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“L’esprit de rente nous prive de l’esprit de travail”

Actu | Entretien | publié le : 02.04.2013 | Sandrine Foulon

Financiarisé, le travail a fini par devenir invisible et abstrait, constate l’économiste, qui plaide pour un retour à la « vraie vie ».

La finance folle est souvent pointée comme la coupable de la crise. Vous dites, dans le Travail invisible, qu’elle n’est qu’un symptôme et que c’est l’esprit de rente qui a dégradé le travail.

La financiarisation de l’économie a entretenu une promesse qui est celle de la modernité. Promesse fondée sur une ambiguïté : le travail est un instrument de torture, il est maudit et doloriste. La modernité libérale a utilisé cette image repoussoir pour organiser, gérer le travail et proposer, en contrepartie, aux salariés de s’émanciper dans leurs loisirs. Elle leur a fait croire qu’il fallait tout faire pour vivre de revenus déconnectés du vrai labeur. C’est ce que j’appelle « l’esprit de rente », qui nous prive de « l’esprit de travail ». Mais que reste-t-il du travailleur s’il ne vit que dans le regret de travailler ?

Cet esprit de rente est-il autant ancré dans la société française ?

Il faut distinguer la rente de l’esprit de rente. Il est normal de donner des moyens de vivre à des personnes qui ne peuvent pas travailler. L’esprit de rente, en revanche, pousse chacun à avoir comme idéal de vivre sans travailler. C’est le mythe d’une économie de loisirs, sans travailleurs. Cette société de science-fiction est en réalité très contraignante parce qu’elle laisse finalement les entreprises organiser nos vies. Derrière le déni du travail se cache la non-appropriation de la société par ceux qui la fabriquent par leur travail. Mais tout le monde y trouve une certaine satisfaction. L’actionnaire mais aussi le salarié actionnaire, le retraité, l’épargnant… Ce qui explique que les Grands Soirs qu’on nous promettait ne se réaliseront pas.

Comment le travail a-t-il disparu ?

Nous avons perdu de vue que c’est l’activité des personnes qui crée de la valeur. Du fait de la financiarisation, la contribution du travail au profit n’est plus repérée dans sa réalité pratique, matérielle. Rationalisé, normé, évalué, le travail est devenu abstrait et invisible. Les managers ne vont plus voir sur le terrain qui fait quoi dans la vraie vie. Ils gèrent à distance, par écrans et ratios interposés. Jusqu’à ce que cette mécanique s’enraye parce que le travail réel ne suit plus le travail fantasmé par eux. Il ne crée plus suffisamment de valeur pour reproduire le capital. C’est la crise. Malgré cela, au lieu de se pencher sur les racines du problème, les élites pensent qu’on n’en fait pas assez. Comme les écureuils dans une roue, les entreprises se lancent dans une course à la productivité, à la compétitivité et font « toujours plus de la même chose ». La panique aidant, ce mouvement risque même de s’intensifier avant de s’épuiser.

Comment peut-on renverser la vapeur ?

L’économie financiarisée est morte. Pour autant, on ne se rend pas forcément compte qu’elle ne sait plus valoriser le travail réel. C’est pourquoi les changements prendront des années. Mais certaines entreprises ont commencé à se transformer. Elles redécouvrent les circuits courts. Au lieu de se noyer dans les reportings, les managers sont invités à aller voir à la source. Plutôt que de financer de lourdes formations au management, on commence à instaurer des stages pour managers sur le terrain. Le principe de subsidiarité revient en force : les décisions se prennent là où se trouve la valeur et on n’accumule pas les couches hiérarchiques pour entretenir une bureaucratie inutile. L’idée de codétermination fait son chemin. Le travail doit être associé au capital pour contrôler la stratégie de l’entreprise. Le projet de loi sur la sécurisation de l’emploi prévoit ainsi de généraliser les administrateurs salariés dans les groupes. Enfin, dernier levier, il est vital de laisser de la place à la gratuité dans le travail. Les salariés réagissent souvent sur un mode opportuniste. Plus ils sont contrôlés, plus ils donnent à l’entreprise dans la limite exacte de ce qui leur est demandé. Or, comme tout est donnant-donnant, on s’éloigne de ce qui fait la dignité et la fierté d’une activité. À force de vouloir annihiler toute subjectivité dans le travail, on a fini par oublier qu’on y met une part de nous-même, en tant que personne. C’est cette part qu’il faut préserver, en laissant notamment des espaces d’autonomie. Sinon, pas étonnant de voir des salariés s’investir gratuitement sur Internet bien plus que dans leur entreprise !

Le changement peut-il venir uniquement des entreprises ?

Je suis persuadé que ce sont les entreprises qui imposent la direction de nos sociétés par la rationalité économique. Le politique a de moins en moins la main. C’est pourquoi les changements s’opéreront à partir d’elles, de manière incrémentale, par petites expériences. Ils seront portés par des leaders qui sauront revenir au réel et décider à partir du travail concret de leurs salariés. Les salariés sont motivés par le sens de leur métier. Personne n’a envie de se lever le matin pour redresser l’Ebitda. Ces changements passeront aussi par des ruptures, des effondrements tels que des entreprises disparaîtront. À chacun donc de jouer son rôle, à temps, pour remettre le travail réel au cœur de l’économie.

PIERRE-YVES GOMEZ

Économiste.

PARCOURS

Professeur de stratégie à l’EM Lyon, directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises et président de la Société française de management, ce chercheur vient de publier le Travail invisible (François Bourin Éditeur –, voir Livres page 81). Il est également l’auteur de la République des actionnaires (éd. Syros, 2001) et, avec Harry Korine, de l’Entreprise dans la démocratie (éd. De Boeck, 2009).

Auteur

  • Sandrine Foulon