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Vie des entreprises

Chez Boeing, les cols blancs font de la résistance

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.09.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud

Près de 20 000 ingénieurs et techniciens de Boeing ont cessé le travail pendant quarante jours en début d'année. Les raisons ? Davantage que les salaires, le rejet d'un management obsédé par la recherche du profit rapide et le manque de considération. Analyse d'un conflit qui fera date aux États-Unis.

Qu'on se le dise, Boeing va bien. À la mi-juillet, l'avionneur américain a annoncé fièrement qu'il était rentré dans les clous, respectant à nouveau les objectifs de vente fixés pour l'année. Un message à usage purement commercial pour ses clients de par le monde ? Pas seulement. Car le constructeur aéronautique cherche aussi à regonfler le moral de ses troupes. Et à faire oublier un premier semestre catastrophique sur le plan social. À Seattle, fief de Boeing, l'an 2000 a commencé de la pire façon qui soit. Par un conflit collectif inédit, mené non pas par des ouvriers et des mécaniciens, comme à l'ordinaire lors des marathons salariaux, mais par des ingénieurs et des techniciens supérieurs. Première grève initiée par la Society of Professional Engineering Employees in Aerospace (Speea), un syndicat maison dont même l'actuel président de Boeing, Phil Condit, a été adhérent.

Car il n'y a pas qu'en France que le malaise s'installe entre les cadres et les directions d'entreprise. En cinquante-cinq ans d'existence, la Speea n'avait débrayé qu'une seule journée. Or, en février-mars, cette même organisation a mobilisé près de 20 000 salariés, quarante jours durant. Une grève de grande envergure motivée, dans une Amérique de la croissance et du plein-emploi, non pas par des revendications salariales, mais par un combat contre les méthodes de management inspirées du corporate governance et pour le respect des salariés. Pour la première fois, des cadres hyperdiplômés, titulaires de PHD et de MBA, réputés individualistes et conservateurs, se sont élevés ensemble contre un des géants de l'industrie américaine.

« C'est une grève terriblement importante qui marque un tournant historique, à un moment où le syndicalisme américain essaie de se revitaliser », confirme Margaret Levi, directrice du Center for Labor Studies, à l'université de l'État de Washington, dont Seattle est la capitale. Et cette chercheuse de préciser que si les cols blancs du secteur public, enseignants et infirmières notamment, se sont montrés très revendicatifs ces dernières années, cette fois-ci, il s'agissait du secteur privé, en majorité des ingénieurs et des hommes, « en général peu enclins à se mobiliser ».

Ce qui a mis le feu aux poudres ? La nouvelle convention collective triennale que Boeing passe avec chaque syndicat dans chacun des États où le constructeur est implanté et qui fixe pour les salariés syndiqués l'évolution des rémunérations, la couverture sociale et les conditions de travail. Au moment où la Speea entame ses discussions, en novembre 1999, Boeing vient d'annoncer des bénéfices substantiels et de verser des primes exceptionnelles aux principaux dirigeants de la société.

Un ancien syndicaliste à la DRH

Par ailleurs, le syndicat International Association of Machinists and Aerospace Workers (IAM), la principale organisation ouvrière, a conclu un accord jugé favorable. « Nous pensions que nous allions être récompensés de nos efforts et que nous allions obtenir l'équivalent de l'offre conclue par IAM », explique John, qui, comme son père, a fait toute sa carrière comme ingénieur informaticien chez Boeing. C'était sans compter avec la nouvelle philosophie de l'entreprise, portée par Jim Dagnon. Un ancien syndicaliste appelé en mai 1997 à la direction des ressources humaines, avec le titre – concocté pour lui – de vice-president of the people (« vice-président des hommes »), qui a été DRH dans les secteurs des transports et de l'énergie – réputés socialement durs aux États-Unis : « Avant la fusion, développe-t-il, le processus de négociation était toujours le même : ce qui était accordé à l'IAM s'appliquait automatiquement à la Speea, puis au personnel administratif. À présent, ce n'est plus pareil. Les offres varient selon les syndicats et selon les États. »

La première offre de Boeing à la Speea est donc rejetée à la quasi-majorité par la base. Les ingénieurs réclament des primes alors que l'entreprise ne propose que des augmentations de salaire ; ils refusent de participer au financement de leur couverture maladie et d'être amenés à travailler le samedi et le dimanche comme s'il s'agissait de jours ordinaires. « Nous ne nous attendions pas que la Speea soit si militante », reconnaît le DRH, Jim Dagnon. Une grossière erreur d'appréciation, car même s'il a fallu des semaines de virulents débats internes avant qu'elle n'appelle au débrayage, cette organisation tranquille avait commencé sa mutation fin 1999 en adhérant au grand syndicat unitaire américain AFL-CIO. « L'AFL-CIO était terrorisée qu'on cesse le travail : nous n'avions ni expérience ni fonds de grève », raconte Stan Sorscher, chercheur en physique, depuis dix-neuf ans chez Boeing, l'une des têtes pensantes de la Speea.

Plus généreuse sur la couverture sociale, la deuxième proposition de Boeing, mi-janvier, ne satisfait pas les ingénieurs qui votent l'arrêt de travail. Appelé à la rescousse, un médiateur fédéral, Richard Barnes, réputé diplomate et efficace, vient à Seattle et tente la conciliation. En vain. Les ingénieurs sont d'autant plus remontés que la direction ne cesse d'affirmer que la grève n'aura aucun impact sur la production. Jim Dagnon explique à la presse locale que les ingénieurs se prennent pour le centre de la terre. Une petite phrase commentée à longueur de pages sur le site Web de la Speea.

La grève est décidée pour le 9 février à 9 heures. « À 9 heures tapantes, je suis sorti du bureau et j'ai vu la foule se diriger vers les grilles extérieures sous un concert de Klaxon », se rappelle Ron Wanttaja, ancien de l'US Air Force, employé depuis vingt ans chez Boeing au Kent Space Center, au sud de Seattle. « Nous avions loué un stade de 10 000 places pour la journée, sans savoir s'il serait plein. J'ai été très impressionné de voir qu'il s'est rempli en peu de temps », s'exclame Stan Sorscher. Comme le remarque Ron Wanttaja, « selon Boeing, 75 % des ingénieurs ont quitté leur poste ce mercredi ». « Selon la Speea, ils ont été 90 %. Mais même 75 %, c'est plus que le pourcentage d'ingénieurs syndiqués à la Speea, soit 40 % à ce moment-là. Des non-syndiqués ont débrayé dès le début. »

Pas un combat, une croisade

Les piquets de grève changent toutes les trois heures, en fonction des numéros de sécurité sociale, afin que toutes les entrées de Boeing soient occupées jour et nuit. « Les mêmes personnes se sont retrouvées dans la même équipe tout au long de la grève. Ça a créé des liens très forts », note le président de la Speea, Charles Bofferding. Les grévistes apprennent à tenir des pancartes au vent, à installer des toilettes, à faire des braseros pour se réchauffer, à monter des barbecues… « Il n'a pas trop plu. Dieu a été de notre côté », ajoute-t-il, rappelant que Seattle est une des villes les plus humides des États-Unis.

Véritable mémoire du conflit, le site Internet de la Speea regorge de témoignages. Sous le titre Our stories (« Nos histoires »), les ingénieurs et techniciens y racontent l'atmosphère très familiale des piquets de grève ; les banderoles qui clament no brains, no planes (« pas de cerveaux, pas d'avions ») ; la solidarité des secrétaires et des administratifs qui donnent des nouvelles des sites de Boeing de l'intérieur, qualifiés de ghost towns (« villes-fantômes ») ; la sympathie des habitants de Seattle qui klaxonnent, s'arrêtent, apportent boissons chaudes, beignets et vêtements molletonnés ; les paquets de journaux locaux livrés gratuitement… Charles Bofferding parle de « fraternité » : « Nous ne faisions pas grève contre Boeing, mais pour Boeing. Ce n'était pas un combat, mais une croisade. »

Au fil des jours, les syndicats de l'Amérique entière apportent leur aide sous forme de dons, en nature et en argent. La Speea ouvre une banque alimentaire (notamment pour les mères célibataires) et récolte en six semaines près de 200 000 dollars (1,4 million de francs). L'AFL-CIO dépêche des hommes pour prodiguer des conseils. Le trésorier national, Richard Trumka, vient galvaniser les foules : « Vous êtes l'avenir du syndicalisme. » La Speea, dont les troupes ne cessent de grandir, passant à 65,3 % des ingénieurs à la mi-mars, organise par ailleurs un vaste mouvement de lobbying. Ses dirigeants vont expliquer leur combat aux analystes financiers, aux politiciens de la capitale fédérale, Washington, à certains P-DG de compagnies aériennes, clients de Boeing.

Pendant ce temps, la direction joue la montre. « Un ami machiniste m'avait prévenu que Boeing ne se met à négocier vraiment que lorsqu'il a émis les premiers bulletins de salaire avec 0 dollar en bas, donc pas avant un mois d'arrêt de travail », raconte Helen, une femme ingénieur qui élève seule sa fille mais qui a tenu à débrayer de la première à la dernière heure. Les tractations se sont poursuivies, jour et nuit. « La Speea était débutante et n'avait aucune expérience de la négociation », souligne Jim Dagnon. « Le DRH considérait les pourparlers comme un combat, pas comme une discussion », rétorque Charles Bofferding. Pour s'expliquer, Boeing envoie des courriers au domicile des grévistes, achète des pleines pages de publicité dans la presse locale.

