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Décodages

Travail dominical : le bricolage à la manœuvre

Décodages | Emploi | publié le : 04.10.2013 | Anne Fairise

En Ile-de-France, les enseignes de bricolage réclament une dérogation permanente pour ouvrir le dimanche, comme le secteur de l’ameublement en 2008. Procédures judiciaires, manifs de salariés, lobbying auprès d’élus : elles font feu de tout bois.

Le bricolage n’a pas dit son dernier mot, M. Sapin ! Le ministre du Travail a beau avoir été ferme avant l’été, en rappelant sur RTL son refus d’assouplir la législation sur le repos dominical des salariés et la loi Mallié de 2009 qui a déjà élargi les possibilités de dérogation, il peut s’attendre à un nouvel assaut des Leroy Merlin, Castorama et Bricorama, plus que jamais sur le pied de guerre pour ouvrir chaque dimanche en Ile-de-France. Les enseignes lui réclament cette dérogation permanente que son prédécesseur Xavier Bertrand leur avait promise, juste avant la présidentielle.

« L’évolution des modes de vie, en particulier dans les grandes agglomérations, a fait naître une forte demande sociale de fréquentation des établissements de vente de détail de matériel de bricolage le week-end, y compris le dimanche », argumentait le 13 mars 2012, dans une lettre aux partenaires sociaux, le ministre du gou­vernement Fillon. Il y déplorait le « nombre de situations limitées », permettant l’ouverture dominicale des commerces de bricolage, et l’important contentieux « préjudiciable aux entreprises comme aux salariés », avant de les avertir de sa décision d’inscrire le secteur sur la liste de ceux dérogeant, de droit, au repos dominical. Par un décret en Conseil d’État.

Mais l’engagement n’a pas été tenu. Et les enseignes s’enfoncent dans une guérilla qui rend d’autant plus impérieux leur acharnement à arracher une dérogation. Elle est vitale pour les géants du secteur se partageant 70 % du marché, Leroy Merlin (galaxie Mulliez) et Castorama (groupe BG Kingfisher), dont 22 magasins franciliens sont poursuivis pour ouverture illégale le dimanche par… Bricorama (3 % de part de marché). Le groupe indépendant s’est retourné contre ses concurrents, pour distorsion de concurrence, après avoir été lui-même condamné l’automne dernier à fermer le dimanche 32 de ses surfaces françaises à la suite d’une assignation de la Fédération FO du commerce. Impitoyable vigie qui veille comme le lait sur le feu au respect de la législation sur le travail dominical. Jugement en décembre. D’ici là, les enseignes activeront tous leurs relais pour trouver une issue politique.

Des salariés payés pour manifester. Qu’inventeront, pour attirer les caméras, les Bricoleurs du dimanche, le collectif de 300 salariés Leroy Merlin et Castorama qui s’est opportunément créé, après l’assignation de Bricorama, pour réclamer le droit de travailler le septième jour de la semaine ? Rassembler 1 600 manifestants devant l’Élysée, investir ses jardins, pétitionner ? Déjà fait ! Chose certaine, « nous allons radicaliser nos actions pour être plus visibles, en gardant notre esprit “bon enfant” pour ne pas effrayer les clients », promettait à l’été Gérald Fillon, principal porte-parole et conseiller de vente « cuisine et rangements » au Leroy Merlin de Gonesse (Val-d’Oise)… qui ne travaille plus, depuis des années, le dimanche.

