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Vie des entreprises

Chez DuPont de Nemours, Martin Virot défend le site France

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 02.04.2013 | Sabine Germain

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Évolution du chiffre d’affaires (en milliards de dollars)

Crédit photo Sabine Germain

Soucieuse de la sécurité et du bien-être de ses salariés, la filiale du géant américain doit digérer ses réorganisations et préserver sa culture de l’innovation. Dans le cadre bien défini de la stratégie et des process de la maison mère historique.

Du Nylon et des bombes » : ce pourrait être le condensé d’un xxe siècle dont les deux grandes guerres ont accouché. C’est le titre choisi par l’historien Pap Ndiaye pour relater l’expansion mondiale de DuPont de Nemours. En deux siècles, la firme n’a cessé de se réinventer : de la poudre à canon à l’électronique en passant par le textile ou le pétrole, accumulant des milliers de brevets aussi célèbres que le Lycra, le Teflon, le Néoprène, le Kevlar, le Corian…

La diversité des produits fabriqués par DuPont de Nemours s’étale dans le hall du siège de la Défense : un gilet pare-balles, un téléphone, du film plastique alimentaire, une éolienne… Leur point commun ? L’industrie chimique et, plus précisément, les polymères : l’activité du groupe a longtemps tourné autour de cette substance. Ce n’est plus tout à fait le cas. L’abandon progressif de « la chimie de base » se lit à travers celui de la branche textile – dont la plupart des brevets sont tombés dans le domaine public –, cédée à Koch Industries en 2004 ; puis, huit ans plus tard, avec la cession à Carlyle de DuPont Performance Coatings, la division peinture industrielle. « Le groupe se tourne vers des activités à forte marge, commente Daniel Poivre, délégué central CFE-CGC. La peinture industrielle n’en fait pas partie, ce qui a valu aux 11 000 salariés de cette division d’être vendus à un fonds d’investissement. »

Patron de filiale, Martin Virot, « DuPontier » depuis quatorze ans, accompagne en France cette évolution au profit des sciences du vivant. Ce qui s’est traduit en 1999 par l’acqui sition du semencier Pioneer (5 000 salariés dans le monde, dont 250 en France) et en 2012 par l’intégration du groupe agroalimentaire danois Danisco (6 800 salariés, dont 575 en France). Pour cet ingénieur qui a goûté à l’entrepreneuriat, il s’agit de décliner les valeurs du géant américain tout en bataillant pour « vendre » les atouts du site France et fédérer les 1 600 salariés – ouvriers, employés, cadres et chercheurs – qui travaillent dans des activités étonnamment variées : agriculture, chimie, construction, énergie, packaging, mines…

1-Digérer la saignée des restructurations

La réorientation stratégique de DuPont de Nemours s’est faite au prix de restructurations lourdes : entre 1990 et 2012, l’effectif mondial du groupe a chuté de 145 000 salariés à 60 000. Une véritable saignée qui n’a pas épargné la France : une dizaine de plans sociaux se sont succédé durant la décennie 1999-2009. Au plus fort de la tempête, en 2007, les effectifs France sont tombés à 1 200 salariés, avant de retrouver leur niveau moyen de 1 600 salariés.

« La vérité oblige à dire que ces plans sociaux ont été suffisamment bien menés pour qu’on n’en entende guère parler », commente un fin connaisseur du groupe. Parce qu’ils n’ont jamais concerné plus d’une centaine de personnes à la fois. Et parce que « DuPont a su mettre les moyens qu’on est en droit d’attendre d’un groupe international en bonne santé, souligne Daniel Poivre. Il n’y a pas eu, à proprement parler, de mesures d’âge, mais une bonne dose de départs volontaires qui ont permis de limiter les licenciements secs. » Le dernier plan social remonte à 2009, mais les restructurations ont laissé des traces…

« Ces dix ans de plans sociaux à répétition ont dégradé le dialogue social », reconnaît Jean-Philippe Gérard, DRH France, qui attribue à une certaine méfiance des partenaires sociaux l’échec des négociations sur la pénibilité, en 2012. « Nous leur avons proposé d’aller vers un accord alors que nous n’y étions pas légalement tenus, plus de la moitié des effectifs n’étant pas concernés par la pénibilité, poursuit Jean-Philippe Gérard. J’avoue avoir été déçu que les syndicats ne nous suivent pas. J’ai eu le sentiment qu’ils n’ont pas voulu se responsabiliser, car ils savaient que nous allions de toute façon élaborer un plan d’action. »

Problème de communication ou défiance réciproque ? Les partenaires sociaux partagent les mêmes frustrations face à l’accord de GPEC pourtant signé le 24 janvier 2012 par les deux organisations majoritaires : la CFDT, qui a obtenu 44 % des voix lors des dernières élections profes sionnelles, en janvier 2013, et la CFE-CGC, qui a réuni 40 % des suffrages. « Nous avons signé cet accord pour prendre acte des efforts entrepris par la direction, bien que nous ayons de sérieuses réserves sur les moyens engagés », avoue Daniel Poivre, de la CFE-CGC.

2-Valoriser son expertise de la sécurité

De culture plus « maternelle » que paternaliste, la multinationale s’est très tôt penchée sur la santé et la sécurité au travail. Elle a été pionnière, dès le début du xxe siècle, dans la création d’un service de médecine du travail et d’une prévoyance complémentaire. Ce qui n’était sans doute pas superflu dans des usines de poudre et d’explosifs…

« Toute réunion commence par un point sécurité, commente Jean-Philippe Lerch, responsable sécurité des trois sites de production phytosanitaire de Cernay. Nous disséquons le moindre accident, incident ou même presque incident, sur le lieu de travail mais aussi off the job, car la sécurité ne doit pas s’arrêter aux portes de l’entreprise. » Une démarche parfois perçue comme inquisitrice par nos esprits latins, mais qui a fait ses preuves : le taux de fréquence des accidents du travail (0,2) est nettement inférieur à la moyenne relevée dans l’industrie chimique (entre 0,3 et 0,5 selon les activités). De plus, la méthode de prévention en 10 points de DuPont de Nemours est devenue une véritable référence. « Depuis 1997, nous avons fait de cette valeur un nouveau business en créant DuPont Sustainable Solutions, une société de conseil en santé et sécurité au travail », explique Martin Virot, président de DuPont de Nemours France.

Cette obsession de la sécurité est encore plus prégnante sur les sites chimiques sensibles : « L’arrêté du 10 mai 2000 relatif à la prévention des accidents majeurs sur les sites classés Seveso 2 est largement inspiré du système Rhodia, mis au point par DuPont de Nemours dans les années 60 », indique Jean-Philippe Lerch. La réglementation nous rattrape peu à peu, mais nous avons toujours eu un temps d’avance en matière de prévention des risques. »

3-Miser sur le bien-être au travail

Reconnu comme l’entreprise championne de la sécurité, DuPont de Nemours est aussi en train de devenir une référence en matière de prévention du harcèlement et des risques psychosociaux (RPS). Cette politique a été engagée dès la fin des années 90, sur injonction du siège américain, alors que ces notions étaient encore nébuleuses en France. Depuis, la filiale française est allée beaucoup plus loin que sa maison mère, sous la houlette de Françoise Papacatzis, ex-assistante du président devenue psychanalyste. Nommée responsable de la prévention des RPS en juin 2006, au plus fort des restructurations, elle a développé une méthode régulièrement citée en exemple par l’Association nationale pour l’amélioration des conditions de travail. « Ma mission est de faire en sorte que les salariés vivent bien le changement », explique-t-elle en détaillant une démarche très « terrain », reposant sur la formation des managers et l’animation d’un réseau de 13 « conseillers respect » chargés d’identifier et de lui faire remonter toutes les situations anormales.

Quatre situations de crise ont ainsi été prises en charge en 2012 : à Dangé-Saint-Romain (Vienne), par exemple, la montée de stress d’un service client dépassé par une rupture de stock a débouché sur un plan d’action, avec trois formations à la gestion du stress, un coaching du responsable d’équipe et un débriefing des facteurs ayant mené à cette situation. « Les Américains ont pris ce cas très au sérieux, apprécie Françoise Papacatzis. Ils ont envoyé une équipe sur place pour réorganiser le service client et enrichir le dispositif de prévention du stress. »

Françoise Papacatzis ne partage pas toutes les options de sa maison mère et défend une « approche systémique, partant des besoins psychologiques des salariés : lien social, protection et reconnaissance. En n’oubliant jamais que le but de l’être humain est d’être utile à la collectivité ». En 2012, Françoise Papacatzis a organisé 86 sessions de formation (« respect for people », « nouveaux risques professionnels », « outils RH et psychosociaux », « gestion du stress »…) auxquelles ont participé 981 collaborateurs du groupe ! Il faut croire que ses collègues y ont pris goût.

