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Enquête

Le leader qu’on n’attendait pas

Enquête | publié le : 02.03.2013 | Emmanuelle Souffi

À 53 ans, Thierry Lepaon devient le nouvel homme fort de la CGT. Ce pragmatique, ancien de Moulinex, va devoir réconcilier une centrale désunie. Portrait.

Le smartphone qui vibre, les mails et les dossiers qui s’amoncellent… Sa vie n’est déjà plus comme avant. Et, dans quinze jours, elle va clairement basculer. C’est en effet à Toulouse, à l’occasion du 50e congrès de la confédération de la porte de Montreuil, que Thierry Lepaon sera intronisé numéro un de la CGT. Le genre de poste à donner des sueurs froides tant la maison est complexe à gérer. Inattendue et douloureuse, son accession aux plus hautes marches symbolise à elle seule le flottement qui caractérise la CGT depuis de nombreux mois. Sans cap, ni capitaine clairement choisi, elle donne le sentiment de naviguer à vue, au gré des soubresauts de l’actualité. Après quatorze ans à la tête du premier syndicat de France, Bernard Thibault n’est pas fâché de raccrocher les calicots. Quitte à confier les clés de la maison à une figure encore méconnue du grand public. L’ancien cheminot avait construit sa légende sur les grandes grèves de 1995. Thierry Lepaon, lui, s’est fait un petit nom lors de la plus grosse fermeture industrielle des vingt dernières années, Moulinex : 3 200 personnes sur le carreau, dont un tiers n’ont jamais retrouvé de boulot, des accusations de banqueroute frauduleuse, des recours en cascade… « Pas très reluisant », tacle un détracteur.

Chouchou des médias de l’époque, il ne pensait sans doute pas devoir un jour calmer les esprits chagrins de la Porte de Montreuil. Le secrétariat général, il affirme ne jamais y avoir pensé en se rasant. Juste une question de « chance », martèle-t-il, alors que son nom – soufflé par Maryse Dumas, ex-numéro deux – circulait depuis plus d’un an dans les couloirs, à côté de ceux d’Agnès Naton, Nadine Prigent et Éric Aubin. « Il a eu l’habileté de laisser les trois autres s’entre-tuer », observe un intime de Bernard Thibault. Fin mai, en plein comité confédéral national, avant que Nadine Prigent, la préférée du patron, ne soit une nouvelle fois écartée, l’ancien chaudronnier lance un vibrant appel au rassemblement. S’il fallait des épaules solides pour endosser le costume, les voilà donc toutes trouvées…

Bon connaisseur de l’entreprise. Simple naïf ou grand calculateur, cet ancien champion régional d’haltérophilie cultive le mystère. Attachant, volontiers séducteur, le Normand s’est forgé très tôt une conscience politique grâce à des amis communistes et résistants. Conseiller municipal à 21 ans à Fleury-sur-Orne, dans le Calvados, il trouve dans l’engagement cette confiance qui lui fait défaut sur les bancs de l’école. D’où son combat contre l’illettrisme, comme en témoigne un rapport fouillé rédigé en 2010 pour le Conseil d’orientation pour l’emploi. À longueur de tables rondes – dernièrement au ministère du Travail – il aime à rappeler que certains sites de Moulinex comptaient jusqu’à 17 % d’ouvriers fâchés avec l’écriture et la lecture. À la différence d’un Henri Krasucki, d’un Louis Viannet et même d’un Bernard Thibault, le nouveau poids lourd de la CGT connaît bien la réalité des entreprises. En pleine négociation sur le marché du travail, il n’hésite pas à balancer au téléphone à Laurent Berger, son homologue de la CFDT : « Moi, des plans sociaux, j’en ai connu dix-sept ! Je sais de quoi je parle ! » Ça calme… « Son parcours lui donne une légitimité en interne », estime Pierre-Jean Rozet, conseiller confédéral CGT.

C’est un homme de son temps, divorcé et père de trois filles, qui a subi la discrimination syndicale chez Caterpillar et Spie Batignolles. Son atterrissage chez legéant de l’électroménager est moins glorieux. Il doit son recrutement à un homme connu pour ses détournements de fonds chez Elf : Alfred Sirven. Nous sommes en 1978. Le businessman débarque comme directeur du personnel. Les usines normandes sont en proie à de sérieux conflits salariaux. La CFDT, majoritaire, est au cœur du mouvement.