Fin février, le médiateur fédéral revient à Seattle. Nouvel échec. La troisième offre de Boeing – qui propose non pas des primes, mais des stock-options et demande toujours un cofinancement de l'assurance maladie – est rejetée. C'est l'impasse. Les avions sortent avec retard des hangars. La majorité des 300 ingénieurs chargés de la certification des appareils, indispensable pour qu'ils puissent être livrés, ont débrayé. Le cours de Bourse chute. Personne ne veut lâcher prise, a fortiori pas les grévistes. « Tenir un jour de plus que ce que Boeing peut tenir », disaient les slogans. « On protestait plus pour du symbolique que pour de l'argent. Alors tant pis pour les pertes », lance Helen, qui a laissé 6 000 dollars (42 000 francs) dans le conflit, un manque à gagner comparable à celui de la plupart de ses collègues. Entre deux piquets de grève, les ingénieurs s'organisent pour gagner un peu d'argent, trouver des petits boulots. Ce n'est pas compliqué, surtout à Seattle, qui n'a que 4 % de chômeurs. « Les agences pour l'emploi nous ont accueillis en nous disant : “On vous attendait, les gars !” », raconte Charles Bofferding.

La fin de la « Boeing family »

La quatrième offre de convention collective de Boeing a été la bonne. Signée le 16 mars, elle est néanmoins précédée de trente-six heures de discussions serrées entre Jim Dagnon et Richard Trumka, de l'AFL-CIO, et d'une négociation à Washington dans les bureaux du médiateur fédéral, Richard Barnes. L'accord stipule que l'entreprise gardera à sa charge l'intégralité de la couverture maladie et qu'elle versera des augmentations de salaire (3 % chaque année pour les ingénieurs ; 4 % la première année puis 3 % les suivantes pour les techniciens supérieurs). Le travail le week-end ne sera proposé qu'aux volontaires. Il est prévu, en outre, qu'une prime de 1 000 dollars (7 000 francs) par ingénieur ou technicien supérieur sera versée immédiatement, suivie de 500 dollars en cours d'année et de 1 000 dollars encore en fin d'année si les objectifs de vente de Boeing sont atteints. C'est dire si les résultats de juillet étaient attendus. Partie intégrante de l'accord, la commission Working together (travailler ensemble), constituée de membres de la direction de Boeing et de syndicalistes, essaie de renouer le dialogue.

Mais, de l'avis des observateurs, il faudra du temps pour recoller les morceaux entre les cols blancs de Boeing et la direction du constructeur aéronautique. La crise de confiance est en effet profonde. Créé en 1916, l'avionneur a longtemps été le principal employeur de la région de Seattle, dans le nord-ouest des États-Unis, une entreprise qui payait bien, offrait une confortable couverture sociale. On venait y travailler de père en fils. En un mot, c'était The Boeing Family. Mais, depuis le milieu des années 90, les changements se sont accélérés sous l'effet de la mondialisation et de la concurrence acharnée avec l'européen Airbus. La crise asiatique, puis la fusion avec l'autre gros constructeur, McDonnell Douglas, ont confirmé le virage déjà amorcé dans les méthodes de management. Avec, comme leitmotiv, la réduction des coûts et la création de valeur pour l'actionnaire.

Contre le profit immédiat

Artisan de ce changement : l'inévitable Jim Dagnon. De son grand bureau clair qui domine le delivery center, le « centre de livraison » où attendent des long-courriers aux couleurs de compagnies aériennes du monde entier, il explique que le Boeing historique a changé : « Il faut s'adapter à une économie globale en évolution permanente qui impose de travailler davantage, de réduire les coûts et d'être plus flexible. » C'est sous la houlette de Dagnon que l'avionneur a décidé en 1998 de supprimer 45 000 emplois en deux ans, dont 30 000 pour la seule région de Seattle. Pourtant, ce ne sont pas tant ces coupes claires qui ont révolté les ingénieurs et les techniciens. « Nous y sommes habitués », note Stan Sorscher, qui a été, côté Speea, de toutes les négociations. « L'entreprise a toujours réagi aux à-coups cycliques du marché, en débauchant, puis en réembauchant les salariés qu'elle avait licenciés. »