Cela n’empêche pas les ratés, tels ces deux cas de harcèlement identifiés en 2007-2008, alors que la restructuration arrivait à son terme. « Le process de prévention du harcèlement est éprouvé, mais il colle mal à la culture hiérarchique française », analyse l’une des deux victimes, partie depuis. Autre écueil : le télétravail, imposé depuis 2010 à une centaine de commerciaux répartis sur l’ensemble du territoire. « Nous nous sommes rendu compte que certains d’entre eux se sont parfois trouvés en grande souffrance du fait de leur isolement », rappelle Jean-Philippe Gérard. « Nous avons eu des télétravailleurs avant d’avoir une vraie politique de télétravail », ajoute Françoise Papacatzis, qui s’attache aujourd’hui à renouer le lien entre ces électrons libres et l’entreprise via une formation spécifique et en incitant les managers à regrouper leurs équipes au moins une fois par mois et à appeler chacun une fois par semaine.

4-Préserver la culture de l’innovation

Les process, c’est à la fois la force et la faiblesse du groupe. Sa force, parce qu’il a su déployer sa culture dans 90 pays à travers le monde, en intégrant des entreprises de plusieurs milliers de salariés. Sa faiblesse, parce que le corporate (c’est-à-dire le siège américain de Wilmington et son bras armé européen installé à Genève) ainsi que les toutes-puissantes directions business laissent peu de marge de manœuvre aux directions locales. « L’entreprise est devenue très normative, note un cadre : on n’entend que les mots process, alignement et reporting. Ce qui coupe court à toute forme de créativité. » « Aujourd’hui, on nous parle davantage de standardisation et de maîtrise des coûts, regrette Daniel Poivre. Le seul discours sur l’innovation consiste à nous dire que le monde change : nous devons nous faire à l’idée que la croissance se situe du côté des pays émergents, ce qui nous oblige à être plus compétitifs. »

L’innovation a toujours été la marque de fabrique de DuPont de Nemours. Ses milliers de brevets justifient à eux seuls le sous-titre accroché à son nom : The miracles of science. « Le miracle pourrait bien se tarir, poursuit le même cadre. Les blockbusters des années 90 arrivent en bout de course. » Ce que conteste vivement Martin Virot : « Plus de 30 % de nos produits sont sur le marché depuis moins de quatre ans. Le budget de R & D du groupe (2,1 milliards de dollars) est dans la moyenne de celui des entreprises de taille équivalente. » Sans vraiment argumenter sur sa méthode de management.

Peu stimulée en interne, l’innovation émane de plus en plus souvent de l’extérieur du groupe : des entreprises rachetées au fil des années, ou des universités et laboratoires avec lesquels DuPont de Nemours développe des partenariats. « La recherche est dans nos gènes. DuPont de Nemours prend des risques en la sous-traitant », note Daniel Poivre. L’avenir le dira…

Repères

Plus de deux siècles après sa création, DuPont de Nemours réalise près de 35 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont 800 millions en France, où le groupe exploite sept sites de production, cinq centres de R & D et emploie 1 800 salariés.

1802

Éleuthère Irénée Du Pont de Nemours, qui a fui la Révolution française, crée une usine de poudre à canon dans le Delaware.

1940-1960

Invention du Teflon, du Mylar, du Néoprène, du Lycra, du Corian…

1945

Ouverture de sites en Europe.

1981

Acquisition de Conoco Inc. (pétrole).

1999

Acquisition de Pioneer et de Herberts.

2004

Vente de l’activité textile au groupe Koch.

2011

Acquisition de Danisco.

2012

Vente de Herberts au fonds d’investissement Carlyle.

Évolution du chiffre d’affaires (en milliards de dollars)
ENTRETIEN AVEC MARTIN VIROT, PRÉSIDENT DE DUPONT DE NEMOURS FRANCE
“Je me bats pour attirer les investissements en France”

DuPont de Nemours a cédé deux de ses activités historiques, le textile en 2004 et la peinture automobile en 2012, tout en développant son activité agroalimentaire avec l’acquisition de Danisco, en 2011. Est-ce un changement de métier ?

Le groupe n’a cessé de se réinventer au fil de son histoire, passant de la poudre noire à la peinture automobile, puis au textile et aux polymères, au pétrole, aux produits phytosanitaires et, aujourd’hui, aux ingrédients alimentaires… L’activité de DuPont manque peut-être de lisibilité vue de l’extérieur, mais la stratégie est claire : orienter notre recherche scientifique et nos innovations vers des marchés porteurs. Avec trois axes de développement : mieux nourrir la planète, réduire notre dépendance aux énergies fossiles et, enfin, protéger les individus et les biens.

La stratégie est largement écrite aux États-Unis. Quelle est votre marge de manœuvre en tant que président France ?

Je coordonne toutes les activités françaises sous l’autorité du président Europe et des responsables d’activité. De par la nature matricielle de notre organisation, je joue un rôle d’interface qui consiste à assurer dialogue et cohésion entre nos différentes unités. Ma mission est aussi de me battre pour attirer les investissements en France. Ainsi, les deux sites alsaciens de Cernay et Uffholtz ont été considérablement renforcés entre 2010 et 2011, avec 17 millions d’euros d’investissements.

Dans cette compétition interne, quels sont, selon vous, les atouts de la France ?

La France dispose tout d’abord d’un vaste marché intérieur. Mais il ne faut pas négliger la dimension humaine : si DuPont a investi à Cernay et Uffholtz, c’est parce que ces sites sont performants et bien gérés par leurs responsables locaux. Plus globalement, la qualité des infrastructures et de l’expertise du personnel français n’est pas contestée. C’est aussi pour cela que DuPont France est la deuxième filiale européenne du groupe, avec près de 1 600 salariés, dont la moitié affectée à la production.

À vous entendre, DuPont de Nemours France ne rencontre donc aucun problème de compétitivité ?

Nous avons évidemment les mêmes enjeux de compétitivité que toutes les entreprises industrielles. De ce point de vue, les signaux envoyés par le gouvernement sont alarmants. Dans un contexte économique difficile, interdire tout licenciement ou fermeture de site serait très mal perçu par les industriels et les investisseurs étrangers. Cette année, DuPont va supprimer 1 500 emplois dans le monde ; mais 6 000 recrutements ont eu lieu en 2012. Des usines ferment, d’autres se créent : c’est ainsi que DuPont de Nemours a traversé les siècles et surmonté les crises.

Comprenez-vous que les salariés concernés par les restructurations aient du mal à l’admettre ?

Une restructuration est toujours difficile à vivre. Mais ça se passe mieux quand on en explique les causes et les enjeux. De par sa culture historique de la sécurité et de la santé au travail, DuPont a toujours été perçu comme une entreprise qui protège. Cela ne veut pas dire qu’il garantit l’emploi à vie. Il faut donc donner les moyens aux salariés de comprendre que le monde change, d’évoluer et de renforcer leur employabilité.

Entre 2000 et 2009, les restructurations se sont enchaînées dans votre groupe. Quel impact ont-elles eu sur le dialogue social ?

En France, le dialogue social est plus compliqué qu’ailleurs dans le monde : il est difficile d’être proactif et de construire dans la durée, comme les employeurs et les syndicats savent le faire en Allemagne, par exemple. La dizaine de plans sociaux qui se sont succédé entre 1999 et 2009 a forcément eu des conséquences. Mais si nous avons pu surmonter cette période, c’est parce que le groupe a des valeurs éthiques fortes, qui sont connues de tous et que nous faisons vivre au quotidien.

Propos recueillis par Sabine Germain et Sandrine Foulon

MARTIN VIROT

53 ans.

1981

Ingénieur chez Renault.

1985

Crée l’agence de communication, Welcome.

1990

Rejoint Herberts, filiale de Hoechst, racheté par DuPont en 1999, comme directeur commercial.

2006

Directeur du développement et de la croissance pour l’ensemble des activités.

2010

Président de DuPont de Nemours France.

Auteur

  • Sabine Germain