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Politique sociale

Les prisonniers hors la loi du travail

Politique sociale | publié le : 05.06.2013 | Éric Béal

Les détenus qui ont une activité rémunérée échappent complètement au droit du travail. Mais ce mois-ci, le Conseil constitutionnel doit se prononcer sur ce régime dérogatoire… Un avis très attendu.

Remerciée pour faute grave en avril 2011, Marilyne Moureau s’est adressée au conseil de prud’hommes de Paris. En février dernier, les juges ont reconnu que la jeune femme avait été licenciée abusivement par son employeur, condamné à verser plus de 6 000 euros en rappel de salaires, congés payés, préavis de licenciement et dommages et intérêts. Une décision banale au premier abord qui pourrait cependant révolutionner les conditions de travail en prison.

Car Marilyne n’était pas une salariée comme une autre. Incarcérée à la maison d’arrêt de Versailles, elle travaillait sur une plate-forme téléphonique installée dans l’enceinte de la prison pour le compte de MKT Sociétal, un concessionnaire aujourd’hui en liquidation judiciaire. Or le Code de procédure pénale dispose qu’en prison le droit du travail ne s’applique pas. Il n’y a pas de contrat de travail pour les détenus, mais un « acte d’engagement », prévu par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, signé entre eux et le chef d’établissement. Il précise les droits et obligations professionnelles, le niveau de salaire et les conditions de travail. « Le détenu est “classé” par une commission composée du chef d’établissement, des représentants des gardiens et des travailleurs sociaux. Il est donc reconnu comme apte à travailler. Mais l’administration pénitentiaire se donne le droit de le déclasser du jour au lendemain, sans procédure de licenciement ni indemnité. Le plus souvent pour des raisons disciplinaires », précise Marine Calazel, une juriste de l’équipe du Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). « La décision du conseil de prud’hommes de Paris remet cette exception juridique en cause puisqu’elle reconnaît le déclassement de Marilyne comme un licenciement de la part du concessionnaire et exige l’application du droit du travail, comme pour tout salarié », précise Marie Crétenot, juriste à l’Observatoire international des prisons (OIP). En coulisse, les juristes doutent que cette décision soit confirmée en appel. En revanche, ils guettent l’avis du Conseil constitutionnel qui doit se prononcer sur le caractère dérogatoire du droit du travail en prison.

Le 20 mars, la Cour de cassation lui a transmis deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) portant sur l’article 717-3 du Code de procédure pénale, selon lequel « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail ». Les Sages de la Rue de Montpensier ont jusqu’au 20 juin pour indiquer si cette disposition porte, ou pas, atteinte au droit pour chacun d’obtenir un emploi, au droit de grève ou au droit pour tout travailleur de participer par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective des conditions de travail, garantis par la Constitution.

Premiers concernés par ces possibles évolutions, les détenus ont, a priori, tout à y gagner. « Aujourd’hui la prison est une zone de non-droit pour les salariés, ce qui explique le très faible niveau des salaires et l’impossibilité de recours devant le juge en cas de licenciement », constate Xavier Iochum, l’un des deux avocats messins qui ont déposé les QPC. La loi pénitentiaire précise que « la rémunération du travail des personnes détenues ne peut être inférieure à un taux horaire fixé par décret et indexé sur le smic ».

En fonction du régime sous lequel les détenus sont employés (voir encadré page suivante), ce taux varie de 45 % du smic pour les activités de production et de 20 % à 33 % pour le service général. Mais le rapport 2012 du CGLPL souligne que la loi est interprétée différemment selon les établissements : « Le salaire mensuel moyen d’une personne détenue employée dans le cadre du service général pouvait, en 2011, s’élever à 244,09 euros dans un établissement, alors qu’il était de 207,92 euros dans un autre et de 187,40 euros ailleurs. » Des sommes amputées du montant de l’indemnisation aux parties civiles (10 %) et de la part prélevée par l’administration (10 %) pour alimenter le pécule reçu par le détenu au moment de sa libération.

Du côté des ateliers de production tenus par des concessionnaires, ou du travail à façon réalisé dans les cellules, il y a une différence entre la règle officielle et la réalité. L’administration fixe un seuil minimal de rémunération (SMR) chaque année. En 2011, il était de 4,03 euros brut l’heure. Une aubaine pour des entreprises comme Yves Rocher, Bic, L’Oréal, 3M ou encore EADS, qui ont toutes fait travailler des détenus. Mais le rapport du CGLPL constate « un défaut d’application des textes », le SMR ne semblant pas « être perçu comme un minimum, mais plutôt comme une moyenne idéale à atteindre ». Dans l’une des affaires qui ont débouché sur une QPC, le détenu salarié a expliqué qu’il percevait 2 euros par heure au total.

Travail à la pièce. Mikaël de Tonquedec est directeur de la fonction travail chez Sodexo Justice Services, une filiale du groupe Sodexo qui a une activité de concessionnaire. Dans ses ateliers, la rémunération se calcule plutôt à la pièce. « Le travail à la pièce est nécessaire pour motiver les prisonniers, assure-t-il. Les prix sont affichés pour que chacun puisse calculer ce qu’il a gagné à la fin de la journée. Nos encadrants estiment aussi une cadence moyenne à l’heure : 20 % des salariés gagnent plus que cette moyenne, 60 % l’atteignent et 20 % sont en deçà. »

Sodexo Justice Services propose différents services. De la sous-traitance industrielle au façonnage, mais aussi des activités tertiaires à grande valeur ajoutée, comme de l’impression ou du centre d’appels. « Je crois beaucoup au développement d’activités tertiaires car elles sont plus formatrices pour les détenus », indique-t-il. Travailler permet d’apprendre un métier et peut déboucher sur une remise de peine. Mais lorsque le chômage sévit à l’extérieur, le travail se fait rare. Seuls 39 % des 67 500 détenus répartis dans les 191 centres pénitentiaires de l’Hexagone avaient une activité rémunérée fin mars 2013. « J’ai un contrat avec l’administration qui m’oblige à trouver du travail pour environ 1 900 détenus, explique Mikaël de Tonquedec. Actuellement je n’en ai que 1 600 au travail. Nous n’arrivons pas à trouver suffisamment de clients pour répondre à nos engagements et le chiffre d’affaires réalisé ne couvre pas les frais de fonctionnement, l’investissement et la rémunération des encadrants. »

Dans l’une des affaires ayant conduit à une QPC, le détenu a expliqué percevoir 2 euros l’heure

Le directeur de Sodexo Justice Services s’inquiète de l’entrée du Code du travail dans les établissements pénitentiaires. « Les entreprises sont attirées par la souplesse et le faible coût de la main-d’œuvre qui permet d’arrêter du jour au lendemain sans avoir à licencier. Si le Code du travail s’impose à l’intérieur des prisons, nous n’aurons plus de clients. » Responsable d’Aucéane Techni Services, une entreprise concessionnaire dans un établissement de Nantes, Dominique David rappelle que le travail en prison connaît des problèmes particuliers : l’instabilité de certains détenus, l’organisation du centre pénitentiaire qui impose des horaires de livraison contraignants et des rendez-vous imposés par l’administration pour les détenus. « Si le Code du travail s’applique strictement, nous deviendrons trop chers pour retenir nos clients », assure-t-il. Un avis contesté par Marie Crétenot, de l’OIP, qui constate qu’en Italie, où les détenus bénéficient de tous les droits liés au statut de salarié, le taux d’emploi est égal à celui des prisons françaises.

Des syndicats sceptiques. S’ils ne sont pas contre l’application du Code du travail en prison, les syndicats de la pénitentiaire sont sceptiques quant à la suppression du régime d’exception. « Le travail en prison est essentiel à la bonne marche de l’établissement, estime Nicolas Caron, secrétaire national du Syndicat national pénitentiaire FO. Il tient les détenus occupés et nous aide à maintenir la discipline. Car les détenus savent qu’ils peuvent être déclassés s’ils posent des problèmes. » Reste une solution : l’application d’un code du travail amputé. « Aujourd’hui, c’est le vide juridique, à l’exception de ce qui concerne la santé et la sécurité des détenus. Il faudrait inverser la logique et appliquer le Code du travail en excluant certains domaines pour tenir compte de l’environnement carcéral », explique-t-on au CGLPL.

3 939 777

C’est le nombre de journées travaillées en prison dans l’Hexagone en 2012.

25 125

personnes détenues ont eu une activité rémunérée en 2012, en moyenne mensuelle.

37,7 %

C’est le taux d’activité globale pour 2012, soit – 3,6 % par rapport à 2011.

Source : administration pénitentiaire, chiffres 2012.

Rémunérations mensuelles nettes (équivalent temps plein) :

562 euros

au service de l’emploi pénitentiaire relevant de la Régie industrielle des établissements pénitentiaires.

400 euros

en concession.

253 euros

dans le cadre du service général.

Source : administration pénitentiaire, chiffres 2012.

Trois régimes d’emploi

L’administration emploie des détenus dans le cadre du « service général ». Il s’agit des activités qui régissent le quotidien en prison : cuisine, maintenance et propreté des locaux, jardinage, coiffure, nettoyage des bâtiments, fonctionnement de la bibliothèque… Le service général est organisé par le directeur de l’établissement et encadré par du personnel pénitentiaire. Il peut être également concédé à des entreprises privées. En 2011, 33,7 % des détenus ayant un emploi l’exerçaient dans le cadre du service général.

La Régie industrielle des établissements pénitentiaires (Riep), créée en 1951 afin de faire face à la pénurie de travail en prison, emploie des détenus dans des ateliers industriels.

Établissement public à caractère industriel et commercial, la Riep dispose d’une comptabilité propre qui lui permet de vendre et d’acheter des marchandises en toute autonomie. Elle s’occupe de fabriquer l’équipement pénitentiaire comme les meubles ou les uniformes.

Enfin, des concessionnaires installent leurs équipements en milieu carcéral et font travailler les détenus en direct. Jusqu’à présent, il n’y a pas de lien juridique entre le détenu et l’entreprise privée. Celle-ci contracte avec l’administration qui lui met de la main-d’œuvre à disposition. Un contrat de concession précise les conditions globales de travail : la rémunération, l’organisation, les règles d’hygiène et de sécurité.

Auteur

  • Éric Béal