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Décodages

FagorBrandt ou l’histoire d’une cession exemplaire

Décodages | Restructuration | publié le : 01.09.2013 | Emmanuelle Souffi

Plutôt que de fermer son usine de Lyon, Fagor a préféré lui trouver un repreneur. Les véhicules électriques remplacent peu à peu les lave-linge. Un exemple emblématique, à l’heure où le Parlement examine un texte sur la cession de sites rentables.

Casque vissé sur la tête, Mohamed et Liliane enchaînent les soudures dans une pluie de paillettes dorées. Hakim, lui, découpe au laser des tôles tandis que Christiane jongle avec les câbles. À l’atelier véhicule, Maria assure l’assemblage des châssis. Il y a peu de temps, ces ouvriers montaient encore des lave-linge fagor, à Lyon. Vingt ans en moyenne à visser la même pièce. À un âge où plus personne ne mise un kopeck sur vous car soi-disant trop vieux pour évoluer, tous ont pourtant changé de métier. Ils sont désormais chaudronnier, soudeur, câbleur, technico­commercial, assistante administrative… Certains font du management, encadrent des équipes composées de leurs anciens collègues de ligne. Tous ont tiré un trait sur l’électroménager. Leur quotidien tourne à présent autour des filtres à eau et, surtout, du Citelec, véhicule électrique capable de parcourir 300 kilomètres et compagnon idéal des collectivités locales.

Tout sauf un financier. Le changement ou la fermeture… Il y a trois ans, quand le groupe espagnol Mondragon, propriétaire de FagorBrandt (Sauter, De Dietrich…), décide d’arrêter la production, les 500 salariés comprennent que plus rien ne sera comme avant. Des restructurations, ces anciens Thomson en ont pourtant connu depuis les rachats de Brandt par Elfi, Elco, la fusion avec Moulinex et, enfin, l’arrivée des basques en 2005. Entre 2007 et 2012, le marché ibérique s’effondre de 67 %. Fabriqué sur le site rhodanien, le lave-linge top – à chargement par le dessus –, spécificité française adaptée à l’exiguïté des appartements, séduit de moins en moins. Les Fagor perdent 1 million d’euros par mois, les marges s’effondrent et les coûts de fabrication deviennent insupportables face à la guerre des prix. Direction donc la Pologne, bien plus compétitive. Mais, pour éviter les braseros et les occupations d’usine, redoutables en termes d’image, le « conseil recteur » – les dirigeants élus en assemblée générale par les socios, les salariés sociétaires en espagnol – décide de trouver une alternative à la fermeture. « FagorBrandt appartient à la plus grande coopérative du monde, qui compte 80 000 salariés, rappelle François-Michel sissung, le DRH. Les plans sociaux ne sont pas dans les gènes des dirigeants. Quand vous licenciez, derrière, c’est toute une famille qui est touchée. Un employeur ne peut pas faire ça à la légère. »

Ancien d’Arcelor, le DRH se met alors en quête d’un repreneur. Avec ses utilitaires, scooters et vélos électriques, Pierre Millet retient l’attention du comité de direction. L’homme est tout sauf un financier, a déjà repris une petite société de tôlerie et compte développer de l’activité en France. En comité d’entreprise, l’ingénieur emporte la mise. « Un entrepreneur qui souhaite investir à Lyon, fabriquer en petite série, reprendre l’ensemble du personnel, le tout avec un faible recours aux banques, c’était autre chose que le déclin ! » se souvient Patrick Morel, délégué syndical FO. Seule la CGT, non majoritaire sur le site, vote contre, pour ne pas donner le sentiment d’entériner la délocalisation.

Afin d’éviter la monoproduction, quatre partenaires (dans le nucléaire, le photovoltaïque, la maintenance de batteries et de machines-outils) sont associés au projet. Mais tous jettent l’éponge. Qu’à cela ne tienne, Pierre Millet sait où il va. Durant quinze mois, une équipe de 24 personnes planche avec lui sur le nouveau cycle des Fagor. Cet ancien de Thomson-CSF lance un audit industriel des compétences pour voir celles qui sont compatibles avec les nouvelles activités et réutiliser un maximum de savoir-faire. « Si vous faites de l’injection plastique, vous changez le moule et, au lieu de faire de l’électroménager, vous fabriquez une pièce automobile », résume-t-il. L’Isérois négocie cinq ans de sous-traitance de lave-linge, le temps de développer les nouvelles filières.

Neuf millions d’euros pour financer de gigan­tesques plans de formation, 3 millions pour la GPEC… Au total, le groupe FagorBrandt va débourser 80 millions d’euros d’ici à 2015. Toujours moins qu’un plan de sauvegarde de l’emploi, sans compter l’appel au boycott des produits et les recours en justice. « Sans le soutien de Fagor, ça n’était pas possible de conserver la totalité des emplois », reconnaît Jérémy Choffat, l’ancien directeur du site devenu directeur général. Dans la plus grosse usine du centre de Lyon, on respire. « On était sur le Titanic, raconte Philippe Goguillot, secrétaire du comité d’entreprise et délégué syndical SUD, le syndicat majoritaire. Le seul canot de sauvetage, c’était une reprise sur un secteur d’avenir. Ça ne servait à rien de se battre pour garder les machines parties en Pologne ! »

Dans les ateliers, les méfiants qui redoutent le « reculer pour mieux sauter » côtoient les optimistes, qui sont prêts à changer de métier plutôt que de pointer à Pôle emploi. « Les gens s’interrogeaient surtout sur leur capacité à réussir le changement », analyse le représentant de FO.

