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Jean Pisani-Ferry

Actu | Entretien | publié le : 02.11.2013 | Emmanuelle Souffi, Sandrine Foulon

Les Français sont pessimistes. En cause, selon le commissaire général à la stratégie et à la prospective, leur perte de confiance dans le modèle social et les institutions.

Votre rapport sur la France dans dix ans est attendu pour la fin 2013. Avons-nous besoin d’y voir plus clair ?

Oui, car notre société a une vision brouillée de son avenir. C’est un handicap, car l’absence d’une perspective dans laquelle nos concitoyens se reconnaissent et puissent se projeter affaiblit le collectif et favorise les comportements de repli vers le chacun pour soi. Réfléchir à ce que nous voulons être dans dix ans, en débattre, fixer un cap et définir des propositions pour y parvenir peut aider à mobiliser un pays aujourd’hui désorienté. Quand, en 1985, Jean-Pierre Chevènement a lancé l’objectif d’amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, cela a porté ses fruits. On pourrait s’en inspirer, notamment pour les 140 000 jeunes qui décrochent tous les ans du système scolaire.

Dix ans, c’est lointain. Alors que le temps politique, c’est cinq ans…

Dix ans, c’est l’horizon de la société. La perspective décennale invite à l’ambition. Mais il faut que le politique accepte d’être patient s’il souhaite agir au fond et modifier les comportements. Réviser sans cesse les dispositifs, comme nous le faisons régulièrement depuis trente ans, a un coût. Si une entreprise sait que telle mesure en matière d’emploi est vouée à disparaître, elle se bornera à tirer parti des effets d’aubaine. Une politique doit être perçue comme suffisamment durable pour être efficace. Et puis le moment venu, il faut l’évaluer rigoureusement : ses effets doivent être mesurés, pour qu’on sache s’il faut la réformer…

Vous affirmez que notre modèle social est à bout de souffle. Pourquoi ?

À la différence de nos voisins, les inégalités de revenus ont été contenues, principalement grâce aux prestations sociales. En revanche, nous souffrons d’inégalités d’accès – au savoir, au logement, à l’emploi – et celles-ci tendent à s’aggraver. Elles se retrouvent tout au long de la vie de ceux qui ont mal commencé et sont plus ou moins compensées, à coût élevé, par les dispositifs redistributifs. Ne fait-on pas insuffisamment de prévention et trop de réparation ? En particulier, l’école échoue à prévenir la transmission des inégalités et à faire en sorte que les enfants issus des milieux défavorisés aient les mêmes chances que les autres. Cela se joue tôt, dès le CP, parfois même avant, mais, en comparaison d’autres pays, nous mettons des moyens importants sur les collèges et les lycées, et peu sur le primaire. À l’âge adulte, la formation continue ne compense pas les insuffisances du cursus initial, au contraire, elle amplifie les écarts. Emplois sous-qualifiés ou à bas salaire, difficultés de logement… À chaque fois, l’État tente de soigner. Mais ne vaudrait-il mieux pas rééquilibrer nos efforts ?

C’est une forme de déterminisme social…

En dépit de notre attachement à l’égalité, nous sommes loin derrière les pays scandinaves en la matière. Nous n’empêchons pas la reproduction d’inégalités de génération en génération. En 2003, 52 % des hommes de 40 à 59 ans fils de cadres supérieurs l’étaient eux-mêmes, contre 10 % des fils d’ouvriers, selon l’Insee. Un enfant de cadre a douze fois plus de chances d’accéder à une grande école qu’un fils d’ouvrier.

Avant la Seconde Guerre mondiale, notre modèle social était construit sur les services publics et leur capacité à promouvoir l’égalité des chances. Avec la création de la Sécurité sociale, nous avons ajouté un étage bismarckien, l’idée étant de protéger contre les risques. Puis, dans les années 1990, nous avons introduit des dispositifs sous condition de ressources, d’inspiration beveridgienne. Bref, on a empilé les étages, à coût élevé. Il faut clarifier les objectifs et aussi opérer un retour aux sources, car on a d’abord besoin d’une école qui joue son rôle social.

Vous estimez également que notre modèle est peu lisible…

C’est une deuxième critique formulée à son encontre. Nous avions un système qui reposait essentiellement sur les cotisations. Puis leur part s’est réduite, de 80 à 60 %. Côté prestations, on ne sait plus bien quel instrument sert quelle finalité : avec quoi redistribuer, avec quoi assurer. Le citoyen est perdu. Ce qui contribue à la perte de confiance.

Qu’est-ce qui nourrit, selon vous, le pessimisme ambiant ?

Un doute général sur la soutenabilité de notre modèle y contribue certainement. Les réformes des retraites s’enchaînent sans réussir à rétablir la confiance en la pérennité de la répartition, en particulier chez les jeunes. En 2012, seuls 39 % des Français avaient encore confiance dans l’avenir, contre 67 % en 1993, selon un sondage TNS Sofres. Cela ne résulte pas d’une défiance accrue à l’égard de la science mais d’une perte de confiance quant à la capacité de nos institutions à prendre en charge les problèmes du long terme. Les effets de cet état d’esprit sont considérables : tout débat social tend à être regardé comme un jeu à somme nulle, de type gagnant-perdant. Notre travail va consister à objectiver une série de constats et à formuler des propositions. Viendra ensuite le temps du politique. Nous avons déjà présenté nos travaux au Conseil économique social et environnemental (Cese). Les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat vont réunir des parlemen­taires de tous les partis pour débattre des questions que nous posons.

Vous vous placez dans le camp des déclinistes ?

Pas du tout ! C’est ce qu’on a voulu croire quand j’ai dit que la France serait plus vieille, relativement plus petite et moins riche en 2025. C’est un fait : notre pays pèsera sensiblement moins dans dix ans qu’il y a une décennie. Nous disposons en revanche d’un fort taux de natalité et d’une population active mieux formée que par le passé. Nos infrastructures sont classées au quatrième rang mondial. Notre pays n’est pas coupé en deux comme le sont beaucoup d’autres grands pays européens. Nous avons des entreprises de dimension mondiale. Ce sont autant d’atouts. Mais nous avons clairement un problème de dynamique productive, d’efficacité de notre modèle social, de soutenabilité de notre croissance et de représentation du bien commun. Il faut les résoudre, et pour cela se fixer des objectifs à dix ans : par exemple sur le retour au plein-emploi, sur le niveau de dépense publique qu’il faut pour atteindre nos objectifs sociaux – 57 % du PIB, c’est clairement trop –, sur la dette financière et environnementale que nous allons léguer à nos enfants. Regardez l’Italie… Il y a quinze ans, elle avait, à 10 % près, le même PIB par tête que l’Allemagne. Depuis, il a stagné, celui de l’Allemagne a crû de 20 %. Résultat, en Italie, le revenu moyen par tête est le même qu’en 1997 ! La France ne peut pas se considérer à l’abri du risque d’un scénario à l’italienne.

Vous avez pris la tête du Commissariat général à la stratégie et à la prospective en mai. Est-ce le Plan ressuscité ?

Lors de la première conférence sociale, les partenaires sociaux, notamment FO, ont exprimé le souhait que soit recréée une instance d’anticipation et de concertation. Choix a été fait de ne pas l’appeler « Plan » car cela évoquait trop une économie dirigée, administrée. Notre rôle est d’anticiper les mutations. Nous organisons des concertations, comme le faisait le Plan. Nous réalisons aussi des évaluations, dernièrement sur le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi. Notre pays se met à la culture de l’évaluation mais il y a encore du chemin à parcourir. L’instabilité des politiques publiques est dommageable à leur efficacité. À chaque nouvelle élection, le président et son équipe arrivent avec une série d’initiatives qui viennent supplanter celles qui existent déjà ou s’ajouter à elles. Il ­serait préférable de pratiquer systématiquement l’évaluation et d’en faire une base de la décision. Ou d’expérimenter, comme cela a été fait pour le RSA, mais en se donnant le temps de recueillir les résultats avant d’étendre la mesure.

Il y a en France une multitude d’institutions. Le CGSP n’en est-il pas une de trop ?

Au temps du premier Plan dirigé par Jean Monnet, il n’y avait pas d’autres endroits de concertation. Aujourd’hui, c’est vrai, il existe de multiples instances de ce type, le Conseil d’orientation des retraites (COR), le Conseil d’orientation pour l’emploi, le Haut conseil de financement de la Sécurité sociale… Et les partenaires sociaux n’ont pas des moyens infinis. À nous d’éviter les doublons et d’être attentifs à la qualité de ce qu’on propose. Nous pouvons nous inspirer de la pratique du COR : il produit du diagnostic partagé, ce qui n’empêche pas de se séparer sur les solutions. Nous ne sommes pas une institution académique. Mais nous avons une autonomie de réflexion et d’expression. Il faut que nous ayons assez de proximité avec le gouvernement pour cerner ses attentes, et suffisamment de distance pour pouvoir être audacieux. Nous n’avons aucun monopole, il n’y a pas d’institution de trop.

CET ÉCONOMISTE DE 62 ANS, DIPLÔMÉ DE SUPÉLEC, A PRIS LA TÊTE DU COMMISSARIAT GÉNÉRAL À LA STRATÉGIE ET À LA PROSPECTIVE EN MAI. EUROPÉEN CONVAINCU, IL A CRÉÉ ET DIRIGÉ LE THINK TANK BRUEGEL, LE CENTRE D’ÉTUDES PROSPECTIVES ET D’INFORMATIONS INTERNATIONALES ET PARTICIPÉ À CELUI FONDÉ PAR JACQUES DELORS, NOTRE EUROPE.

LE FILS D’EDGARD PISANI EST UN HOMME DE DÉBAT, QUI FUT EN 1997 CONSEILLER DE DOMINIQUE STRAUSS-KAHN ALORS À BERCY.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi, Sandrine Foulon