logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Dossier

Dites plutôt qualité de vie au travail

Dossier | publié le : 04.10.2013 | Sabine Germain, Rozenn Le Saint, Sandrine Foulon, Emmanuelle Chaudieu

Après la prévention des risques psychosociaux, la qualité de vie au travail ? La notion est encore floue mais, obligation de résultat en matière de santé oblige, les entreprises ont intérêt à s’y atteler. D’autant plus qu’il y a là un enjeu de performance économique.

Né dans la douleur et sous la pression du gouvernement, l’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 sur l’amélioration de la qualité de vie au travail et l’égalité professionnelle (QVT) ne soulève pas un enthousiasme démesuré auprès des partenaires sociaux et des experts. « Cet accord parle surtout de qualité de vie autour du travail, regrette Martine Keryer, secrétaire nationale de la CFE-CGC chargée de la santé au travail et du handicap. Aborder les questions d’organisation a eu le don de hérisser le Medef. Mais nous n’aurions pas signé ce texte s’il n’avait pas fait référence aux indicateurs de l’INRS, qui portent aussi bien sur la santé et la sécurité des salariés que sur le fonctionnement de l’entreprise. » Signé par la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC, l’accord fait en effet de la QVT un enjeu de négociation d’entreprise, sur la base d’un diagnostic partagé avec les partenaires ­sociaux autour d’indicateurs tels que les relations sociales et de travail (reconnaissance du travail, respect et écoute des salariés…), l’environnement physique du travail (sécurité…), l’égalité de traitement entre les hommes et les femmes, ou la qualité du contenu du travail (autonomie, variété des tâches, enrichissement des compétences…).

Une vision qui ne satisfait pas Jérôme Tougne, directeur associé de Stimulus Conseil : « C’est un grand fourre-tout qui ne correspond pas vraiment à ma définition de la qualité de vie au travail. » Mais il a le mérite d’exister et de proposer une méthodologie et des indicateurs aux employeurs et aux partenaires sociaux. À condition, bien entendu, que ces derniers s’entendent sur la définition même de la QVT. Ce n’est pas gagné… L’Anact reconnaît en effet qu’il n’en existe pas de définition juridiquement stabilisée : chaque entreprise l’aborde à sa manière, en s’attaquant dans un premier temps à la prévention des risques psychosociaux, « qui a eu le mérite de placer le travail au cœur des débats et de la transformation, explique Hervé Lanouzière, son directeur ­général. Mais ce n’est que la première marche vers la qualité de vie au travail ». Cette notion intègre en effet toutes les conséquences que peut avoir le travail sur l’individu : psychologiques, physiologiques, économiques et comportementales. Le stress n’en est qu’une dimension.

Car la QVT va bien au-delà de la prévention des risques psychosociaux (RPS): « Il s’agit de faire en sorte que les salariés aiment leur travail, estime Jérôme Tougne. On peut très bien ne pas être stressé mais s’ennuyer profondément. La motivation et l’engagement sont pourtant des facteurs de santé psychologique. » Par ailleurs, ajoute Emmanuel Charlot, directeur associé du cabinet Psya, « on peut, par exemple, considérer que l’hygiène de vie des salariés ne relève pas seulement de la vie personnelle mais doit aussi être prise en compte par l’entreprise ».

Accords et plans d’action

Soyons réalistes : la prévention des RPS est une première étape vers la qualité de vie au travail que peu d’entreprises ont d’ores et déjà franchie. Même si elles commencent à prendre conscience du risque ju­ridique couru : « En matière de santé au travail, les employeurs ont une obligation de résultat, explique Christine Guillot-Bouhours, associée au sein du cabinet d’avocats Orrick Rambaud Martel. Ils peuvent être tenus pour responsables des cas de suicide, de burn out ou de harcèlement. » A fortiori s’ils n’ont pas négocié d’accord avec les partenaires sociaux ou mis en place un plan d’action. Ces plans d’action ne doivent pas seulement servir à se donner bonne conscience ou se contenter de satisfaire à l’obligation de négocier prévue par l’ANI du 19 juin. Ils n’ont de sens que s’ils font l’objet d’un véritable suivi, avec des indicateurs pertinents « tels que l’absentéisme, et notamment le petit absentéisme, que je considère comme le meilleur indice de la non-qualité de vie au travail », note Carole Froucht, directrice des relations sociales d’Orange. Après la « vague de suicides » de 2008, le groupe a eu le mérite d’ouvrir le débat sur la question des RPS. « Nous l’avons abordée de façon globale. Le grand message de 2008 a été « aidez-nous à mieux faire notre travail » », décrypte-t-elle. Réassurance des salariés à l’égard de la stratégie du groupe et de Conquêtes 2015, création de nouveaux espaces de dialogue et réactivation du dialogue social, reterri­torialisation du management, qui a gagné en autonomie et en proximité, simplification du reporting, réflexion sur l’impact du futur papy-boom (30 000 salariés partiront à la retraite dans les six ans à venir), sur l’organisation, mise en place d’un comité national de prévention du stress… « Notre baromètre social (40 000 salariés interrogés tous les six mois) renvoie aujourd’hui l’image d’une entreprise apaisée », se félicite Carole Froucht.

Cette approche globale de la QVT n’est pas l’apanage des grands groupes. Favi, un sous-traitant automobile picard (400 salariés sur 12 sites de production), en a fait une ligne de conduite. « Nous avons une approche systémique de la qualité de vie au travail et de la satisfaction du client, qui repose sur l’autonomie et la responsabilisation des opérateurs, explique Dominique Verlant, son directeur général. Pour bien faire son travail, il faut savoir pour quoi et pour qui l’on travaille. Un opérateur qui fabrique des pièces pour ­Renault va donc visiter son donneur d’ordres, reçoit ses commandes en direct et s’organise pour livrer les quantités dans la qualité et les délais attendus. Les opérateurs ne travaillent pas pour un chef, mais pour un client reconnu comme ­assurant la pérennité de leur activité. »

Et ça marche : « La QVT, ce n’est pas un luxe. C’est une composante de la performance économique de Favi », commente Dominique Verlant. « J’ai la conviction qu’il ne peut y avoir de performance ­économique sans bien-être au travail », abonde Carole Froucht. « Si seulement l’on faisait apparaître les coûts cachés du mal-être au travail et si l’on parvenait à le faire porter non pas à la Sécurité sociale mais au régime AT-MP [la caisse accident du travail et maladie professionnelle, à laquelle les entreprises cotisent en fonction de leurs résultats en matière de santé et sécurité] », soupire Martine Keryer.

Le cabinet Mozart Consulting s’est précisément attaché, avec l’institution de prévoyance Apicil, à chiffrer le coût du mal-être au travail à partir d’un indice croisant l’absentéisme, les démissions, les accidents du travail et les maladies professionnelles… Il est vertigineux : 13 500 euros par salarié et par an, soit 250 milliards d’euros par an pour le seul secteur privé. « L’amélioration de la QVT pourrait rapporter dix fois plus d’argent que les 20 milliards d’euros du crédit d’impôt compé­titivité-emploi sans rien coûter au contribuable », sourit Victor Waknine, président de Mozart Consulting.

Diagnostic « précis et partagé »

Le parallèle est hardi. Mais il n’est pas infondé : le petit absentéisme coûte cher. Ce n’est évidemment pas le seul signe : « Les salariés se plaignent souvent d’être accaparés par des tâches périphériques », observe Jérôme Tougne. À commencer par le reporting : « Dans une entreprise industrielle, nous nous sommes rendu compte que la moitié des tâches de reporting ne servaient à rien alors qu’elles bloquaient les managers dans leur bureau et les empêchaient d’aller sur le terrain. »

L’amélioration de la QVT passe donc par un diagnostic « précis et partagé avec les partenaires sociaux », insiste Marc Veyron, directeur des relations sociales de Capgemini et négociateur de l’accord sur la santé au travail et les RPS pour la branche des bureaux d’études techniques, cabinets d’ingénieurs-conseils et des sociétés de conseil signé en février dernier par la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC et FO et en cours d’extension. « Nous avons ainsi pu identifier différentes situations de travail générant du stress : les périodes d’intercontrats pour les consultants ou le bouclage de gros deals pour les commerciaux, par exemple. » Réponse concrète de Capgemini : « Nous avons mis en place une formation de deux jours pour aider les commerciaux à gérer ces pics de tension en apprenant à identifier quelles sont leurs propres sources de stress, ce qui les aide à prévenir l’engrenage généré par les montées de stress. »

Les outils et les indicateurs existent. Encore faut-il qu’employeurs et syndicats s’en emparent. Et ne fassent pas semblant de négocier. Or l’ANI du 19 juin se contente de proposer des indicateurs qui ne sont assortis d’aucune mesure de contrôle ni de sanction. « C’est un sujet complexe, auquel les CHSCT doivent être formés, prévient Martine Keryer. Nous allons devoir mouiller la chemise pour expliquer à nos élus comment s’emparer de l’accord QVT. » La bataille ne fait que commencer…

S. G.

La jurisprudence liée au stress fleurit
Les tribunaux, terrains de bataille des cabinets d’experts

Mieux vaut ménager le stress des salariés afin d’éviter les démêlés judiciaires. Pour preuve, la suspension, en décembre 2012, du plan social de la Fnac Relais pour ne pas avoir suffisamment pris en compte les conséquences de la réorganisation sur les risques psychosociaux (RPS), la condamnation en mai 2011 de Renault pour faute inexcusable à la suite du suicide d’un ingénieur au Technocentre de Guyancourt, ou encore l’interruption d’une opération d’externalisation d’Areva en juillet 2011 au motif qu’elle compromettait la santé et la sécurité des salariés. Dans la lignée de l’arrêt Snecma du 5 mars 2008, qui affirme l’obligation de ­sécurité de résultat de l’employeur, la jurisprudence oblige les entreprises à tenir compte des RPS.

Même si trois mois plus tard, en mars 2013, la justice l’a autorisée à poursuivre son plan social après avoir diagnostiqué les RPS qui pourraient en découler, la Fnac Relais a eu chaud. Et cet avertissement a été entendu par tous les DRH qui ont dans leurs cartons un projet de déménagement ou de réorganisation. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui monte en puissance depuis 2010, peut désormais brandir les risques psychosociaux comme bouclier à un plan de réorganisation déployé un peu trop vivement.

Conséquences des réorganisations. « Le premier arrêt Fnac a ouvert un boulevard. Il permet d’aborder la question de la réorganisation avec l’humain au centre, se félicite Me Savine Bernard, avocate des CHSCT, de la CGT, de la CFE-CGC et de SUD Fnac de Fnac Relais. En cas de PSE, il arrive souvent que les directions fournissent exactement les mêmes documents au CE et au CHSCT alors que les deux instances ne s’intéressent pas aux mêmes thématiques : le premier se penche sur le contexte économique et les conditions de départ et le second sur les conditions de travail de ceux qui restent. » Résultat : les directions cherchent à diagnostiquer les conséquences possibles des réorganisations sur la charge de travail des salariés. « L’entreprise n’est pas obligée d’avoir recours à un cabinet d’expertise, elle peut réaliser des études en interne. Ce qui compte, c’est que le travail ait été effectué en amont », assure Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation.

Quoi qu’il en soit, les cabinets d’expertise se frottent les mains. Pour étayer les études des CHSCT ou les contrer, ils prospèrent. D’ailleurs, la Fnac Relais a fait appel à des cabinets spécialisés pour répondre aux exigences de la cour d’appel de Paris en un peu plus d’un mois, du 13 décembre 2012 au 20 janvier 2013. « Lors de la phase préparatoire de notre projet, nous avions déjà établi un diagnostic de l’incidence possible de la réorganisation sur les RPS des salariés. Un des principaux apports de la jurisprudence concernant les études sur le report des charges de travail est le degré de détails à partager avec les instances », indique Alexandre Johnston, directeur des relations sociales du Groupe Fnac. D’où l’importance de faire appel à des experts qui « confirment en amont aux entreprises qu’elles ont bien apprécié et anticipé les ris­ques, ou indiquent comment, le cas échéant, mieux accompagner la réorganisation en mettant en place des moyens complémentaires », poursuit-il.

Le distributeur de produits culturels a préféré assurer ses arrières en commandant les investigations de deux ­cabinets agréés par le ministère plutôt qu’un seul. Mais pas n’importe lesquels : Stimulus et l’Ifas, conseils des employeurs. Et les plaidoiries se sont rapidement transformées en batailles d’experts entre ceux du CHSCT et ceux de la direction, schémas et chiffres à l’appui… « Les cabinets de conseil patronaux sont validés dans une confusion totale des genres », regrette Savine Bernard. À ces accusations, les experts en qualité de vie au travail brandissent l’agrément du ministère, remis en jeu tous les trois ans, et démontrent le sérieux de leur méthodologie. David Mahé, président de Stimulus, met en avant les entretiens individuels et collectifs, qui permettent de peser le pour et le contre des impacts humains des changements souhaités par les entreprises.

Flambée de diagnostics. « Le projet de réorganisation des fonctions support de la Fnac Relais prévoit qu’elles ne soient plus effectuées en central mais à l’échelle de la boutique. Les directeurs de magasin auraient à gérer les RH, ce qui correspond à une tâche supplémentaire, mais en réalité les entretiens ont révélé qu’ils s’estimaient satisfaits d’avoir la main sur les RH de leur magasin », témoigne le président de Stimulus, qui enregistre un accroissement des demandes de diagnostic sur les RPS depuis la fin de l’année 2012. Pour Laurence Saunder, associée de l’Ifas, la flambée des requêtes date de l’automne 2009, avec le lancement du plan Darcos, incitant les entreprises à négocier sur la prévention des RPS. Selon elle, les directions n’attendent pas d’être mises au pied du mur par la justice pour réagir. « Si la prévention des RPS dépasse les petites entreprises, les moyennes et les grosses ont pris le sujet à bras-le-corps. La plupart anticipent lors de la préparation de leur réorganisation, et on n’en entend pas parler. D’ailleurs, elles sont de plus en plus capables de les évaluer en interne ; nous faisons évoluer notre offre d’expertise en fonction », assure cette experte en RPS qui ne redoute pas un fléchissement de l’activité.

R. L. S.

13 500 euros

par salarié et par an, c’est ce que coûterait le mal-être au travail, soit

250 milliards d’euros

pour le seul secteur privé.

Source : Mozart Consulting.

Auteur

  • Sabine Germain, Rozenn Le Saint, Sandrine Foulon, Emmanuelle Chaudieu