Mais c’est comme ça qu’il a débuté en 2002, à la découpe du magasin de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Et le trentenaire a des convictions (« Pourquoi nous interdire de travailler le dimanche ? Le débat doit se faire au sein des familles ! ») et une grande qualité : c’est un bretteur-né, fan du micro, qui parle cash et acéré, comme il l’a montré sur la vingtaine de plateaux TV ou radio écumés. Pas besoin de media training ! En quelques mois, le collectif a fait mouche. Au compteur : deux rencontres avec un conseiller ministériel Rue de Grenelle (qui n’ont pas abouti), et « au moins 300 retombées presse entre avril et juin », énumère Stéphane Attal, directeur associé des Ateliers Corporate, le cabinet parisien de relations presse payé par Leroy Merlin pour « aider le collectif à s’organiser ». Un autre pro des RP veille au grain : l’agence Dehais, chargée de la com de la Fédération des magasins de bricolage et de l’aménagement de la maison (FMB) et de Castorama, de toutes les manifestations aussi.

La création du collectif, l’ouverture d’une page Facebook, le logo sur les tee-shirts, le slogan référence à Barack Obama « Yes, week-end ! », ce sont eux. « Il faut que ce soit un combat de salariés, pas de business », reprend Stéphane Attal. « Les éléments de langage », ce sont eux aussi. Au choix : le particularisme de l’Ile-de-France où les consommateurs font leurs courses le dimanche, faute de pouvoir les faire en semaine, les emplois créés par les ouvertures dominicales, le nombre élevé d’étudiants finançant ainsi leurs études ou l’attitude exemplaire des deux employeurs (volontariat garanti, paiement majoré du dimanche travaillé, jour récupéré). Exercice contraint ? « Pourquoi un salarié ne manifesterait-il pas avec son patron ? » rétorque Gérald Fillon. En 2008, une Confédération générale des salariés du dimanche avait aussi vu le jour chez Leroy Merlin et Castorama pour porter les revendications du secteur du bricolage, jaloux de la dérogation permanente arrachée par celui de l’ameublement et du jardinage. Sans jamais devenir aussi médiatique. À l’époque, jours de débrayage, banderoles et cars étaient aussi payés par les enseignes.

Concurrence déloyale. « Moi aussi, j’ai oublié de retirer une journée de salaire aux salariés qui manifestaient, sur leurs horaires de travail, en faveur du travail dominical », s’amuse le patron de Bricorama, l’inénarrable Jean-Claude Bourrelier, 66 ans mais « au travail depuis cinquante-deux ans dont presque tous les dimanches », dans son immense bureau de la ZAC des Boutareines, à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne). Le débrayage s’est déroulé en novembre 2012, donnant lieu à une protestation devant le siège de FO à Paris. Les 300 manifestants Bricorama s’annonçaient de Viry-Châtillon (Essonne), de Troyes (Aube), même de Dax (Landes). Le self-made-man peut compter sur le soutien de ses salariés. Pas seulement les 1 000 travailleurs dominicaux, réguliers ou occasionnels, privés de revenus additionnels depuis la fermeture de 32 magasins le dimanche.

En septembre, les 4 500 salariés du groupe ont reçu un acompte sur l’intéressement 2013 amputé de moitié ! Le retour à la légalité pèse sur les résultats, déjà affectés par la consommation en berne. « Si le tribunal ne me donne pas raison, je ferai appel », menace déjà Jean-Claude Bourrelier, qui parle de « combat à mort » contre Leroy Merlin et Castorama. Sur deux feuilles A4, il tient un état des lieux de la situation des 47 enseignes de ses concurrents en Ile-de-France. Une plongée édifiante dans la complexité de la réglementation et le casse-tête des dérogations possibles au repos dominical. La première colonne comptabilise les magasins classés dans les zones touristiques d’affluence exceptionnelle ou d’animation culturelle permanente définies par décret : autorisés à ouvrir tous les dimanches. La deuxième dénombre les établissements situés en périmètres d’usage de consommation exceptionnel (Puce) créés par la loi Mallié : autorisés à ouvrir le dimanche, s’ils obtiennent une dérogation préfectorale, renouvelable tous les cinq ans, après accord du conseil municipal ! La troisième colonne ? Elle recense les enseignes ouvertes le dimanche sur dérogation préfectorale temporaire, valable un an… Et à chaque autorisation manquante, Jean-Claude Bourrelier attaque en justice ! « Pourquoi mes magasins sont toujours fermés le dimanche, quand mes concurrents dans le même périmètre restent ouverts, certains carrément illégalement, d’autres grâce à des dérogations préfectorales que je n’ai pu obtenir ? Tous ouverts ou fermés, il faut une règle simple », martèle le patron de Bricorama qui bétonne son image.

