Parce qu’il va à rebours de beaucoup d’idées reçues, l’ouvrage d’Hervé Le Bras et d’Emmanuel Todd a créé l’événement. Écartant les explications habituelles fondées sur les fractures nationales, liées à l’économie ou aux inégalités de statuts, ils mettent l’accent sur « un déséquilibre entre les espaces anthropologiques et religieux » constitutifs de notre pays pour diagnostiquer le mal qui le ronge. Les deux auteurs s’élèvent contre l’image de la France immobile depuis les « Trente Glorieuses ». S’il est vrai que la croissance a chuté de plus de moitié par rapport au rythme moyen de ces décennies-là, le changement social s’est accéléré. De 17 % de bacheliers en 1972, nous sommes passés à 35 %, et si on ajoute le bac professionnel et technologique, on atteint « un total de 65 % de bacheliers par classe d’âge dans les générations les plus récentes ». Forte d’une espérance de vie en forte progression et d’un taux élevé de fécondité, « c’est souvent une autre France qui apparaît, aussi optimiste dans ses comportements inconscients qu’elle apparaît consciemment pessimiste ».
Deuxième ligne de force de ce décryptage : les divisions qui comptent ne sont pas économiques ou sociales mais anthropologiques ou religieuses. Plusieurs tendances de fond, comme l’émancipation des femmes, mais aussi la désindustrialisation ou la montée de l’individualisme social et politique doivent se lire à travers ce prisme. C’est enfin une période de métamorphose du paysage social, les villes se transformant progressivement en « lieux de concentration d’une nouvelle pauvreté éduquée ». De son côté, la classe ouvrière « devient fort abstraite, brisée et répartie en îlots, distincts spatialement et, au stade actuel, ethniquement », ce qui ne facilite pas la tâche de syndicats affaiblis. Politiquement, ces diverses évolutions convergent vers une droitisation de la France. Les deux auteurs montrent comment le Front national a réussi à devenir « le parti des dominés, de ces faibles qui ont été éloignés par l’éducation autant que par le métier des centres urbains de pouvoir et de privilèges ». Du coup, ils jugent moins invraisemblable l’hypothèse d’un glissement du communisme à l’extrême droite vers 2020. Il ressort de ce remarquable travail que la « synthèse républicaine » capable de mettre tous ces morceaux sous le même drapeau est de plus en plus difficile à faire, l’Europe accentuant par certains aspects ces tendances centrifuges. Ce n’est pas le pouvoir actuel qui dira le contraire.
Le Mystère français, Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Éd. Seuil. 320 pages, 17,90 euros.
