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Vie des entreprises

Pourquoi les cadres toulousains se rebiffent

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.09.2000 | Frédéric Rey

Grèves massivement suivies, occupations, manifestations géantes devant le Capitole : en quelques mois, la capitale de l'aéronautique est devenue la ville symbole du ras-le-bol des cadres. Tradition militante locale, développement de la sous-traitance, le terrain était propice. Mais ce qui a fait déborder le vase, c'est la déception de l'encadrement à l'égard des 35 heures.

La nouvelle s'est répandue comme une traînée de poudre. Quand les ingénieurs et les techniciens d'Astrium, ex-Matra Marconi Space, cessent le travail à l'automne 1999, les observateurs du microcosme toulousain se rendent vite compte que cette grève déclenchée par des cadres sur les 35 heures n'annonce rien de bon. Rien à voir avec un précédent conflit de 1994 portant sur un plan de restructuration. La suite leur a donné raison. L'exemple d'Astrium a fait boule de neige.

Rapidement, les personnels du Centre national d'études spatiales (Cnes), d'Alcatel Space Industries, de Liebherr France leur emboîtent le pas. Puis les informaticiens de Syseca, Sema Group, Steria, Cap Gemini et CSSI débrayent à leur tour. Sous un beau soleil d'octobre, 1 millier de cadres de Matra Marconi, sur un effectif total de 2 200 salariés, envahissent la place du Capitole, qui n'avait jamais vu de cols blancs en colère. Le 10 décembre, alors que le lancement d'Ariane est retransmis sur des écrans géants à la Cité de l'espace, située aux portes de la ville, plusieurs centaines de manifestants venus des grandes entreprises de l'informatique et de l'aéronautique réclament, au son des sifflets, de « réelles 35 heures ». En mars dernier, c'est le siège toulousain du Medef qui est occupé par 300 informaticiens appartenant à des sociétés de services et d'ingénierie en informatique.

En l'espace de quelques mois, Toulouse est ainsi devenue la ville symbole du ras-le-bol des cadres. Régulièrement, des salariés d'Alcatel Space se retrouvent à la sortie de leur entreprise, sur un terre-plein qu'ils ont rebaptisé « rond-point des 35 heures », autour d'un arbre planté par leurs soins. Les spécialistes en ressources humaines des grandes sociétés présentes en Midi-Pyrénées ne savent plus à quel saint se vouer. « Avec une semaine de grève, la plus forte mobilisation est chez nous venue du Sud-Ouest », reconnaît Gérard Bancillon, DRH de la société d'informatique CSSI. Sur les 4 000 collaborateurs de Steria en France, seuls 350 irréductibles toulousains ont arrêté le travail durant cinq jours. « La situation locale ne ressemble pas du tout à ce qui se passe dans nos autres unités », observe Jean-Claude Chantrau, directeur des ressources humaines de Steria. À tel point qu'au printemps dernier le cabinet de Martine Aubry a reçu, Rue de Grenelle, une délégation de grévistes du Sud-Ouest.

Cette rébellion toulousaine, qui suscite souvent l'incompréhension des états-majors d'entreprise, n'est pas inexplicable. Si la Ville rose vote à droite, le cœur de la Haute-Garonne est à gauche, tendance rad soc'. Voire à l'extrême gauche, disent les experts. Toulouse est notamment un bastion de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Deux élus trotskistes siègent au conseil régional de Midi-Pyrénées depuis les dernières élections. « Première concentration universitaire après la capitale, la Ville rose a tout au long des années constitué un véritable vivier de relève militante, expliquent dans un ouvrage consacré à l'extrême gauche Jean-Christophe Brochier et Hervé Delouche (les Nouveaux Sans-Culottes, Grasset, 2000). Les meetings font le plein. On y sent un intérêt qui avait disparu depuis les années 70. » Pour Michel Desmarre, ancien cheminot venu de Tours et militant très actif de SUD, « la culture de la résistance est très ancrée à Toulouse. Il ne faut pas oublier que la région a été une terre d'accueil pour de nombreux exilés espagnols anarchistes et communistes qui fuyaient le franquisme ».

Un foyer de contestation

Des générations de militants entretiennent la tradition de l'engagement et un état d'esprit frondeur. Que ce soit pour protester contre la venue à Toulouse de Jean-Marie Le Pen, pour soutenir les sans-papiers ou José Bové, Toulouse mobilise toujours en nombre. Durant les grandes grèves contre le plan Juppé en 1995, les manifestations organisées par FO, la CGT et même la CFDT de Haute-Garonne – se démarquant ainsi de la ligne Notat – ont atteint des niveaux de participation exceptionnels. Loin de Paris, les directions syndicales n'hésitent pas à prendre des positions contraires à celles de leur confédération. Alors que la CFDT a signé au niveau national l'accord Syntec sur les 35 heures, à Toulouse, les syndicats sont contre ! La centrale de Nicole Notat a d'ailleurs perdu beaucoup de militants, passés chez SUD, qui a créé ici son premier syndicat interprofessionnel, en 1996. Dans les entreprises de haute technologie, les représentants syndicaux n'appartiennent pas tous à l'extrême gauche, loin s'en faut. Chez les informaticiens, fer de lance de la révolte, la plupart des grévistes n'ont d'ailleurs aucune étiquette syndicale. Malgré cela, cette place forte des cadres est un foyer de contestation.