Pour briser son hégémonie, Alfred Sirven décide de faire entrer la CGT, mais aussi FO et la CFTC, dans les ateliers. Il s’adresse alors à la Fédération des travailleurs de la métallurgie. Selon les anciens de Moulinex, André Sainjon, le secrétaire général de l’époque, lui souffle le nom de Lepaon, ce que confirme Leïla de Comarmond, journaliste aux Échos, dans Les vingt ans qui ont changé la CGT, paru en février chez Denoël (voir « Livres », page 72). « Thierry allait être un régulateur. Grâce aux jeux d’alliances, il n’y avait plus de majorité », se souvient, amère, Marie-Gisèle Chevalier, ex-déléguée syndicale centrale CFDT, qui en a fait les frais.

Recruté le 3 janvier 1983 comme serrurier sur le site de Cormelles-le-Royal, le syndicaliste bénéficie d’une surprenante reprise d’ancienneté au 3 octobre 1982. « Embrouille », estime la cédétiste : « Comme ça, il pouvait se présenter aux élections professionnelles de novembre. » Bizarrement, le mini-CV rédigé par le service de presse de la CGT affirme qu’il n’est entré qu’en 1985, après deux ans d’intérim… Certains parlent de « deal ». L’ouvrier dit avoir obtenu un CAP de chaudronnier option soudeur, mais son dossier d’embauche n’en comporte pas la copie. Il achève sa carrière chez Moulinex avec un coefficient de 215, alors que nombre de ses collègues, notamment de la CFDT, sont à moins et ont dû intenter des actions pour discrimination afin de faire valoir leurs droits.

L’image de héraut des ouvriers colle mal avec la réalité vécue par les protagonistes de cette histoire. En 2001, sa figure massive s’affiche sur les écrans de télé. En vérité, pour beaucoup, « il a plus profité de la situation qu’il n’a agi », analyse un consultant. Onze ans après la fermeture, ses camarades de la CGT l’ont mauvaise. « Il ne s’est occupé d’aucun dossier de reclassement ni de préretraite amiante. Il disait toujours “on ne me fera jamais signer un plan social ». Thierry, il est bon à l’oral, mais pas à l’écrit”, épingle Lionel Muller, son copain de trente ans et ancien délégué syndical. À la CFDT, on lui reproche de s’être fait payer des heures de délégation alors qu’il séchait les négociations. Sa proximité avec le P-DG passe mal. « Pierre Blayau négociait en direct avec lui, et signait avec les autres », note Jean-Louis Jutan, ancien cédétiste, qui a créé un syndicat autonome sur le site de Cormelles, Sydis.

À l’époque, sa proximité avec le P-DG de Moulinex passe mal. “Pierre Blayau négociait en direct avec lui, et signait avec les autres”, note un ancien cédétiste

Comme près de 800 anciens salariés, il touche 25 000 euros de dommages et intérêts pour licenciement injustifié. Mais son combat s’arrête là. Au chômage, le quadra veut passer à autre chose. Grâce à la validation des acquis de l’expérience, il décroche un diplôme en ressources humaines. Le col bleu a des pistes chez des géants de l’intérim quand il prend la tête, fin 2001, de l’union départementale du Calvados, puis du comité régional de Normandie. Son ascension dans l’appareil syndical commence. « Dans mon parcours militant, j’ai souvent été le numéro un », avoue-t-il sans fausse modestie. Ses copains, eux, fondent une amicale, toujours active, qui aide les ex-Moulinex dans leurs démarches administratives et judiciaires. « Aux Goodyear aussi, il va leur dire qu’il faut tourner la page » s’insurge Lionel Muller, qui gère un millier de dossiers. « Pourquoi la CGT n’est-elle pas présente dans les recours en justice ? » s’interroge son collègue de Sydis.

Antidogmatique. Cette rancœur témoigne de l’ambivalence du personnage. Plus chat que sphinx, comme on surnommait son prédécesseur, Thierry Lepaon a une revanche sociale à prendre. Fils de maçon et de cuisinière scolaire, le militant aime fréquenter les grands de ce monde. Patrons, hommes politiques… Que ce soit au conseil économique et social régional de Basse-Normandie où il a passé dix ans ou au Conseil d’orientation pour l’emploi où il est resté sept ans, le Normand peaufine son réseau. Bon an mal an, il grimpe parallèlement les étages de la confédération. En 2008, ce modéré conduit la négociation sur la formation professionnelle qui aboutira à un accord signé par la CGT. En 2011, chargé des repères revendicatifs et membre de la commission exécutive, cet antidogmatique renouvelle le catéchisme cégétiste. En outre, « il sait animer des équipes et travailler avec tout le monde », relève Michèle Chay, secrétaire générale de la Fédération du commerce.

Une de ses plus jolies boulettes, il la commet à son arrivée au Cese, en 2010. Pas le genre d’endroit où la CGT envoie généralement les dirigeants en devenir. Après un discours au vitriol où le chef de file de la CGT met en cause l’indépendance de l’institution, la centrale perd une des cinq vice-présidences. Raymond Soubie, conseiller social de Nicolas Sarkozy, lui sauve la mise. Un sixième poste sera créé sur mesure pour éviter un camouflet à la confédération. En juin 2012, le quinquagénaire signe avec Jean-Marie Geveaux, président (UMP) du conseil général de la Sarthe, un projet d’avis sur l’ouverture à la concurrence des services ferroviaires régionaux de voyageurs qui fait tousser la CGT Cheminots.

Sa façon de faire, en revanche, ne déplaît pas. « Il insiste beaucoup sur la méthode et la répartition des tâches », observe Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l’Ugict CGT. Ses « ennemis » lui reprochent à l’inverse de ne pas savoir trancher et d’être un homme de contacts plus que de dossiers. Mais ce sont surtout ses liens supposés avec la franc-maçonnerie, particulièrement la Grande Loge de France, qui font tiquer en interne. Interrogé en commission exécutive, il nie farouchement. Mais pas assez pour convaincre totalement ses camarades.

Trop modéré pour ses détracteurs, pragmatique pour ses soutiens, le futur numéro un a du pain sur la planche tant la confédération paraît sans ligne claire et désunie. Sous l’ère Thibault, la centrale de Montreuil s’est bunkérisée. Les militants attendent donc leur nouveau boss au tournant. « Les organisations sont le poumon de la CGT. Thierry doit consacrer du temps au terrain », prévient Philippe Martinez, patron de la Métallurgie, sa fédération d’origine, qui ne l’a pas soutenu dans la course aux prétendants. Pour retisser des liens distendus par la sortie ratée de Bernard Thibault, l’ancien soudeur ne devra donc pas laisser le hasard guider ses pas.

La CGT a beau surfer en tête dans les scrutins, elle ne peut, à la veille de son congrès, cacher de vraies fragilités. Sans ligne claire, en manque de renouveau, freinée par sa désorganisation… Une rude tâche attend le successeur de Bernard Thibault.

Thierry Lepaon Futur secrétaire général de la CGT
« Le compromis n’est pas un gros mot, la CGT l’emploie tous les jours dans les entreprises »

La crise de succession vous oblige-t-elle à ménager les susceptibilités ?

Je vais diriger la CGT, pas la ménager ! Mon objectif, c’est le rassemblement des organisations, la création d’un esprit d’équipe dans le collectif de direction. Il faut que chacun se sente à l’aise, trouve sa place pour que nous puissions réfléchir et avancer ensemble.

En interne, beaucoup réclament le retour d’un bureau confédéral fort…

Ses membres auront tous des responsabilités propres, avec la charge d’activités spécifiques : l’administration, l’organisation interne, les relations avec les structures professionnelles et territoriales… Mais on ne retombera pas dans un fonctionnement en services, avec des « chefs » chargés des grands dossiers économiques et sociaux. Les membres de la commission exécutive doivent eux aussi pouvoir animer des commissions et mener des négociations. Quant au comité confédéral national, il doit être capable d’acter des positions, de matérialiser des décisions, même en absence de consensus.

La CGT combat avec force l’ANI du 11 janvier. Quelle place accordez-vous à la démocratie sociale ?

Qu’il y ait, en amont de la décision politique, une place pour la négociation collective, c’est une avancée. Mais ceux qui font la loi, ce sont les parlementaires, pas les partenaires sociaux. Démocraties sociale et politique peuvent cohabiter mais, au final, la seconde doit prévaloir sur la première. La CGT et la CFDT n’ont pas la même vision du rapport entre la loi et le contrat.

Qu’attendez-vous des débats parlementaires ?

Nous avons un regard très négatif sur l’accord mais nous ne voulons pas d’un retour à la situation antérieure. La CGT attend de la majorité qu’elle entende enfin les aspirations des Français, qui réclament une meilleure sécurisation de leur emploi et de nouveaux droits individuels garantis collectivement. Le texte ne répond ni à la lettre de cadrage ni au contenu de la grande conférence sociale, c’est une copie hors sujet. François Hollande devrait se rappeler que la seule organisation syndicale qui a participé en tant que telle à son élection, c’est la nôtre.

Faut-il y voir une repolitisation de la CGT ?

Non, on a dérogé à la règle en conscience. Il y avait pour nous un enjeu majeur : faire cesser la politique de Nicolas Sarkozy et de son gouvernement. Il fallait rompre avec cette manière inacceptable et insupportable de traiter les salariés et les syndicats. Mais la CGT n’a pas pour vocation de porter une appréciation sur les candidats aux différentes élections.

La cassure avec la CFDT est-elle profonde ?

La glaciation des relations syndicales n’est pas souhaitable. Quand on se tape dessus, les patrons se frottent les mains ! Le « syndicalisme rassemblé » reste une grande idée, à laquelle on ne peut renoncer. Le problème, c’est qu’il nous est plus facile de nous mettre d’accord pour s’opposer que pour porter des revendications. Et pourtant, on côtoie tous les mêmes salariés.

Le compromis fait-il partie de votre vocabulaire ?

Le compromis ne me gêne en rien, ce n’est pas un gros mot. La CGT l’emploie tous les jours dans les entreprises, où elle négocie et signe beaucoup d’accords. La réforme de la représentativité va nous responsabiliser. On ne pourra plus rester dans un entre-deux, en laissant les autres signer des textes qu’on critique mais qui s’appliquent. Propos recueillis par Stéphane Béchaux et Sandrine Foulon

Une nouvelle équipe en gestation

Preuve que le calme n’est pas revenu à la CGT, la composition de la nouvelle équipe de direction a donné lieu à d’intenses tractations. Début février, le parlement de la centrale a finalement validé une liste de 56 noms, dont 22 entrants, pour la prochaine commission exécutive. Les trois prétendants initiaux au trône – Éric Aubin, Agnès Naton et Nadine Prigent – en font tous partie, même si la dernière n’a sauvé sa tête qu’in extremis. Exit, en revanche, Maurad Rabhi, le fort en gueule spécialiste de l’emploi. Le bureau confédéral devrait, lui, compter 11 membres, dont Thierry Lepaon. Le poste stratégique d’administrateur devrait revenir à Éric Lafont, déjà chargé de la logistique du congrès, à moins que son prédécesseur Michel Doneddu ne parvienne à imposer ses favoris, Philippe Lattaud (Val-d’Oise) ou Samantha Dumousseau (Charente). Les « modernistes » Mohammed Oussedik et Éric Aubin pourraient aussi intégrer l’équipe, tout comme le numéro un des métallos, Philippe Martinez, qui s’occuperait des enjeux industriels.

Du côté des femmes, Agnès Le Bot et Agnès Naton devraient rempiler, mais pas Michèle Chay, la secrétaire générale de la Fédération du commerce. Pourraient les accompagner également Marie-Laurence Bertrand, des Finances, qui a rédigé le document d’orientation du congrès, Colette Duynslaeger, la leader des postiers, ainsi que la professeure des écoles Fabienne Cru-Montblanc, considérée comme une des étoiles montantes de la confédération. S. B.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi