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“Au travail, chacun est défini par ce qu’il fait, pas par ce qu’il est”

Actu | Entretien | publié le : 05.06.2013 | Anne Fairise, Sandrine Foulon

Le dernier spectacle du chorégraphe révèle la difficulté des salariés à reproduire leurs gestes professionnels et à s’accomplir dans le travail.

Vous avez choisi le travail, rarement abordé par la scène contemporaine, comme thème de votre dernier spectacle qui mêle vidéo, chorégraphie et performances. Pourquoi ?

J’ai souvent été confronté à la recherche puis à la perte d’emploi, comme danseur puis comme auteur chorégraphe. C’est un thème que je voulais mettre en avant non pas par militantisme, mais comme prétexte pour parler de la vie. Tout sujet est l’occasion d’aiguiser le regard. C’est plus vrai encore avec le thème du travail, qui est central dans la société. Chacun y est défini par ce qu’il fait, à défaut de l’être par ce qu’il est. La société du travail accorde peu de place à l’individu. La perte d’emploi est vécue d’autant plus douloureusement. L’une des personnes que j’interroge, dans la première partie vidéo, l’explique clairement.

Vous avez interrogé 36 habitants de Calais, Bourges, Bobigny, Paris, Vitry et Sénart sur leur rapport au travail. Vous ont-ils surpris ?

Je n’avais aucun discours préconçu sur le travail. J’ai été surpris qu’aucun d’entre eux n’aspire à une société au service du plaisir de vivre. C’est une réponse que moi j’aurais faite. Mais il n’y a plus d’utopie. Une ancienne soixante-huitarde le dit face à la caméra : « À mon époque, on revendiquait le droit à la paresse ; aujourd’hui, on revendique le droit au travail. » La majorité des personnes filmées n’ont pas réussi à faire le métier auquel elles se destinaient. Elles disent la difficulté à trouver dans leur emploi l’accomplissement personnel qu’elles recherchent. Elles ont envie de ne plus être des objets, d’être reconnues, entendues, qu’il y ait un partage. C’est toute la différence avec le métier d’artiste.

C’est-à-dire ?

C’est un métier difficile, précarisé, mais les artistes travaillent sans cesse sur eux-mêmes, sur ce qui les caractérise. Ils passent leur vie à se donner la chance de se découvrir. La majorité des gens n’ont pas cette possibilité. Cela motive des reconversions radicales chez ceux qui ont de l’argent ou les ressources intellectuelles pour développer un autre projet. Comme l’ingénieur consultant devenu producteur de fruits et légumes bio, que je filme. Même s’il a diminué par trois son salaire, il est satisfait. Il considère qu’il a plus d’argent parce qu’il en profite réellement, il mange bien, il n’a plus de transport, il voit ses enfants…

Vous demandez aux habitants de vous montrer les gestes qu’ils font dans l’exercice de leur profession. Le résultat est très décevant…

Les gestes du travail mimés sont pauvres, cela a été une autre surprise. Une spectatrice m’en a fait le reproche, sous-entendant qu’il aurait fallu les retravailler. Pour moi, tout l’intérêt est que les spectateurs s’interrogent sur les raisons de cette pauvreté. Pourquoi une nounou, trente ans d’expérience, n’arrive pas à mimer le mouvement de porter un enfant qu’elle n’a pas dans les bras ? Ma réponse est que les gens n’ont plus conscience de leur corps parce que le travail est devenu plus érébral. Seul l’agriculteur a un mouvement ample, physique. Mais le geste qu’il reproduit – prendre un veau pour lui donner le biberon – est rare. Dans le quotidien, il passe plus de temps à appuyer sur des boutons. Mais c’est vrai, la majorité des témoins travaille dans les services, les métiers manuels sont peu représentés. C’est le parti pris de ce projet artistique : ne pas refléter tous les travailleurs. Les personnes interrogées ont répondu aux petites annonces que j’avais déposées dans des théâtres. Dans ce vivier, j’ai fait une sélection pour respecter une diversité d’âges et de professions, du haut fonctionnaire d’État à l’agent de sécurité incendie.

Dans la seconde partie du spectacle, vous mettez en scène trois danseurs et trois « non-professionnels ». Pourquoi ce choix ?

J’ai l’habitude d’intégrer des non-professionnels à mes créations. Qu’ils soient issus du monde du travail tombait sous le sens pour ce projet sur le travail. Le plus sidérant est de voir ce que les trois danseurs et les non-professionnels – un océanographe, un prof de philo et un maître de conférences à l’université – ont partagé et réussi à créer ensemble. C’est simple, le public ne fait pas la différence entre eux : il voit six artistes, pas moins, sur scène. C’est un déplacement. Le spectacle fait la preuve que l’on peut se qualifier par l’échange de savoirs, par le travail collectif, en faisant, en répétant. Alors que c’est l’inverse qui se passe aujourd’hui. Regardez les petites annonces : dynamique, volontaire, etc. Les employeurs ont des exigences excessives sur les qualités et les qualifications requises chez les candidats. Pourtant, le poste concerné ne l’exige souvent pas.

Philippe JAMET

Ce chorégraphe vidéaste, danseur contemporain de formation classique, fondateur du groupe Clara Scotch, 51 ans, occupe une place à part. Depuis 1999, ses « Portraits dansés » assurent son succès : avec 2 000 personnes filmées dans 15 pays, ce parcours vidéo chorégraphique (rassemblant en mots et en gestes des témoignages de gens ordinaires) est devenu un projet illimité. Travail, son dernier spectacle, sera joué du 5 au 8 novembre à la maison de la culture de Bourges, scène nationale dont il est artiste associé depuis 2011.

Auteur

  • Anne Fairise, Sandrine Foulon