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Vous avez dit pénible ?

À la une | publié le : 02.11.2013 | Stéphane Béchaux

La réforme des retraites remet la pénibilité sur le devant de la scène. Avec, pour les salariés exposés, la promesse de partir plus tôt à la retraite. Une avancée majeure, mais complexe à mettre en œuvre.

À la machine à café, personne ne parle du « C3P ». Pas encore. Mais le sigle pourrait se faire une place dans les conversations de bureau, ou plutôt d’atelier. Car sous ce nom de code se cache le fameux « compte personnel de prévention de la pénibilité », l’une des mesures phares du projet de loi de réforme des retraites actuellement en débat. À l’heure de l’allongement de la vie active, il doit notamment permettre aux salariés soumis à des conditions de travail pénibles d’évoluer professionnellement et d’anticiper, de deux ans maximum, leur départ en retraite. Une mesure d’équité ? Sans aucun doute, tant l’espérance de vie sans incapacité varie en fonction de l’activité professionnelle. D’après l’Insee, l’espérance de vie à 35 ans des cadres masculins dépasse ainsi celle des ouvriers de 6,8 ans. Mais gare à l’usine à gaz ! Car mesurer concrètement la pénibilité des postes de travail relève du casse-tête. Les employeurs en ont déjà des sueurs froides, eux qui vont devoir déterminer, d’ici à 2015, lesquels de leurs salariés peuvent prétendre aux bénéfices du « C3P ». Et expliquer aux autres pourquoi ils en sont exclus.

1 C’EST QUOI, UN TRAVAIL PÉNIBLE ?

Tout individu dont l’activité professionnelle se fait parfois « avec difficulté, fatigue, souffrance » a déjà goûté à la pénibilité du travail. Tout au moins si l’on en croit la définition qu’en propose le Petit Larousse. Une acception très large qui embrasse probablement l’intégralité, ou presque, des salariés de l’Hexagone. « La pénibilité n’existe pas par elle-même. Mais seulement par ce qu’on veut bien y mettre. Tout salarié qui éprouve de la peine au travail peut à juste titre considérer son métier comme pénible », affirme Serge Volkoff, statisticien et ergonome au Centre d’études de l’emploi (voir interview page 22). De la climatisation en panne aux transports bondés, des tâches fastidieuses aux ambiances de bureau tendues, de la pression de la hiérarchie à la perte de sens au travail, les exemples de petits et grands maux qui empoisonnent la vie professionnelle sont légion.

Pas suffisant, néanmoins, aux yeux du législateur pour mériter compensation ou réparation. Au sens de la loi, la pénibilité au travail répond à une définition beaucoup plus restrictive, liée à l’espérance de vie en bonne santé. Est ainsi considéré comme pénible le fait d’être ou d’avoir été exposé au cours de son parcours professionnel à des risques « susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé du travailleur ». Une conception étroitement liée à la question des retraites et de leur financement. « Le péché originel date de la réforme Fillon de 2003. En faisant de la pénibilité un critère de réduction de carrière, on en a réduit le champ à celui de la réparation », décrypte Henri Forest, le spécialiste du sujet à la CFDT. À l’aune de cette définition, la pénibilité s’éclaire d’un jour différent. Enseigner dans un collège difficile face à des élèves dissipés ? Pas pénible, puisque l’espérance de vie du prof n’en est pas diminuée. Manipuler des produits chimiques inodores mais potentiellement toxiques ? Pénible, puisque les risques de développer un cancer en sont significativement accrus.

2 QUELS FACTEURS DE PÉNIBILITÉ FAUT-IL RETENIR ?

De très nombreuses études scientifiques se sont déjà penchées sur la question des liens entre santé et expositions professionnelles. Synthétisés dans deux rapports de référence signés Yves Struillou (en 2003) et Gérard Lasfargues (en 2005), ces travaux ont servi de base à une très laborieuse négociation interprofessionnelle menée entre 2005 et 2008 sur la pénibilité au travail. Non abouties, les discussions ont néanmoins permis de déterminer les facteurs de risques professionnels à prendre en compte. Une liste reprise telle quelle par l’actuel gouvernement dans son projet de loi de réforme des retraites. Sont ainsi concernés les « contraintes physiques marquées » (manutentions manuelles de charges, postures pénibles et vibrations mécaniques), l’« environnement physique agressif » (agents chimiques dangereux, activités exercées en milieux hyperbares, températures extrêmes et bruit) et « certains rythmes de travail » (travail de nuit, posté ou répétitif).

À partir de combien de nuits par an le travail de nuit est-il pathogène ? Traduire dans un décret les niveaux d’exposition est une gageure

Point commun de toutes ces expositions, leur impact avéré – et définitif – sur la santé. Certains métiers physiques – déménageur, boucher d’abattoir, ouvrier du bâtiment, ripeur – engendrent une usure prématurée qui se traduit par des troubles musculo-squelettiques, des douleurs lombaires, des lésions auditives. D’autres activités s’avèrent pénibles du fait de leur organisation. À l’image du travail de nuit. « Ses effets sur la santé sont majeurs et souvent irréversibles. Outre les problèmes de sommeil et de fatigue chronique, il génère des pathologies cardiovasculaires, des troubles gastro-intestinaux sévères et favorise le développement de tumeurs cancéreuses », détaille Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférence en psychologie du travail et ergonomie à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Les risques psychosociaux, en revanche, ne figurent pas sur la liste. « On manque encore d’études sur les effets à long terme du stress professionnel. Mais certains travaux suggèrent qu’il porterait atteinte au système cardiovasculaire », précise Isabelle Niedhammer, directrice de recherche à l’Inserm.

3 COMMENT DÉFINIR UNE SITUATION DE TRAVAIL PÉNIBLE ?

La réglementation du travail fixe aujourd’hui des valeurs limites d’exposition au-delà desquelles l’exercice d’une activité professionnelle est interdit. Mais il n’existe aucun seuil intermédiaire permettant de garantir, en deçà, la non-pénibilité ou l’innocuité d’une situation de travail. « Il est très délicat de placer les curseurs. En matière de substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, par exemple, la notion de seuil d’exposition sans risque n’existe pas. Pour le niveau sonore, autre difficulté. Un bruit intense généré par une plaque de tôle qui tombe par intermittence peut provoquer des lésions auditives, quand bien même la durée d’exposition par jour est brève », explique Hervé Lanouzière, patron de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Le ministère du Travail va pourtant devoir trancher. Contrairement à la loi de 2010, qui laissait la main aux branches et aux entreprises, il lui incombe de fixer, par décret, les niveaux d’exposition à prendre en compte.

Un énorme cactus. À partir de combien de nuits par an le travail nocturne est-il pathogène ? Les vibrations et le bruit engendrés par un marteau piqueur sont-ils nocifs au bout de deux heures ou dix heures hebdomadaires À partir de combien de kilos soulevés par jour – et sur quelle distance – développe-t-on des douleurs périarticulaires ? Scientifiquement, des éléments de réponse existent. Mais les traduire dans un décret relève de la mission impossible. « Les experts ont un rôle essentiel à jouer pour délivrer des données scientifiques et techniques fiables. Il appartient ensuite au pouvoir politique d’intégrer les enjeux économiques et sociaux pour faire des choix », explique Philippe Jandrot, directeur délégué aux applications à l’Institut national de recherche et de sécurité.

4 QUI BÉNÉFICIERA DU COMPTE PÉNIBILITÉ ?

Près de 20  % des salariés du secteur privé, soit 3,3 millions de personnes, peuvent prétendre à l’attribution de points pour pénibilité, si l’on en croit les estimations gouvernementales. Avec, comme premiers secteurs concernés, le commerce, la réparation automobile, la construction, les transports et l’entreposage. Des estimations obtenues à partir de l’enquête Sumer 2010, pour laquelle 2 400 médecins du travail ont interrogé quelque 48 000 salariés sur leurs conditions de travail. D’après les calculs de la Dares, 18,2 % des salariés seraient ainsi exposés à au moins un facteur de pénibilité, à commencer par les postures pénibles (6,5 %), les manutentions manuelles de charges (6,1 %) et les horaires alternants (2,9 %).

Des pourcentages à manier avec prudence. Car beaucoup va dépendre des seuils et des durées finalement retenus par décret pour l’ouverture des droits. Selon que les critères fixés sont très restrictifs ou non, la proportion de travailleurs concernés peut varier considérablement, et vite frôler les 40 %… Un taux financièrement insupportable. En la matière, inutile de se voiler la face : la détermination des niveaux d’exposition dépendra au moins autant du coût final – évalué à 2 milliards d’euros en 2030 – que des risques réels pour la santé.

Autre énorme inconnue, la mise en œuvre effective du dispositif. Taxées au portefeuille via une surcotisation par salarié exposé, les entreprises auront tout intérêt à se montrer très sélectives dans la détermination des postes de travail reconnus comme pénibles. Quitte à chipoter sur la mesure des expositions. « Le texte prévoit qu’il incombe à l’employeur de décider qui est exposé ou non. Dans les PME et chez les artisans, ça va être très difficile. Il va falloir que les salariés aient l’œil sur leur fiche d’exposition », avertit Éric Aubin, le Monsieur Pénibilité de la CGT.

« Il va falloir que les salariés aient l’œil sur leur fiche d’exposition »
5 LES FONCTIONNAIRES SONT-ILS CONCERNÉS ?

Le futur C3P ne s’appliquera qu’aux salariés de droit privé. Normal, les fonctionnaires ont déjà leur propre dispositif de départ anticipé. Il s’adresse aux agents classés en « catégorie active », dont l’emploi présente « un risque particulier » ou des « fatigues exceptionnelles ». Un dispositif mal bordé : prévue par décret en Conseil d’État, la nomenclature de ces emplois n’a jamais vu le jour. Y sont notamment éligibles les surveillants de prison, les douaniers, les égoutiers, les aides-soignants, les pompiers, les contrôleurs aériens ou les policiers, y compris municipaux. Une cote mal taillée, qui ignore des agents en situation de pénibilité tout en incluant des postes tranquilles. Remettre à plat le système, en tenant compte non plus de l’appartenance à des corps et des grades, mais des expositions réelles, relève de l’opération casse-cou. Et pourtant, une telle réforme ne ferait pas que des perdants. L’enquête Sumer 2010, dont le champ d’étude intègre l’hôpital, la territoriale et 40 % de la fonction publique d’État (mais pas les enseignants), révèle ainsi une forte exposition aux risques professionnels dans le secteur public. En particulier pour les agents hospitaliers, qui cumulent les conditions de travail pénibles : horaires de nuit, obligation de se dépêcher, manutention manuelle de charges, exposition aux produits chimiques et aux agents biologiques. Des résultats qui rendent parfaitement aberrante la modification du régime statutaire des infirmiers, généralistes comme spécialistes. Désormais classés en catégorie A, ils ont perdu le bénéfice de la retraite anticipée pour service actif.

Iniquité chez les soignants du public et du privé

Depuis trois ans, les infirmiers de la fonction publique hospitalière ne relèvent plus de la catégorie active. Conséquence, les nouvelles générations ne pourront plus bénéficier d’une retraite anticipée comme leurs aînées. Un avantage que les aides-soignants ont, eux, gardé. Dans le privé, le personnel soignant exerçant dans un établissement de santé devrait, demain, pouvoir bénéficier du compte de pénibilité. Tout comme, en théorie, les auxiliaires de vie. Sauf qu’il paraît très improbable que les particuliers employeurs établissent des fichesd’exposition…

SERGE VOLKOFF Statisticien et ergonome au Centre d’études de l’emploi.
“Le dispositif de réparation de la loi de 2010 était très restrictif, trompeur, voire cynique”

Peut-on définir la pénibilité scientifiquement ?

Sa définition relève plus d’une construction sociale que d’une observation scientifique. On peut considérer comme pénible tout ce qui fait qu’on éprouve de la peine. Les agressions du public, les trajets longs, le sentiment d’être débordé dans son travail, un chef insupportable constituent alors des facteurs de pénibilité. Certains peuvent même avoir des impacts extrêmement forts sur la santé.

Pourquoi, alors, ne pas les inclure dans les facteurs méritant réparation ?

Dans une optique de retraite, il est cohérent de retenir les pénibilités qui influent sur l’espérance de vie sans incapacité. Pas les autres, quand bien même elles s’avèrent difficiles à supporter. La définition retenue par le législateur est correcte de ce point de vue. Elle tient même compte de pénibilités dont les salariés ne se plaignent pas. C’est le cas de l’exposition à des substances chimiques cancérogènes qui peuvent n’être ni odorantes, ni irritantes, ni allergisantes. Ou du travail de nuit, que certains préfèrent à l’activité diurne.

La réforme de 2010 retenait déjà cette définition. Mais très peu en ont profité…

Son dispositif de réparation était très restrictif et trompeur, pour ne pas dire cynique. Il confondait maladie professionnelle et pénibilité, en conditionnant le départ anticipé à la retraite à la reconnaissance d’un taux d’incapacité permanente partielle d’au moins 10 %. Or les pénibilités dont il s’agit ici font surtout des dégâts après la retraite. Le prétendu volet « pénibilité » de cette loi constituait un recul idéologique considérable qui a heurté bien des médecins, des chercheurs et des experts.

Les facteurs de pénibilité retenus sont-ils les bons

La science a clairement établi des liens entre les caractéristiques du travail prises en compte et l’espérance de vie en bonne santé. C’est particulièrement vrai de l’exposition aux produits toxiques : les pesticides, les goudrons, les poussières de bois… Ces substances sont de vraies machines de guerre : elles expliquent la moitié de l’écart de mortalité par cancer du poumon entre ouvriers et cadres. On peut comprendre, en revanche, que les facteurs psychosociaux de risques n’y figurent pas. Ils sont à l’origine de graves problèmes de santé mais on n’a pas établi de lien fort avec l’espérance de vie.

La réparation peut-elle obérer la prévention ?

C’est un risque. Mais le dispositif est astucieux. En plafonnant à deux ans les possibilités de retraite anticipée, on évite que les salariés ne s’enferment dans des « trappes à pénibilité », en essayant de cumuler le plus de points pour finir leur carrière plus tôt. En prenant le risque de ne profiter que d’une retraite écourtée, de surcroît en mauvaise santé. Là, on les incite au contraire à se former, à évoluer sans attendre qu’il soit trop tard. Par ailleurs, en accolant la pénibilité non pas à certains métiers mais aux conditions réelles de travail, on incite les employeurs à les améliorer pour ne plus avoir à payer. Reste que la situation des salariés exposés aux pénibilités dans le passé n’est pas prise en compte. C’est un vrai problème.

Propos recueillis par Stéphane Béchaux et Anne Fairise

Pénibles, les égouts. Mais pas le BTP.

Relevant de la fonction publique territoriale, les égoutiers bénéficient d’une reconnaissance de la pénibilité de leur métier leur permettant de liquider leur pension par anticipation. Mais pas les ouvriers du BTP, qui n’ont jamais pu profiter du moindre dispositif de préretraite. Un oubli majeur que la nouvelle loi devrait corriger.

Une pénibilité reconnue par à-coups

Esquissée dans la réforme de 2010, la prise en compte de la pénibilité dans l’âge de départ à la retraite n’a rien de neuf dans le secteur privé. Loin de là. La première initiative remonte à la loi du 30 décembre 1975 qui permettait aux travailleurs manuels de liquider leur pension à 60 ans au lieu de 65 ans. À condition d’avoir travaillé en continu, à la chaîne, au four ou exposés aux intempéries durant plusieurs années. Un dispositif qui s’est éteint en 1982 avec la généralisation de la retraite à 60 ans. Fin 1998, nouvelle tentative avec la cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante. Toujours en vigueur, celle-ci offre aux salariés ayant été exposés à des poussières d’amiante la possibilité de bénéficier d’une préretraite. Pour peu qu’ils aient travaillé dans un établissement éligible ou développé une maladie professionnelle. Presque 100 000 personnes ont déjà eu recours à ce fonds, ouvert aussi aux dockers. Troisième outil, déployé entre 2000 et 2010, la cessation anticipée d’activité de certains travailleurs salariés. Destinée aux cols bleus ayant accompli quinze ans de travail posté, à la chaîne ou de nuit, la mesure a surtout profité à l’industrie automobile. Mais pas au BTP, exclu du dispositif dont quelque 65 000 ouvriers ont profité. De très rares secteurs ont aussi développé leur propre panoplie. À l’image du transport routier de marchandises, depuis 1996, ou de l’industrie pétrolière, depuis 2011.

Auteur

  • Stéphane Béchaux