Comme une bonne blague, la Société d’innovation et de technologie de Lyon est née le 1er avril 2011. Sur ce site de production, il a fallu créer des départements marketing, commercial, achats… La valse des postes commence au comité de direction, où aucun n’a quitté le navire. La responsable RH devient responsable communication et marketing. Celui qui chapeautait la logistique pilote l’unité de production de véhicules électriques, et son homologue à la qualité écope de l’atelier filtres. L’appel au volontariat se poursuit avec les chaudronniers, soudeurs, technico-commerciaux. À la clé, des formations d’un à trois mois, parfois validées par un certificat de qualification professionnelle. Plus d’un tiers du personnel a changé de fonction. Presque tout le monde aura appris un nouveau métier. Parfois dans la douleur… « Aller en formation peut rappeler un échec scolaire, partage Martine Vivens, responsable du développement RH. Les plus cassés et proches de la retraite préfèrent continuer à faire du lave-linge. »

Envie d’en découdre. Après vingt ans de travail à la chaîne, Maria n’en pouvait plus. Aujourd’hui à l’atelier Citelec, elle ne voit pas les journées passer. « J’ai toujours cru à ce projet, affirme-t-elle. Avant, tout était hypercadencé, là on peut échanger entre nous, on est autonomes. » Elhane, sa « chef », était assistante de ligne. « Sur une machine à laver, le temps d’opération est de 36 secondes, contre 15 minutes à terme sur un véhicule », souligne-t-elle comme une victoire. Mohamed, naguère cariste, se découvre une nouvelle motivation. « Ça donne le goût d’apprendre et de se battre pour aller plus loin », clame cet homme de 53 ans. Les Fagor ont trouvé un sens à leur travail. Face aux commandes qui ne décollent pourtant pas, l’envie d’en découdre est réelle. Pas seulement pour faire mentir les sceptiques du début. Surtout pour se prouver qu’ils ont été capables de faire autre chose. Une trentaine de filtres ont été vendus et 80 unités fabriquées en 2012. La production de vélos et de scooters a démarré en mai.

Pas de quoi faire gagner de l’argent à l’usine, où les salaires ont été gelés et les horaires modifiés pour repasser en journée. Tous rêvent d’heures supplémentaires et regrettent le manque de soutien de l’État. Le Grand Lyon n’a acheté que deux Citelec, alors que l’agglomération aurait pu faire du made in Lyon un argument d’attractivité. Le gouvernement compte inciter les industriels à céder leurs sites rentables, mais les ministres préfèrent courir les usines qui ferment plutôt que celles qui s’écrivent une nouvelle histoire. « Un projet comme celui-là ne fonctionne que si le cédant, le nouveau patron et les salariés sont d’accord, prévient Pierre Millet. On peut réindustrialiser, mais il faut du temps, de l’argent, et ne pas écouter ceux qui vous disent sans cesse « c’est pas possible ». » Or impossible n’est pas Lyonnais…

EN BREF

60 ans

Créé en 1964, le site lyonnais de FagorBrandt faisait partie des quatre usines françaises de Fagor Electrodomésticos. Le leader espagnol de l’électroménager ­appartient lui-même au groupe Mondragon, la plus grande coopérative mondiale, fondée en 1954 au Pays basque par quatre ingénieurs. Avec ses 3 000 coopérateurs et ses 80 321 salariés répartis sur 270 unités, il a réalisé un chiffre d’affaires de 12,9 milliards d’euros en 2012. Avec 5 676 personnes, Fagor est la plus grosse entité de la coopérative.

Vendez… ou payez !

C’était la proposition n° 35 du candidat Hollande. Celle qui doit décourager les licenciements boursiers et qui a été « monnayée » lors des négociations sur la sécurisation de l’emploi en échange de mesures d’assouplissement sur les plans sociaux. Le texte déposé par des députés de la majorité et examiné dès le 16 septembre à l’Assemblée donne trois mois à une entreprise de plus de 1 000 salariés qui ferme un site rentable pour trouver un repreneur. « C’est une obligation de moyens, pas de résultat », précise François Brottes, cosignataire PS. Si le comité d’entreprise considère que la direction n’a pas joué le jeu, il peut saisir le tribunal de commerce. Qui décidera d’une pénalité équivalente à 20 fois le smic par emploi supprimé si l’employeur n’a fait aucun effort pour dénicher un nouveau propriétaire. Les organisations patronales s’étranglent déjà. Quel seuil de rentabilité retenir ? Quid des risques concurrentiels ? « C’est une fausse bonne idée, estime Pierre Millet, le repreneur du site lyonnais de Fagor. L’ancien patron se débrouillera pour rendre le site déficitaire. »

Auteur

  • Emmanuelle Souffi