À Toulouse, les cols blancs forment un véritable État dans l'État. Il y a les pionniers, arrivés dès la fin des années 60 dans les bagages du Cnes ou de Supaéro, l'école nationale de l'aéronautique et de l'espace. Puis les gros bataillons des deux entreprises phares, Aerospatiale et Airbus. Deux poids lourds qui ont attiré beaucoup de matière grise. Dans les années 70, les spécialistes de l'électronique comme Alcatel, Siemens, ou Motorola débarquent, suivis des prestataires en informatique.

Avec 3 300 salariés dans les sociétés de services et d'ingénierie en informatique, Toulouse est la deuxième concentration d'informaticiens employés en France. « Comme dans un gros bourg, explique un ingénieur, la communauté des cadres se connaît assez bien. Nous avons souvent des missions, des projets de travail communs. Certains d'entre nous ont fait leurs études dans une des écoles d'ingénieurs locales. » Cette quasi-consanguinité cache cependant de sacrées différences de statut parmi les 57 000 salariés travaillant dans la construction aéronautique et spatiale. Ainsi, la moitié des 36 000 emplois d'Airbus est externalisée dans des entreprises partenaires. Même Aerospatiale s'est séparée de ses activités de recherche et de développement. « Cela a eu pour conséquence de rendre précaire la situation de cadres et de faire apparaître de fortes inégalités entre les salariés de l'aéronautique au statut social très favorable et les autres, qui sont nettement moins bien lotis. Les conditions de coût imposées aux sous-traitants sur un marché hyperconcurrentiel ne nous permettent pas de rivaliser avec Aerospatiale », précise le dirigeant d'une société informatique.

Le ras-le-bol des jours à rallonge

C'est dans ce contexte local très particulier, dans cette sorte de Cocotte-Minute toulousaine, qu'est intervenue la loi Aubry. Chez Matra, Alcatel ou dans les SSII, les 35 heures ont révélé au grand jour le ras-le-bol de l'encadrement, des journées à rallonge, de la pression des objectifs. Dans une note confidentielle parvenue aux oreilles des syndicats, Matra Marconi Space avait évalué le paiement des heures supplémentaires de ses cadres à environ 150 millions de francs. Une facture qu'il a cherché par tous les moyens à ne pas honorer. Aussi, lorsque la direction a proposé, en guise de réduction du temps de travail, l'équivalent d'un jour et demi de RTT par an, le personnel a déterré la hache de guerre. À la grande surprise des organisations syndicales, plus d'un millier de salariés ont participé à l'assemblée générale d'octobre 1999. « Selon le sondage interne que nous avons lancé, explique Pierre Roussel, délégué CFDT, les réponses affluent en nombre pour exiger plus de jours, mais aussi la mise en place d'un véritable contrôle de la durée du travail. »

Au sein des SSII toulousaines, la mesure du temps de travail devient aussi le leitmotiv des informaticiens. « Avec une organisation du travail par projets, nos semaines dépassent les 39 heures, explique Diane, informaticienne et déléguée CGT. Dans l'accord Syntec conclu en juin 1999 dont nous dépendons, on nous propose de nous appliquer le système du forfait jours, avec pour l'entreprise l'unique obligation de respecter un repos de onze heures consécutives par vingt-quatre heures. Nous ne voulons pas sortir d'une référence à un horaire de travail. » Le spectre du forfait fédère contre lui une large partie des ingénieurs dont le statut n'est plus une garantie contre le risque de précarité. « Dans mon service, confie Olivier, employé par Alcatel, je travaille côte à côte avec un ingénieur employé par une société extérieure qu'on appelle au pied levé comme un intérimaire. Un jour, je me retrouverai peut-être à sa place… »

Gérard Filoche indésirable

Ingénieur chez Alcatel Space depuis vingt ans, Olivier n'est ni élu ni syndiqué. Mais quand le comité d'entreprise d'Alcatel Space Industries crée en 1998 une commission ad hoc pour la réduction du temps de travail, ce grand blond n'hésite pas une seconde avant de la rejoindre. Régulièrement, elle informe le personnel par tracts et revues de presse, elle organise des réunions, sonde les salariés. Autant dire que lorsque la direction annonce ses premières propositions, les cadres tombent de haut. « Elle faisait table rase de tous les jours exceptionnels et d'ancienneté, explique Jacques Nadaud, délégué CGT. Sur la base de deux cent dix-sept jours travaillés pour la catégorie des cadres à mission et après avoir intégré les jours de congé déjà existants, la réduction du temps de travail se traduisait par un gain de deux jours… »

« La loi Aubry est suffisamment permissive pour autoriser l'esclavage, affirme Olivier. Nous avons donc fait venir un inspecteur du travail toulousain pour nous expliquer le texte de loi. » Les dirigeants d'Alcatel ont refusé l'entrée de l'entreprise à Gérard Filoche, inspecteur parisien et auteur du Travail jetable (Ramsay, 1997), invité par les syndicats pour débattre avec les salariés. Mais, localement, la ligne Filoche est bien défendue. Au moment où Martine Aubry planchait sur sa seconde loi, cinq inspecteurs ont rendu publiques leurs propositions, sensiblement plus offensives que le texte de la Rue de Grenelle. Ils préconsent, par exemple, la généralisation de la pointeuse à l'ensemble des salariés. Deux de ces contestataires, Sylvain Chicote et Dominique Maréchau, sont connus pour leur engagement, le premier au parti communiste, le second à la LCR.

Le modèle du cadre fidèle a vécu

Si les 35 heures ont mis le feu aux poudres, c'est également parce que les cadres toulousains accordent à leur temps libre plus d'importance que leurs homologues franciliens, lyonnais ou lillois. En s'installant en Haute-Garonne, la plupart ont fait un choix de vie. « Une fois qu'ils sont là, ils n'ont plus envie d'en bouger, explique le DRH d'une SSII. Dans notre société, le turnover dans le Sud-Ouest représente le tiers du taux national. » Chez Steria, il est de 13 % au niveau national et de moins de 10 % à Toulouse. « La qualité de vie rend la modération salariale que nous subissons depuis cinq ans ainsi que le stress plus supportables », témoigne un salarié de Matra Marconi Space. Les entreprises qui ont compromis cet équilibre à l'occasion de l'application des lois Aubry s'en sont mordu les doigts. « C'était prévisible, estime Daniel Thébault, président du Medef de Haute-Garonne et patron d'une PME dans l'informatique. Ici, lorsqu'on quitte son lieu de travail à 18 heures, dix minutes plus tard on est arrivé chez soi. C'est impossible à Paris, mais il existe une contrepartie financière. Les attentes vis-à-vis de la réduction du temps de travail ne sont donc pas les mêmes. »

Paradoxalement, c'est parce que les cadres toulousains n'ont pas pu entraîner leurs collègues parisiens dans leur mouvement que les grèves ne se sont soldées que par une demi-victoire : chez Matra Marconi Space, la direction a accordé six jours au lieu de deux et a limité le forfait jours aux ingénieurs occupant les positions les plus élevées dans la hiérarchie. Chez Cap Gemini ou CSSI, des syndicats minoritaires ont signé, tandis que chez Steria et Alcatel Space Industries les négociations se sont enlisées. Pourtant, les DRH feraient bien de se méfier. À Toulouse plus qu'ailleurs, le modèle du cadre fidèle a vécu. Et les pénuries de main-d'œuvre pourraient bien modifier encore le rapport de force, surtout avec la perspective des 10 000 emplois que devrait générer la construction de l'Airbus géant, l'A3XX.

20 à 30 % de salaire en moins

Toulouse vaut bien une baisse. Les cadres qui décident de venir travailler dans le Sud-Ouest font aussi un choix de vie : « ils privilégient un équilibre entre le professionnel et la sphère privée », souligne Alain Weiss, responsable du centre Apec de Toulouse. « La qualité de vie, la présence d'un pôle universitaire important ainsi que de plusieurs écoles d'ingénieurs sont autant d'atouts pour les candidats au départ. » Mais encore faut-il qu'ils soient prêts à accepter une diminution de leurs revenus.

Entre la Ville rose et la capitale, il existe une différence de l'ordre de 20 %. Selon une étude comparative du ministère des Finances, entre 1982 et 1996, un cadre en Midi- Pyrénées percevait une rémunération annuelle brute de 212 000 francs, contre 270 000 francs pour un cadre francilien.

« Aujourd'hui, poursuit Alain Weiss, le revenu moyen d'un cadre toulousain est compris entre 220 000 et 250 000 francs, contre 300 000 à 320 000 francs pour un Parisien. L'écart a continué de se maintenir. » Cela ne concerne toutefois pas la population des ingénieurs en électronique dont les salaires, du fait de la pénurie de spécialistes par rapport à la demande des entreprises, peuvent varier de 250 000 à 280 000 francs. Mais ce n'est pas le cas des informaticiens employés par les sociétés de services et d'ingénierie en informatique (SSII). « Il existe un écart compris entre 5 et 10 %, précise Gérard Bancillon, directeur des ressources humaines de CSSI. La mobilité s'exerce surtout dans le sens Paris-Toulouse. Nous continuons d'avoir une capacité d'attraction tout en les payant légèrement moins. »

Auteur

  • Frédéric Rey