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Grosse pression sur les Esat

Dossier | publié le : 02.11.2013 | Adeline Farge, Sabine Germain, Rozenn Le Saint

Coincés entre l’érosion des subventions et la crise qui affecte leurs secteurs d’activité, les établissements et services d’aide par le travail commencent à avoir des exigences de productivité parfois difficiles à concilier avec leur vocation sociale.

La crise n’épargne pas le secteur du travail adapté et protégé, loin s’en faut. « Elle nous oblige à réinventer le modèle des établissements et services d’aide par le travail », estime Daniel Hauger, le président du Groupement des Esat, qui a dirigé les Ateliers spécialisés Technoland, dans le Doubs (450 travailleurs handicapés). Il sait de quoi il parle : en 2008, l’activité de ces ateliers était presque exclusivement tournée vers la sous-traitance automobile. À grand renfort d’investissements et de programmes de professionnalisation, il a pu développer de nouvelles activités : restauration, recyclage, gestion électronique des documents.

À présent, la sous-traitance automobile ne représente plus que 60 % de son activité. « L’avenir des Esat passe par l’innovation et par une réorientation de l’offre de services en fonction des besoins et des exigences de nos donneurs d’ordres, mais sans jamais perdre de vue que cette stratégie économique doit être au service d’un projet humain », explique-t-il. Un équilibre difficile à trouver, alors que « 30 à 40 % des Esat sont déficitaires », selon Gérard Zribi*, président fondateur de l’Association nationale des directeurs et cadres d’Esat (Andicat). « On leur demande d’améliorer leur rentabilité sans verser pour autant dans la productivité et la sélection des travailleurs handicapés », poursuit-il. Équation impossible ? Nés en 1964 pour donner accès au travail à des populations qui en étaient exclues, les Esat accueillent des personnes « ayant une capacité de travail inférieure à un tiers » mais « une aptitude potentielle à travailler suffisante. » Cette aptitude est évaluée par la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées. Aujourd’hui 110 000 personnes travaillent en Esat ; une majorité sont handicapées mentales ou psychiques, rémunérées à hauteur de 55 à 110 % du smic (avec, dans certains cas, une prime d’intéressement ne pouvant dépasser 10 % de cette rémunération).

L’État finance l’ensemble des dépenses de fonctionnement (rémunération des en­cadrants et soutiens médico-sociaux) ainsi que la très grande majorité des investissements. Mais il revient aux Esat de financer, sur leur « budget économique » (leur chiffre d’affaires), les salaires des travailleurs handicapés, les équipements professionnels et les coûts de fonctionnement. « Une place en Esat est financée par l’État à hauteur de 11 500 euros par an, compte Gérard Zribi. C’est 20 à 30 % de moins qu’en Allemagne. De plus, cette enveloppe est gelée depuis vingt ans : son montant s’érode donc de 2 à 3 % par an. Pendant des années, les directeurs d’Esat ont réussi à compenser la diminution des financements publics par leur activité économique. Mais cela devient intenable. »

D’autant plus intenable que les activités traditionnelles des Esat sont percutées par la crise et la mondialisation : la sous-traitance industrielle et le conditionnement, par exemple, ont été largement délocalisés dans les pays à bas coûts. Ce qui oblige les Esat à élargir l’éventail de leurs activités, notamment dans les services : espaces verts, entretien de locaux, blanchisserie industrielle… « Nous devons développer des activités à plus forte valeur ajoutée, note Josette Rissetto, qui dirige deux Esat au Havre [Porte Océane et La Lézarde, respectivement 135 et 115 travailleurs handicapés]. Ces activités fonctionnent bien, mais ne conviennent pas aux travailleurs les plus lourdement handicapés. Nous avons donc de plus en plus de mal à accueillir les populations les plus vulnérables. »