Fini, les déclarations intempestives de Jean-Claude Bourrelier dans la presse d’opinion et ses menaces de licencier les salariés qui travaillaient dans le cadre des ouvertures illégales le dimanche ! Place aux arguments étayés et au plaidoyer sur sa « bataille pour la justice et l’égalité » dans la presse économique. Depuis l’été, il s’offre les services de Taddeo, le spécialiste de la communication de crise pour dirigeants, créé par Raymond Soubie, ex-conseiller social de Nicolas Sarkozy. En juillet, le cabinet de conseil lui livrait un sondage Ifop auprès de 542 clients des Bricorama fermés le dimanche : 77 % d’entre eux vont désormais à la concurrence et 43 % en deviennent des clients réguliers en semaine ! « Il faut agir en coulisse », souffle le P-DG, qui a été exclu de la fédération patronale tenue par Leroy Merlin et Castorama. Il a déjà ses défenseurs au Palais-Bourbon. En juillet, Jean-Christophe Lagarde (UDI), puis Philippe Vitel (UMP) interpellaient Michel Sapin sur la perte de chiffre d’affaires de Bricorama « à cause de la réglementation qui peine à trouver sa logique », reprenant à la virgule près la question posée au gouvernement, fin 2012, par Luc Chatel ou Jacques Alain Bénisti. À quand la repasse ?

Élus sous pression. Les concurrents de Bricorama ont, eux, trouvé un défenseur de poids parmi les députés… socialistes : Olivier Faure, nouvel élu de Seine-et-Marne, jusqu’alors conseiller ­spécial du Premier ministre et, avant, directeur adjoint de cabinet du premier secrétaire du PS François Hollande. Bonne surprise d’avant l’été pour les Bricoleurs du dimanche : le quadra est venu les soutenir devant les caméras de télé­vision, avec, en bandoulière, le soutien écrit de neuf députés PS franciliens (dont le président du groupe à l’Assemblée, Bruno Le Roux) qui comptent, tous, un Leroy Merlin ouvert le dimanche dans leur circonscription. « Je paie le même prix que vous quand j’y fais mes achats », s’amuse Olivier Faure, évacuant le sujet du lobbying. « Il s’agit de service rendu aux administrés qui nous ont fait confiance, et de pragmatisme », affirme-t-il.

À l’argumentaire des enseignes - débat de ter­ritoire, habitudes de consommation, emplois créés, pouvoir d’achat des salariés - il n’ajoute qu’un élément : l’absence de menace pour le petit commerce, déjà laminé. « Trouvez-moi une “bricaillerie” en Seine-et-Marne ! Tout est fermé ! » En septembre, Olivier Faure a lancé un groupe de travail sur l’ouverture dominicale des magasins de bricolage en Ile-de-France. Son défi : « Trouver les voies d’un accord territorial entre les partenaires sociaux du bricolage. L’idée est d’aller au plus près de ce que désirent les salariés, loin du dogmatisme des confédérations syndicales, et d’harmoniser les compensations accordées aux salariés sacrifiant volontairement leurs dimanches. » De quoi convaincre Michel Sapin d’aller jusqu’au décret en Conseil d’État ? Olivier Faure espère, dans un premier temps, boucler l’accord d’ici à décembre, son agenda calé sur la date de jugement de l’action de Bricorama à l’encontre de Leroy Merlin et de Castorama.

En attendant, les enseignes continuent de jouer la carte des élus locaux pour lever le rideau le dimanche. À l’été, Bricorama avait déjà obtenu les dérogations pour rouvrir 3 des 32 magasins fermés en novembre 2012. Grâce aux interventions des maires d’Orgeval (Yvelines), de Soisy-sous-Montmorency (Val-d’Oise) et de Bondy (Seine-Saint-Denis) auprès de leur préfet respectif, Jean-Claude Bourrelier a décroché le classement des trois surfaces en Puce. Ses concurrents ne sont pas en reste. Castorama tient un décompte précis de ses interventions auprès des élus locaux, Direccte, préfets pour faire avancer ses demandes de dérogation ou de classement en Puce. Pour plaider la cause du magasin situé à Ballainvilliers (Essonne), des rencontres ont été organisées avec la maire, la Direccte, et même la députée du coin, Nathalie Kosciusko-Morizet, en novembre et décembre 2012, mobilisant un directeur de magasin, le directeur régional, le chargé de mission affaires publiques… « NKM et la maire de Ballainvilliers font un courrier pour pousser la dérogation individuelle », indiquent les documents que Liaisons sociales magazine s’est procurés. Utile, car « le préfet refuse la création d’un Puce du fait du nombre d’habitants à Ballainvilliers (environ 5 000) ». Chiffre famélique, il est vrai, pour justifier la création d’une zone de consommation exceptionnelle ! Avec les municipales à venir, la pression des enseignes sur les maires n’est pas près de s’alléger ! Michel Sapin n’a pas fini d’entendre parler du travail du dimanche.

REPÈRES

29 % des salariés ont travaillé le dimanche de manière habituelle ou occasionnelle en 2011, contre 20 % en 1990.

Source : Insee.

On travaille de plus en plus le septième jour

Ne cherchez pas d’état des lieux du travail du dimanche ! Aucun n’a été réalisé, hormis dans un rapport parlementaire très succint de novembre 2011… qui enjoignait la Dares de mener une enquête exhaustive sur la situation dans les Puce ! Nouveau député PS de la Manche, Stéphane Travert s’y attelle dans un groupe de travail lancé mi-mars. Seule la Fédération des employés et cadres FO fait un bilan régulier, mais partiel, sur la base des actions menées de main de maître par l’avocat Vincent Lecourt. « Si on ne peut parler de banalisation ou de contagion du travail du dimanche […], il y a une extension certaine du travail dominical, que les préfets d’Ile-de-France semblent cautionner en donnant des dérogations excédant le périmètre des Puce et en continuant de délivrer des dérogations de complaisance là où il ne peut y en avoir », écrivait la FEC FO en juin dans une lettre aux parlementaires. Pointés : l’arbitraire des délimitations des Puce, la multiplication des sources d’infraction… et le nombre croissant d’entreprises, « en dehors des Puce ou des communes ou zones touristiques », demandant des dérogations au repos dominical « sur le fondement de l’article L. 3132-20 et de la jurisprudence Ekima International » au nom de la concurrence déloyale ! 28 tentatives dans six départements franciliens ont été recensées. Pas une bonne nouvelle pour les travailleurs dominicaux. Car les compensations varient selon le secteur d’activité et la zone géographique. Dans les zones touristiques, aucune contrepartie n’est prévue ni le volontariat. Dans les Puce, un accord collectif ou un référendum doit les prévoir, sinon l’employeur doit doubler la rémunération et accorder un repos compensateur. Quant aux salariés du nettoyage et aux agents de sécurité travaillant le dimanche dans les Puce, ils n’ont pas le choix : qu’une petite majoration (20 % pour les premiers, 10 % pour les seconds) et aucun repos compensateur.

GUERRE DES SONDAGES

74 % des Franciliens favorables à l’ouverture des magasins de bricolage le dimanche.

Source : CSA/FMB, 2013.

72 % des salariés français n’iraient pas davantage dans les commerces s’ils étaient ouverts sept jours sur sept.

Source : FO/BVA, 2008.

Auteur

  • Anne Fairise