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Chronique juridique

L’employeur face à Facebook et à Twitter

Chronique juridique | publié le : 05.06.2013 | Jean-Emmanuel Ray

De Johannes Gutenberg à Mark Zuckerberg, quand on change la façon de communiquer, on change la société. Les entreprises n’échappent évidemment pas à la révolution du Web 2.0, mariage explosif entre des réseaux sociaux surréactifs et l’immense liberté d’expression régnant dans ce village mondial plein d’« amis ». Pour le meilleur et pour le pire.

Un exemple de pratique patronale créative ? C’est en se promenant sur les pages Facebook de certains de leurs collaborateurs que des entreprises irlandaises font la chasse aux arrêts maladie injustifiés. Ainsi, elles sont tombées sur telle assistante en arrêt pour d’insupportables migraines liées à son écran d’ordinateur professionnel passant plus de six heures par jour sur le Réseau. Ou sur cette cadre en longue dépression pour cause de harcèlement mettant régulièrement en ligne photos et vidéos de fêtes pleines de gaieté, où elle mène une endiablée danse du canard… avec ses collègues, les lâches harceleurs.

POURQUOI CETTE SURVEILLANCE ?

Pourquoi diable un chef d’entreprise peut-il ainsi s’intéresser aux surfs extraprofessionnels de ses collaborateurs ? Le servage étant aboli, quelle peut être sa motivation pour les surveiller ainsi, hors travail ? N’étant plus subordonné, le citoyen fait ce qu’il veut : exit le droit du travail, et le pouvoir disciplinaire en particulier. Et si le salarié met en cause un collègue ou son employeur, le droit commun de la responsabilité, civile (dommages et intérêts) ou pénale (diffamation), trouve à s’appliquer. Réponse ? Car, au-delà des délits pénaux (par exemple, la divulgation de secrets de fabrication), et sans même évoquer de brillants chercheurs commentant sur Twitter leur journée qui intéresse vivement la concurrence, ou les cadres mettant en ligne des informations commerciales sensibles sur Viadeo ou LinkedIn, « l’image de marque » de l’entreprise est essentielle dans notre société de la réputation. Or 37 % des salariés français critiquent leur entreprise sur les réseaux sociaux, et 40 % des entreprises indiquent avoir connu ce type de problème. Bref, les discussions très critiques, mais surtout dénigrantes ou diffamatoires de quelques-uns des 24 millions de facebookers français peuvent coûter extrêmement cher. Moins par le dérapage en cause que par l’effet viral en forme de traînée de poudre. Avec le Web 2.0, la bêtise pense… et publie ; et horizontal et interactif, il s’enflamme beaucoup plus vite que le bon vieux blog d’hier.

Or quand une telle blitzkrieg digitale tombe sur une entreprise, les réactions habituelles du service juridique, toujours prêt à sortir son assignation, mais aussi du service communication (silence ou communiqué hautain, menace de représailles judiciaires, coups de téléphone aux journalistes et blogueurs qui comptent et savent parfois compter, censure des centaines de critiques sur le site ou les pages de l’entreprise en cause…) ne sont plus de mise. Qu’il s’agisse de Danone avec les P’tits LU en 2001, de Nestlé avec la campagne KitKat de Greenpeace en mars 2010, ou du feuilleton @EquipierQuick sur Twitter en novembre-décembre 2012 (un jeune collaborateur ayant dans le passé porté plainte contre la terre entière – parents, proviseur, procureur, Facebook, etc. – tweetant anonymement plus de 260 commentaires de plus en plus dénigrants), les groupes mondiaux ont vite compris la roide leçon.

Aujourd’hui, la multinationale suisse emploie à plein temps 20 personnes bien formées pour surveiller 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 son e-reputation, une équipe mariant une excellente connaissance des techniques de communication et des techniques informatiques… et de droit appliqué à la gestion économique des risques juridiques.

LIMITES ÉTROITES MAIS LÉGITIMES

Rappel : pour faire respecter sa vie privée, il faut d’abord ne pas l’importer massivement dans l’entreprise ou la surexposer sur le Web façon work story 360°. À l’instar des collaborateurs sanctionnés en raison de leurs trop nombreux surfs très personnels sur temps et lieu de travail allant ensuite pleurnicher en justice, ceux qui se plaignent d’incroyables intrusions patronales dans leur vie privée ressemblent à ces propriétaires s’étant fait cambrioler après avoir laissé leur clé sur la porte et le numéro du coffre bien en évidence.

1. Stratagèmes illicites. Il n’est pas exclu que des managers demandent à devenir les « amis » de leurs collaborateurs pour avoir accès à de précieuses informations. Ou que la jeune stagiaire soit fermement priée de le faire pour réaliser des captures d’écran : le stratagème est illicite.

2. Liberté d’expression du citoyen. Dans l’entreprise, et a fortiori en dehors, le salarié redevenu citoyen bénéficie de sa liberté d’expression, grande conquête de la Révolution : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. » Deux siècles plus tard, le Conseil constitutionnel l’a d’ailleurs repris le 10 juin 2009 à propos du Web 2.0 : « La liberté d’expression et de communication par Internet est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie, et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. »

La chambre sociale en a pour sa part une vision panoramique. Ainsi dans l’arrêt du 27 mars 2013 où un directeur commercial avait été licencié pour faute lourde : dans la lettre adressée aux membres du conseil d’administration et aux dirigeants de la société mère, il avait évoqué « décisions incohérentes et contradictoires compromettant la pérennité de l’entreprise », « désordre interne, détournement », « abus d’autorité, conséquences financières et sociales désastreuses ». La cour d’appel avait disqualifié la faute lourde en faute grave, mais confirmé le bien-fondé du licenciement. Cassation : « Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. » Et, dans cette affaire, « la lettre litigieuse ne comportait pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs ». « Détournement »: ni abus, ni diffamation, ni même terme excessif ?

3. La vie privée du citoyen ne peut en principe fonder une sanction disciplinaire du salarié. « Un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail »: l’arrêt du 3 mai 2011 a fixé la jurisprudence de la chambre sociale. La vie privée et autres surfs sur les réseaux sociaux en dehors des temps et lieu de travail ne concernant pas l’exécution du contrat, l’employeur ne peut exercer son pouvoir disciplinaire à l’encontre d’un collaborateur dont les actes de la vie personnelle lui déplaisent.

4. Mais un manquement à une obligation contractuelle justifie un licenciement disciplinaire : obligation de non-concurrence, loyauté minimale, respect des règles de secret ou de confidentialité…

Aux temps et lieu de travail, la solution est aisée. Mais en dehors, tout est alors privé et hors pouvoir disciplinaire ?

Pas toujours, car une collègue reste une collègue. Sur MSN, mais soigneusement en dehors des lieu et heures de travail, un superviseur poursuit de ses lourdes assiduités deux de ses standardistes : « Les propos à caractère sexuel et les attitudes déplacées du salarié à l’égard de personnes avec lesquelles il était en contact en raison de son travail ne relevaient pas de sa vie personnelle » (chambre sociale, 19 octobre 2011). Problème récurrent, à la fois en termes probatoires et de délit de presse : Facebook est-il un espace privé ou public ? Vos « amis Facebook » sont-ils vos amis ? Poser la question est déjà y répondre.

FACEBOOK, ESPACE PUBLIC PAR DESTINATION

« Éliminons nos patrons, et surtout nos patronnes mal baisées qui nous pourrissent la vie !!! » « Sarko devrait voter une loi pour exterminer les directrices chieuses comme la mienne : y’en a marre des connes ! » La gérante de l’Agence du Palais n’avait guère apprécié ces délicats propos tenus par sa collaboratrice sur Facebook et MSN, et la poursuivait pour injure. Injure, certes : mais publique (12 000 euros d’amende) ou privée (38 euros) ?

Réponse très attendue de la première chambre civile (celle des délits de presse) le 10 avril 2013 : « Après avoir constaté que les propos litigieux avaient été diffusés sur les comptes ouverts par Mme Y tant sur le site Facebook que sur le site MSN, lesquels n’étaient en l’espèce accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint, la cour d’appel a retenu que celles-ci formaient une communauté d’intérêts ; elle en a exactement déduit que ces propos ne constituaient pas des injures publiques. »

Refusant à juste titre le seul critère du paramétrage du compte, l’arrêt retient donc une solution d’un grand classicisme : l’existence d’une « communauté d’intérêts », c’est-à-dire « des personnes ayant des inspirations ou des objectifs partagés, et formant une entité suffisamment fermée pour ne pas être perçue comme regroupant des tiers par rapport à l’auteur des propos ».

Même si vos 138 « amis » ont en commun de vous apprécier, constituent-ils pour autant une communauté d’intérêts ? Sélectionner ses « contacts », est-ce en constituer une ? Quelles sont leurs seules « affinités » sinon votre ego ?

« Les seules personnes agréées par l’intéressée, en nombre très restreint. » Contrairement donc à ce que laisse penser une lecture un peu rapide, l’arrêt du 10 avril 2013 signifie donc que l’immense majorité des commentaires sur Facebook et a fortiori sur Twitter est publique : normal pour des sociétés dont le modèle économique repose sur la monétisation de données de notre vie privée. La première chambre civile n’absout cependant pas la collaboratrice, en évoquant la contravention de première classe (38 euros…) réprimant les injures privées. Reste maintenant à attendre la position de la chambre criminelle puis de la chambre sociale concernant l’arrêt rendu le 22 février 2012 par la cour de Versailles dans l’affaire Alten. Mais la reprise de la « communauté d’intérêts » est plus que prévisible.

FLASH
Que faire en cas de grave dérapage ?

– D’abord être pratique et inonder le Web d’informations (positives) sur le même sujet avec des mots-clés soigneusement choisis : l’essentiel est de faire descendre le classement sur Google en deçà du dixième rang. Cela ne s’improvise pas.

– Saisir l’hébergeur, qui doit « promptement » faire le ménage s’il est régulièrement notifié : là encore il vaut mieux se préparer avant ! Mais, comme l’a rappelé le TGI de Paris en référé le 4 avril 2013, l’hébergeur n’est pas forcément fautif de ne pas retirer les contenus en cause (certains hébergeurs ont été créés pour résister). Ainsi ceux signalés comme diffamatoires : « L’appréciation du caractère diffamatoire suppose une analyse des circonstances ayant présidé à [leur] diffusion, laquelle échappe par principe à celui qui n’est qu’un intermédiaire technique. »

Ce même 4 avril 2013, la cour de Paris, elle aussi en référé, a confirmé qu’en l’absence de contenu manifestement illicite l’hébergeur n’est pas tenu d’agir : seuls les contenus visés par la loi (pédopornographie, apologie des crimes contre l’humanité, incitation à la haine raciale) doivent être immédiatement supprimés sans attendre une décision judiciaire.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray