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Jeanne Bordeau

Actu | Entretien | publié le : 04.10.2013 | Emmanuelle Souffi, Anne-Cécile Geoffroy

Pour la « styliste en langage », rompre avec la langue aseptisée de la communication, renouer avec l’authenticité et adopter un code commun s’imposent à l’entreprise.

Dans votre manifeste, vous appelez à une métamorphose du langage des dirigeants. Pourquoi ?

Les dirigeants n’ont plus conscience que la langue est un capital majeur de l’entreprise, qu’elle reste le premier outil de communication. Elle est pourtant malmenée depuis des années. Dans les années 1980 et 1990, les communicants ont créé la tyrannie de la marque, imposé une communication packagée avec une langue aseptisée et squelettique. C’est le dogme du PowerPoint qui synthétise et assèche. L’entreprise est entrée dans une indistinction des mots, une approximation de la langue. On fait ce qui est à la mode, pas forcément dans son style, alors que personne ne désire ressembler à son voisin. La capacité à communiquer se limite à des effets de manche. Les dirigeants invoquent à tout bout de champ la « motivation », oubliant la racine du mot, l’émotion. Ils parlent de leurs collaborateurs, mais ne savent plus décrire, raconter les métiers qu’ils exercent. Toutes les entreprises mettent leurs « clients au coelig;ur des préoccupations », parlent de « logique de gestion intégrée », d’« accompagnement du changement », de leur « esprit de conquête ». Mais on a envie d’entendre autre chose que des images empruntées au sport ou à la guerre ! Qu’elles nous disent enfin ce qu’elles ont de rare.

Comment en est-on arrivé à ce langage lapidaire et stéréotypé ?

On n’apprend plus à argumenter. À l’école, nos jeunes ne sont pas formés à prendre la parole. Ils ne travaillent plus leur mémoire. Le langage est une matière abandonnée. L’enseignement de la rhétorique a disparu en 1904 ! On oublie qu’une langue se manie, avec une grammaire, une syntaxe, un vocabulaire. Le cheminement d’une pensée se construit. Les grands penseurs, éditorialistes, politiques, sont obsédés par le parler-vrai. Mais le parler-vrai, quand il est exacerbé, n’apporte que violence et méchanceté. Il devient une parole outrancière, sarcastique. Phrases hâtives, tweets chocs, débats absents… On n’échange plus, on assomme l’adversaire par des petites phrases qui claquent ou qui font mal. Les mots passent comme des papillons. Pouvoir d’achat et travail sous Nicolas Sarkozy. Chômage et emploi sous François Hollande. Le mot obsessionnel cette année ? Transparence. Il y a deux ans, c’était vérité. Aujourd’hui, les dirigeants veulent des phrases clés qui fonctionnent comme des leitmotivs, des refrains qui vont rester dans l’inconscient collectif. Or une émotion ne se décrète pas. Certes, on n’empêchera jamais la petite phrase. Mais, désormais, les entrepreneurs doivent savoir argumenter, apporter la preuve de ce qu’ils avancent. Internet, les réseaux sociaux gardent en mémoire les écrits, les paroles. Les dirigeants ne doivent pas apprendre à parler moins, mais à parler mieux.

En matière de transparence, les entreprises peuvent-elles d’ailleurs dire la vérité ?

Je ne crois pas que l’entreprise puisse tout dire, ni que ce soit bien. Une entreprise a des secrets. Elle possède sa boîte noire. Indispensable pour rester compétitive. On ne peut pas révéler les salaires de tous les collaborateurs, ni ce qui fonde les critères de choix d’une fusion-acquisition ou d’une start-up rachetée à bas prix… La transparence revendiquée à l’envi n’est pas forcément porteuse de vérité. Car une information est sans cesse déformée, surinterprétée, exagérément relayée. Cette vertu de la transparence requiert un discours de la preuve qui s’appuiera sur la capacité à sourcer et à fiabiliser l’origine d’une information. Ce souhait va requérir temps, mesure et réflexion. Or nous vivons dans une époque qui privilégie la vitesse. Vont souffrir ceux qui peineront à être dans l’accélération. Quand je dis que les dirigeants doivent parler mieux, ils doivent surtout apprendre la nuance. Une entreprise peut dire les choses avec précision parce qu’elle possède ce goût de la nuance. La qualité du verbe résidera dans le talent que l’on possède à contextualiser, prouver, démontrer, sensibiliser. On devrait pouvoir faire naître un débat qui allie émotion et authenticité plutôt que de rencontrer des échanges fondés sur des jugements de valeur trempés dans l’encre du sarcasme. Les formules à l’emporte-pièce malmènent la langue sous couvert de parler-vrai. Elles sont même dangereuses. À l’inverse, le ­ storytelling - la mise en récit - redonne un ordonnancement, un sens. Regardez le succès fou remporté par toutes ces séries écrites pour la télévision. Je ne suis pas d’accord avec Christian Salmon [NDLR, chercheur au CNRS et auteur de Storytelling, voir LSM n° 113, juin 2010] qui voit dans cette méthode une manipulation.

Le numérique n’est-il pas à l’origine du mal qui touche les mots en imposant une accélération de l’information ?

Non, je ne crois pas. Le numérique a libéré la parole. Chaque collaborateur peut s’exprimer sur les réseaux sociaux dans une langue souvent plus authentique, plus pertinente. C’est un langage hybride, une sorte « d’écrit-oral », plus naturel et spontané. C’est sain car les consommateurs, les clients, les lecteurs sont à la recherche de vérité. Ils ne veulent pas forcément tout savoir, mais ils souhaitent que ce qu’on leur dit soit fiable. La parole doit être sincère. Regardez l’essor pris par le fact checking. Tout est gardé en mémoire, tracé. Et, donc, facilement contestable. Chaque mot, chaque parole doit être soupesée et réfléchie. Car les malentendus vont vite et les contrevérités également. Les dirigeants d’entreprise doivent donc prendre conscience qu’aujourd’hui, avec les technologies numériques, ils sont à la tête d’une télévision doublée d’une radio. L’entreprise est un vrai média et, à travers ses salariés, se met en récit. L’entreprise est une vaste harmonie.

Comment assurer cette harmonie ?

Je propose aux entreprises avec lesquelles je travaille de mettre en place une charte sémantique, comme il existe une charte graphique. Nous l’avons fait par exemple avec la SNCF. Quand un P-DG joue du Mozart, mieux vaut que le reste de l’entreprise ne joue pas du jazz. Nous commençons toujours par réaliser un audit linguistique en écoutant ce que le dirigeant et ses collaborateurs disent de l’entreprise. Je travaille avec des linguistes, des sociologues, mais aussi des ethnologues et des conteurs. Ce sont des moments de méthode et de recherche qui nous autorisent ensuite à parler à chaque dirigeant de ce qu’il croit revendiquer, de ce qui est vraiment transmis au sein de son entreprise et de ce qui est réellement perçu. Il faut incarner les mots et les concepts. La Poste, c’est le « cachet faisant foi ». Ça renvoie aux notions de confiance et de proximité. Le site de commerce en ligne Vente-privee.com nous a demandé de travailler sur la rédaction de ses mails. Après dix ans d’existence, le souci de l’entreprise était de savoir comment continuer à garder un ton, une couleur qui lui est propre à travers sa correspondance avec ses clients. Mon rêve serait de parvenir à monter des écoles de langage dans les entreprises.

Mettre en place une charte sémantique ne risque-t-il pas, à l’instar des « éléments de langage » fournis clés en main, de casser la spontanéité dans les entreprises ?

Une charte sémantique n’a rien de castrateur. L’idée n’est pas de dire aux salariés quoi dire, mais comment le dire. Une charte sémantique donne le la. Elle n’oblige pas à prendre la parole. Elle y prépare juste. Nous avons par exemple créé des cahiers de style pour des entreprises de luxe, nous travaillons sur des récits émanant de salariés. Ces temps d’écoute authentique permettent de « ré-accorder » les blessures et les décalages qui peuvent avoir lieu, notamment, au moment de fusions d’entreprises ou de mutations. Si l’entreprise n’adopte pas de codes de langage communs, la prise de parole devient ca­cophonique. Le but est de construire une langue éprouvée. Arrêtons de dire que « tout va bien » si tout va mal. La justesse, toujours. Aujourd’hui, il n’y a pas une manière de parler. On ne doit plus être dans la parole packagée, mais authentique.

La parole politique, avec ses petites phrases, n’a-t-elle pas contaminé le monde économique ?

C’est incestueux. Mais je pense que c’est surtout le politique qui reste influencé par l’économique, et pas le contraire. Si un produit n’est pas bon, la sanction est immédiate. Au contraire, la sanction des urnes est trop décalée pour avoir un impact sur les modes de communication. Reste que les entrepreneurs ne savent pas bien parler d’eux. Ce sont les grands aventuriers de notre époque, mais ils ne parviennent pas à se raconter. Ils n’arrivent pas à se mettre à la hauteur de grands hommes politiques comme de Gaulle, à se mettre en scène comme eux.

Créatrice de l’Institut de la qualité de l’expression, Jeanne Bordeau milite pour une réappropriation de la parole par les dirigeants. Auteure d’un manifeste et de storytelling et contenu de marque (éd. Ellipses, 2012), elle intervient dans les entreprises pour définir leur style sémantique. Tous les ans, elle expose des tableaux de mots recensant ceux qui ont été les plus utilisés dans la presse.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi, Anne-Cécile Geoffroy