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L’Espagne, championne de la débrouille

À LA UNE | publié le : 04.10.2013 | Cécile Thibaud

Avec 27  % de chômeurs, en Espagne, tout est bon pour décrocher un peu d’activité. Le gouvernement cherche à assouplir le marché et à stimuler le travail indépendant.

Ses coordonnées circulent entre amis, refilées par courrier électronique : en cas de pépin avec votre disque dur, de gros virus, adressez-vous à David, plébiscité par tous les ignares plantés par leur ordinateur. Ses interventions miraculeuses à domicile coûtent 30 euros. « Sans TVA, sauf si vous y tenez vraiment », précise-t-il à ses clients. Tout est au noir, cela va de soi. Technicien en informatique de 36 ans, David est au chômage depuis près de deux ans et il arrondit ses fins de mois tout en continuant d’inonder tous les sites de recherche d’emploi de ses CV. « Il faut être à l’affût, réagir vite, certaines annonces reçoivent près de 2 000 candidatures. » Entre deux entretiens d’embauche, il donne un coup de pouce à un copain qui a monté sa boîte de services informatiques et il court tout Madrid pour faire ses dépannages. Son chômage s’arrête dans quelques mois. Mais il compte bien avoir décroché un job avant. « Sinon, j’arriverai bien à me débrouiller », assure-t-il avec optimisme.

Il s’estime chanceux, parmi les 27 % de chômeurs que compte le pays. Sa formation lui laisse l’espoir de rebondir. Alors que l’avenir du 1,8 million de chômeurs issus du secteur de la construction est beaucoup plus sombre depuis l’explosion de la bulle immobilière. Avec plus de 700 000 logements vides en vente, qui a encore besoin d’un maçon ? Sans diplôme, sans formation, eux aussi, ils se débrouillent. Ils placardent leurs petites annonces sous les Abribus pour offrir de retaper un appartement et bricolent pour un voisin, comme Jorge, 29 ans, qui avait abandonné ses études à 17 ans avant l’équivalent du bac, appâté par la promesse d’un boulot facile pendant les années de boom économique.

Il a renoncé, pour l’instant à « un vrai travail » et table sur des solutions d’appoint. Les petits jobs saisonniers, dans un pays où le tourisme représente 12 % du PIB, servent à donner le change durant les quelques mois d’été. Plus de 90 % des nouveaux contrats sont temporaires. Fin juillet, le chômage a baissé de 225 000 personnes et est passé sous la barre des 6 millions de demandeurs d’emploi. Mais personne n’ose réellement parler d’inversement de la tendance tant la situation est précaire. « La baisse du chômage comptabilisé est due en grande partie au nombre de personnes qui ont baissé les bras et cessé de chercher du travail », avertit Maria Angels Valls, professeure spécialisée en gestion des ressources humaines de l’école de commerce Esade. L’automne est toujours une période difficile pour l’emploi et, selon les pré­visions de l’OCDE et du gouvernement espagnol, le taux de chômage se maintiendra au-dessus de 20 % jusqu’à la fin de la décennie.

FLEXIBILISATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL. Face à la dégradation du marché de l’emploi - le pays compte 1,8 million de foyers dont tous les membres sont sans emploi et 2 millions de chômeurs sans aucune aide -, les gouvernements de Zapatero puis de Rajoy ont entrepris depuis 2010 une série de réformes pour flexibiliser le marché du travail, favoriser les baisses de salaire et offrir des facilités d’embauche aux employeurs, instaurer de nouvelles mesures limitant la portée des conventions collectives. « Nous sommes en train de vivre une dévaluation interne basée sur la dégradation des droits des salariés, sans toucher d’autres aspects de la structure productive du pays qui s’est appuyée trop longtemps sur la construction et le travail peu qualifié, critique Paloma Lopez, responsable de la politique de l’emploi au syndicat Commissions ouvrières. Au lieu de parler de politique de relance, on préfère présenter le responsable de la paralysie du marché de l’emploi : le salarié qui a des droits. »

Du côté des associations patronales, on applaudit le nouveau cadre législatif qui devrait aider les entreprises à mettre en place des mécanismes de flexibilité interne pour doper la compétitivité du pays. « Ces changements seront positifs à terme, mais toute la question est de savoir comment agir à court terme, alors que plus d’un jeune sur deux est sans emploi », reconnaît l’économiste Juan José Dolado, professeur à l’université Carlos-III de Madrid.

De nouvelles dispositions ont ainsi vu le jour au printemps pour encourager l’esprit d’entreprise et favoriser l’emploi et la formation des jeunes : baisses de cotisations liées à un contrat « premier emploi », possibilité de combiner prestations chômage et démarrage d’une activité à son compte, exonération de charges pour les micro-entreprises qui embauchent un chômeur, ou encore création d’un forfait cotisations sociales réduit à 50 euros pendant six mois pour les jeunes qui se lancent. « Cela revient à faire porter le poids de la crise économique sur les demandeurs d’emploi, estime Adoracion Guaman, professeure de droit du travail à l’université de Valence. Toutes ces mesures débouchent sur un sauve-qui-peut général. » Selon elle, la politique d’austérité a conduit l’État à se décharger de toute responsabilité, avec un effritement de la protection sociale. Dans quelques régions rurales, comme l’Estrémadure, les syndicats agricoles dénoncent l’abus de certaines offres d’emploi faites aux chômeurs : on leur propose de travailler, contre nourriture et logement, mais sans salaire.

DEVENIR ENTREPRENEUR… PRÉCAIRE. « Face à ce panorama, le message ambiant est simple : tu n’as droit à rien, personne ne va t’embaucher. C’est la course à la débrouille, tout vaut mieux que de ne pas travailler », explique ainsi Antonia, qui est serveuse depuis des mois, payée partiellement au noir. « Ce n’est pas un choix, c’est la seule solution. Je ne suis pas une fraudeuse, je suis une victime », insiste-t-elle, en rêvant de pouvoir monter son propre café avec des amies.

« Les nouvelles mesures du gouvernement visent à inciter chacun à devenir entrepreneur, constate Joaquin Pérez Rey, professeur de droit du travail à l’université de Tolède. On encourage les chômeurs à toucher leurs prestations en une seule fois. Et à financer leur propre emploi. La protection sociale s’utilise comme incitation au travail indépendant. C’est-à-dire qu’on transpose les risques à l’individu : il n’a plus d’employeur… à lui de se débrouiller. » Mais prétendre transformer tout le monde en patron est une utopie, ou bien un simple maquillage pour faire baisser les statistiques du chômage, prévient le sociologue Lorenzo Cachon, professeur à l’université Complutense de Madrid : « On assiste à une explosion de projets d’entreprises fragiles et d’initiatives sans beaucoup de valeur ajoutée.

On sait qu’il y a beaucoup de casse en route, surtout la première année. Après les travailleurs précaires, voici les entrepreneurs précaires. »

Auteur

  • Cécile Thibaud