C’est ainsi que la question de la sélection des travailleurs admis en Esat commence à se poser. Elle est controversée. « À leur création, en 1964, les Esat (nommés alors centres d’aide par le travail – CAT) ont été conçus pour donner accès au travail à des populations qui en étaient exclues. Il faut conduire le changement sans oublier le projet humain d’origine », indique Daniel Hauger. « En théorie, il n’y a pas de seuil minimal pour travailler dans des Esat créés sur la base de l’affirmation de la notion d’épanouissement par le travail, répond Thierry Nouvel, directeur général de l’Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis (Unapei). La réalité, c’est que ce n’est pas possible pour tout le monde : parce que certains n’ont pas une capacité de travail suffisante ; et parce que le dogme de l’épanouissement par le travail ne convient pas à tous. Il n’est donc pas anormal que les Esat se recentrent sur les populations les plus aptes à travailler. En revanche, il serait plus inquiétant que les difficultés financières les poussent à devenir trop sélectifs. » Une réalité est pourtant en train de s’imposer aux yeux d’Éric Blanchet, directeur général de L’Association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées : « Certains travailleurs handicapés, qui avaient leur place en Esat il y a vingt ans, ne l’ont plus aujourd’hui. »

Des exigences croissantes

Car la situation a bien changé. Et pas seulement du fait des contraintes financières. Les directeurs des Esat sont confrontés à bien d’autres difficultés. À commencer par le niveau d’exigence de leurs clients : « Nous sommes devenus des fournisseurs comme les autres, note Mouhannad Al-Audat, directeur du pôle travail des Papillons Blancs des Rives de Seine, qui emploie 244 travailleurs dans trois Esat des Hauts-de-Seine. On nous demande le même niveau de qualité et de réactivité que les entreprises commerciales. De plus, les missions qu’on nous confie sont de moins en moins rentables, avec des séries de plus en plus courtes et des délais de plus en plus serrés. » Aux directeurs d’établissement et à leurs chefs d’atelier de s’adapter : « Nous assurons la blanchisserie des vêtements ignifugés des 3 600 salariés du site havrais de Total, indique Josette Rissetto. Pour le client, peu importe que nos travailleurs ne sachent ni lire ni écrire : nous nous engageons à déposer chaque matin les vêtements lavés, raccommodés et pliés dans des casiers nominatifs. Aux chefs d’atelier d’imaginer des systèmes de codage et de rangement pour que cela soit possible. » Mais après tout, « adapter la demande des clients aux aptitudes des travailleurs handicapés, c’est notre cœur de métier », estime Mouhannad Al-Audat.

Cette mission devient pourtant particulièrement difficile à assumer dans le contexte actuel : « Les ressources des Esat diminuent alors que les exigences d’accompagnement médico-social s’élèvent et que les droits des travailleurs handicapés se rapprochent du droit du travail, notamment en matière de formation », observe Arnaud de Broca, secrétaire général de la Fédération nationale des accidentés du travail et handicapés. De plus, les moniteurs des Esat ne sont pas tous bien préparés à leurs missions : « On leur demande d’être à la fois chef d’atelier et travailleur médico-social alors que 90 % d’entre eux n’ont aucune formation dans ce domaine », constate Marie Aboussa, directrice déléguée de la Fédération nationale des associations gestionnaires au service des personnes handicapées. On a en effet voulu – et c’était une idée applaudie par tous – valoriser la compétence technique des ateliers en ouvrant le métier de moniteur à des professionnels ayant cinq à sept ans d’expérience en plus de leur BEP ou de leur CAP. Le problème, c’est que l’écrasante majorité d’entre eux n’a pas pris le temps de décrocher son diplôme d’éducateur technique spécialisé (facultatif pour les professionnels).

Des difficultés nouvelles

Or leurs missions sont de plus en plus complexes. Parce que les effectifs n’accompagnent pas la montée en puissance des activités de services : « Il faut compter 1 moniteur pour 13 ou 14 travailleurs dans la sous-traitance industrielle, mais 1 pour 5 dans les activités de services », estime Gérard Zribi. Aux Esat de jongler avec leurs ressources… Parce qu’on assiste à une augmentation spectaculaire des troubles psychiques associés, « qui sont souvent plus complexes à gérer que la déficience principale, explique Marie Aboussa. Les phénomènes de décompensation psychique peuvent faire exploser une équipe. Il y a évidemment plus de risques qu’ils surviennent en période de stress ». Et enfin parce que l’organisation du travail et la gestion des délais reposent essentiellement sur les épaules des moniteurs et des chefs d’atelier, qui doivent encaisser leur propre stress tout en rassurant des travailleurs handicapés particulièrement sensibles : « Les périodes de surchauffe peuvent les déboussoler, explique Mouhannad Al-Audat. Mais le désœuvrement des périodes creuses génère encore plus d’angoisse chez des travailleurs handicapés inquiets quant à la pérennité de leur activité. » Comme tous les salariés.

Les Esat sont en effet confrontés – en plus de leurs propres difficultés – aux mêmes problématiques que le monde du travail ordinaire : « On observe une montée de l’absentéisme, note Marie Aboussa. Elle est liée au vieillissement de cette population (l’usure étant particulièrement importante dès l’âge de 40 ans). » Mais aussi au désengagement des travailleurs handicapés, qui relève exactement du même phénomène que le désengagement des autres salariés. Les mêmes causes produisant les mêmes effets : « On commence à voir apparaître de véritables cas de souffrance au travail », note Arnaud de Broca. « Il y a en Esat les mêmes formes de mal-être au travail qu’en milieu ordinaire, confirme Marie Aboussa. Le problème, c’est qu’on ne dispose d’aucun indicateur. Il faudrait que l’on évalue l’absentéisme et les risques psychosociaux. »

En attendant, les Esat cherchent leur salut dans la professionnalisation : « La formation des travailleurs handicapés est la clé de notre réussite », explique Mouhannad Al-Audat. « Le développement de nouvelles activités passe par la formation, confirme Josette Rissetto. Pour relever le niveau de qualification, nous croyons beaucoup aux cursus adaptés du réseau Différent et Compétent. Ce qui ne nous empêche pas de sensibiliser les instituts médico-pédagogiques et médico-professionnels : arrêtez de former les jeunes handicapés à des métiers en voie de disparition ! »

Gérard Zribi est, quant à lui, persuadé que les Esat doivent, comme toute PME, s’ancrer dans leur territoire : « Andicat encourage ses adhérents à se regrouper au niveau de leur bassin d’emploi pour adapter leurs activités à ses besoins et être capables de décrocher de plus gros marchés. » Il faut croire qu’ils n’attendent plus grand-chose du côté des finances publiques…

S. G.

* Auteur de l’Avenir du travail protégé : les Esat dans le dispositif d’emploi des personnes handicapées, Presses de l’Ehesp, décembre 2012, 4e édition.

30 à 40 %

des Esat sont déficitaires.

11 500 euros

C’est le financement public annuel d’une place d’Esat, soit 20 à 30 % de moins qu’en Allemagne.

55 à 110 %

du smic, c’est la rémunération des travailleurs handicapés salariés dans les Esat.

Travailleur handicapé : un statut à part

Sur les 680 000 personnes handicapées ayant une activité professionnelle, seulement 110 000 travaillent en Esat*. Les autres exercent en milieu ordinaire… ou pointent à Pôle emploi (le taux de chômage des travailleurs handicapés est de 22 %). Les travailleurs des Esat ne sont pas des salariés comme les autres : ils ne relèvent pas du Code du travail mais sont considérés comme des « usagers d’institution sociale » liés non par un contrat de travail, mais par un « contrat de soutien et d’aide par le travail ». Ce statut s’est néanmoins rapproché du droit commun à la ­faveur des lois du 2 janvier 2002 (rénovant l’action sociale et médico-sociale) et du 11 février 2005 (dite « loi handicap »). « Les Esat doivent favoriser l’accès à des actions d’entretien des connaissances, de maintien des acquis scolaires, de formation professionnelle, des actions éducatives d’accès à l’autonomie et d’implication dans la vie sociale en recourant à des intervenants extérieurs si besoin est », précise le décret du 23 mai 2009. De plus, les usagers des Esat peuvent bénéficier de la valorisation des acquis de l’expérience.

En revanche, leur rémunération reste dérogatoire : elle est composée d’un « salaire direct », financé par l’activité économique de l’Esat, qui ne peut être inférieur à 5 % du smic, et d’une « aide au poste », versée par l’État, ne pouvant dépasser 50 % du smic. Enfin, leurs droits de représentation et d’expression sont limités, « bien que certains établissements aient, depuis des années, mis en place des dispositifs tout à fait intéressants », observe Gérard Zribi, président d’Andicat.

* Source : ministère du Travail, 2006.

Auteur

  • Adeline Farge, Sabine Germain, Rozenn Le Saint