au sens de « reposer » ses bras fatigués par une « éreintante » semaine garde son sens pour beaucoup (la directive de 1993 veut « assurer la sécurité et la santé des travailleurs »), il s’agit d’abord d’une nécessaire mesure de synchronie sociale : en particulier pour que les familles puissent se retrouver. C’est sur ce terrain que s’est prononcé le Conseil constitutionnel le 6 août 2009 : « En prévoyant que le droit au repos hebdomadaire des salariés s’exerce en principe le dimanche, le législateur a entendu opérer une conciliation entre la liberté d’entreprendre […] et le dixième alinéa du Préambule de 1946 qui dispose que la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. » Fondement repris par la chambre sociale le 12 janvier 2011 : « En prévoyant que le repos hebdomadaire est donné en principe le dimanche, la disposition contestée n’apparaît nullement contraire à la liberté du travail et au principe de laïcité en ce qu’elle participe d’un objectif de préservation de la santé et de la sécurité des travailleurs, mais également de protection des liens familiaux. »

La même chambre veille légitimement au respect de ces règles de concordance des temps : un changement de répartition de l’horaire privant le salarié du repos dominical constitue une modification du contrat justifiant une prise d’acte (chambre sociale, 26 septembre 2012), même si l’entreprise dispose d’une dérogation permanente (chambre sociale, 7 mars 2012).

3. Lutter contre le chômage ? Une ouverture dominicale élargie créerait-elle des emplois ? Certainement si le contenu du portefeuille des ménages français était fonction de l’amplitude des horaires d’ouverture : à part quelques cadres financièrement à l’aise mais surbookés pendant la semaine, ce n’est hélas pas le cas. Et les quelques embauches – à temps partiel mais fort appréciées des étudiants – faites ici seront compensées par des baisses d’activité, voire des licenciements là (en témoigne la disparition des petits magasins de bricolage en région parisienne). Il reste une exception : le portefeuille de nos 83 millions de touristes annuels ; s’agissant par exemple des Champs-Élysées mondialement connus, mais aussi des Grands Boulevards aujourd’hui fermés le dimanche mais bondés le samedi, il vaut mieux que leur inextinguible folie d’achats puisse être assouvie en France plutôt qu’à Londres.

QUESTION MOINS SOCIALE QUE SOCIÉTALE

Le repos dominical constitue donc une magnifique question pour un juriste : le droit est certes une technique d’organisation de la société (rouler à droite, s’arrêter au feu rouge) mais d’abord un système de valeurs, à fort effet symbolique.

C’est avant tout la famille – y compris décomposée avec la garde alternée, mais aussi recomposée – qui en fait les frais. Point n’est alors besoin de pleurnicher sur le délitement des liens familiaux si le droit n’essaie pas de maintenir un minimum de concordance des temps pour éviter que maman qui travaille le samedi – parfois en nocturne – ne croise papa qui travaille le dimanche. Mais aussi toute vie collective : qu’il s’agisse de sports collectifs (si le goal de l’association de football n’est pas dans ses buts le dimanche matin…), de vie associative ou tout simplement amicale.

Le droit étant porteur de symboles, le principe d’interdiction doit être maintenu. Malgré la joyeuse expédition familiale que représente « Un dimanche à Ikea », sommes-nous seulement des consommateurs obsédés par ces « lieux de vie » que seraient les centres commerciaux ? Pouvons-nous condamner « le délitement du lien social » mais tuer symboliquement le seul jour consacré aux retrouvailles ? Un jour collectif d’actes gratuits constitue une mesure de synchronie et d’hygiène sociale indispensable.

FLASH
Et les cadres ?

1. Exclus du droit de la durée du travail, les cadres dirigeants peuvent travailler le dimanche et ne s’en privent guère ; sans aucune indemnisation particulière, « sauf disposition conventionnelle ou contractuelle plus favorable » (chambre sociale, 27 juin 2012). Mais leur droit à la santé doit être respecté : l’arrêt du 30 novembre 2011 évoque « la privation régulière du repos hebdomadaire et un nombre excessif d’heures supplémentaires auxquels le salarié imputait l’aggravation de son état de santé ». Mais qui fixe les horaires de travail d’un (vrai) dirigeant ?

2. Au nom du « droit à la santé et au repos » (chambre sociale, 29 juin 2011), les cadres au forfait jours sont soumis aux 35 heures… de repos hebdomadaire : « Toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales de travail, ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires » (chambre sociale, 26 septembre 2012). Mais 25 % des cadres travaillent le dimanche… Si ces débordements sont récurrents, il faudra les mettre au menu de l’entretien annuel « portant sur la charge de travail et sur l’articulation entre l’activité professionnelle et la vie personnelle et familiale ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray