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Décodages

Le Brésil champion de l’exaspération

Décodages | International | publié le : 02.11.2013 | Steve Carpentier

Les manifestations qui ont secoué le Brésil en juin ont pris de cours les autorités. Après les transports, la grogne portée par les héritiers de la « décennie magique » s’est étendue à d’autres sujets. Et se poursuit, malgré quelques avancées.

Il est devenu en quelques jours l’un des visages les plus connus du Brésil : Batman. Ou plutôt, dans la vraie vie, Eron de Melo, un prothésiste dentaire d’une trentaine d’années qui se déguise en superhéros pour exprimer son mécontentement dans les rues de Rio de Janeiro. Depuis le début de la grogne sociale en juin, ce chouchou des caméras se cache derrière le costume d’un « personnage qui symbolise la justice et qui se bat contre un système politique en faillite », explique-t-il. Au départ, il s’est joint aux cortèges de manifestants pour « dénoncer le manque de moyens pour l’éducation », lui, l’ancien élève d’une école publique, témoin d’« un enseignement au rabais réservé aux plus pauvres ». Depuis, il a parfait son discours. « Il faut que le gouvernement cesse de faire l’autruche et affronte les vrais problèmes du pays, à commencer par la corruption et le manque de moyens pour l’éducation, la santé et les transports », argumente-t-il. Comme beaucoup de Brésiliens de sa génération, il veut « changer un pays qui prétend jouer dans la cour des grands mais qui reste un État du tiers-monde ». Des revendications scandées lors des 12 rassemblements auxquels il a déjà participé, pour la plupart sévèrement réprimés par les forces de l’ordre. Mais Batman prend son costume très au sérieux.

Son rôle de chauve-souris lui a déjà valu quelques heures de prison depuis le vote récent d’une loi locale qui interdit le port de masques lors des manifestations. Pas de quoi l’intimider. Car Eron de Melo est un sympathisant du Black Bloc, groupe d’altermondialistes qui s’est spécialisé dans les opérations coups de poing. Un nom emprunté à l’Allemagne des années 1980 et ses groupes de lutte contre la répression policière. Au Brésil, le Black Bloc existe depuis les années 2000 et les premiers rassemblements antiglobalisation. Son mode de fonctionnement est comparable à celui observé lors du « printemps arabe » : ses membres se retrouvent de manière spontanée via les réseaux sociaux. Des centaines de pages appelant à l’insurrection ont déjà été supprimées sur le réseau Facebook.

Le Black Bloc est extrêmement hétérogène mais foncièrement anti partis politiques. Il est composé de militants d’extrême gauche très politisés, mais aussi de jeunes casseurs qui veulent en découdre. Hors la loi, les hommes en noir ont le ­visage caché, sont agiles et rapides, détruisent parfois des biens comme des agences bancaires, symbole du pouvoir capitaliste à abattre. Ce groupe radical dénonce pêle-mêle la corruption, le clientélisme, la mauvaise qualité des services publics ou la baisse du pouvoir d’achat. Des critiques dans lesquelles se reconnaissent la plupart des Brésiliens et qu’ils ont exprimées lors des manifestations de ces derniers mois. À commencer par la jeunesse, pour qui il s’agit d’une première. Car le Brésil n’a pas vécu de manifestations aussi importantes depuis le début des années 1990. Et il a suffi d’une étincelle.

Prix du ticket de bus. La grogne sociale débute en effet à partir d’un banal désagrément de la vie quotidienne : la hausse, annoncée début juin, du prix du ticket de bus dans les principales villes du pays. Le groupe altermondialiste Movimento Passe Livre (Mouvement du billet gratuit) s’empare du mécontentement. Pensé hors des partis politiques traditionnels, mais surtout des grandes centrales syndicales et étudiantes, ce collectif lancé lors du Forum social mondial de 2005 à Porto Alegre appelle à descendre dans la rue. Pris de cours, les pouvoirs publics répriment sévèrement les premiers cortèges, qualifiant leurs participants de « vandales » et de « voyous ». Résultat : mi-juin, plus de 1 million de Brésiliens battent le pavé dans une centaine de villes du pays. Depuis, il ne se passe pas une semaine sans manifestation. Mais les rassemblements sont désormais sectoriels, comme c’est le cas à Rio, où les enseignants de l’école publique se retrouvent à intervalles réguliers pour exiger des revalorisations salariales.

À Sao Paulo, Edgar Tcacenco s’est joint aux manifestants dès les premières heures de la crise. À 32 ans, il est un pur produit de la nouvelle classe moyenne qui a émergé au Brésil ces dix dernières années. C’est elle qui aujourd’hui veut se faire entendre : 40 millions de personnes sorties de la pauvreté et qui ne veulent pas y retourner. Salarié de l’audiovisuel, il perçoit un salaire confortable et a pu s’offrir il y a six mois un appartement douillet dans le centre-ville. Contrairement à sa mère, une ancienne couturière qui a quitté l’école à 16 ans, et à son père, ouvrier travaillant à la chaîne, Edgar Tcacenco a fait des études supérieures. Mais aujourd’hui il a peur pour l’avenir. « Tout est devenu cher au Brésil car l’État a livré l’économie au secteur privé, note-t-il. Les impôts augmentent et les services publics se détériorent. Alors il reste la lutte pour ne pas retomber dans la pauvreté. »

PIB en berne. Entre 2000 et 2010 le pays a connu une période que l’on nomme déjà la « décennie magique ». Le Brésil fait alors pâlir d’envie les observateurs. En 2010, alors que l’Europe s’englue dans la crise économique, il arbore un insolent taux de croissance de 7,5 %. Mais aujourd’hui, le Brésil a le PIB en berne : 0,9 % de croissance en 2012. S’il est devenu la septième puissance économique de la planète, les secteurs de l’éducation, de la santé, des transports souffrent de sous-investissements chroniques qui exaspèrent. D’autant que les scandales de corrup­tion se succèdent. Son coût annuel tournerait autour de 25 milliards d’euros, soit 2,3 % du PIB national. « La mobilisation de ces derniers mois a montré une insatisfaction profonde des Brésiliens vis-à-vis des partis politiques et des organisations de la société civile, explique Wagner Sanchez, professeur de sciences sociales à l’Université catholique de Sao Paulo. Mais les revendications sont souvent très confuses et sans grande direction, ce qui, sur le long terme, peut favoriser l’émergence dangereuse de leaders populistes se posant comme les sauveurs de la patrie. »

Les manifestations ont pour l’heure permis des avancées. La plupart des maires des grandes villes qui avaient décidé de la hausse du tarif des transports ont fait machine arrière. La présidente Dilma Rousseff a dégagé une enveloppe de 15 milliards d’euros pour améliorer la mo­bilité urbaine. Quant à la proposition de loi PEC 37, qui prévoyait de limiter les pouvoirs du ministère public dans les enquêtes de corruption, elle a tout simplement été retirée du calendrier parlementaire. Des gages indispensables, car le temps presse. Le Brésil accueillera en juillet 2014 la Coupe du monde de football. Pas question pour le pouvoir en place que la fête du ballon rond soit gâchée par les cris des manifestants.

REPÈRES

6 %

C’est la hausse du ticket de bus annoncée à Sao Paulo en juin ; à Rio, elle s’élevait à 7 %.

15 milliards

C’est, en dollars, le montant des investissements publics attendus pour la Coupe du monde de foot au Brésil en 2014.

Auteur

  • Steve Carpentier