Ce que Sorscher et ses collègues reprochent surtout à la compagnie, c'est un management en quête de profits immédiats. « Depuis la fusion, la direction est obsédée par le court terme, la création de valeur pour l'actionnaire, au détriment des clients et des salariés », estime Charles Bofferding. Stan Sorscher, son confrère, ajoute : « La réduction des dépenses a remplacé les investissements. Désormais, dès qu'on n'est plus le meilleur, on se retire du marché. On sous-traite au maximum. On vend des unités. C'est décourageant. » Autant de griefs relayés par les ingénieurs et les techniciens qui, dans les nombreux messages diffusés sur Internet pendant la grève, dénoncent « des objectifs peu clairs à long terme », « un management fluctuant », « des décisions qui ne tiennent compte ni de la qualité des produits ni des compétences des hommes », et aussi un « manque de respect ». Une expression omniprésente. « Il y a eu un changement fondamental de management, analyse pour sa part Margaret Levi, du Center for Labor Studies, la loyauté et la qualité du travail n'ont plus été valorisées, ce qui a entraîné une transformation de la culture d'entreprise. »

De l'avis de la direction, Boeing reste une entreprise où il fait bon travailler, avec des salaires confortables et une excellente couverture sociale. La revue spécialisée Money Magazine la classe parmi les dix meilleures des États-Unis. Autre argument de l'avionneur : même si pendant la grève le turnover a grimpé à 12 %, il se situe en général autour de 3 à 5 %, ce qui est peu par rapport à la moyenne américaine de 15 %.

Le son de cloche est bien différent du côté des ex-grévistes. Le président de la Speea juge ainsi que « l'atmosphère de travail est épouvantable ». « Aucune vision à long terme n'est proposée. Les salariés ignorent quel sera leur rôle à l'avenir. » Le syndicat recense au moins 1 millier de démissions pendant la grève. Et les ingénieurs continuent de partir. Pas très loin : Seattle est aussi le siège de Microsoft, installé dans la verdoyante banlieue de Redmond, et d'Amazon.com, dont le majestueux bâtiment ocre foncé – un ancien hôpital – domine une des collines de la périphérie de la ville. Sans compter les nombreuses start-ups et leurs aguichantes stock-options. Boeing n'en propose systématiquement qu'à ses 2 000 cadres dirigeants, ou sinon à titre exceptionnel.

« Aujourd'hui, il y a 20 postes pour un ingénieur informaticien », observe John, qui a fini par se faire débaucher par Starbucks, la chaîne de bars dédiés au café née à Seattle et qui fait fureur dans tous les États-Unis. « Depuis la grève, 15 personnes sur 100 ont quitté mon ancien service. » Son salaire a augmenté de 30 %, « avec des stock-options, mais une moins bonne couverture sociale ». De l'aveu même de Boeing, ses ingénieurs gagnent en moyenne 63 000 dollars par an (441 000 francs), 6 % en dessous du niveau du marché (13 % selon la Speea). D'ailleurs, un ami de John, ancien informaticien de Boeing lui aussi, travaille désormais pour un prestataire de services qui lui a au moins doublé son salaire et lui propose des missions chez… Boeing !

24 syndicats chez l'avionneur

Chez Boeing, 60 % des salariés appartiennent à un syndicat. L'avionneur en compte 24, dont de minuscules, comme celui des pilotes ; des plus gros, comme celui des camionneurs (les très actifs Teamsters) ; et des mastodontes. Le premier de tous est l'IAM (International Association of Machinists and Aerospace Workers), association de cols bleus très combative qui, forte de 44 000 membres, a organisé en 1995 soixante-neuf jours de grève, après quarante-huit jours en 1989. À l'époque, 32 500 machinistes avaient débrayé sous des rafales de pluie battante. Deuxième par le nombre de ses membres, la Speea (Society of Professional Engineering Employees in Aerospace), née en 1946 d'une association d'ingénieurs, est longtemps passée pour « une poule mouillée », selon un de ses adhérents. Elle ne connut qu'un seul jour de grève en 1992, avant la grande mobilisation de février-mars dernier. Au début 2000, elle regroupait environ 20 000 des 80 000 ingénieurs et techniciens supérieurs. Un chiffre qui a explosé avec la grève.

Boeing signe des conventions collectives différentes avec chaque syndicat et dans chacun des États où il est présent (État de Washington, son siège, qui compte 77 000 salariés sur 185 000, États de Californie, Missouri, Kansas, Arizona…). Au total, 75 conventions négociées tous les trois ans en moyenne. Le DRH, Jim Dagnon, souligne qu'en dehors de la convention avec la Speea (à l'origine de la grève) il en a signé 46 depuis trois ans qu'il est en poste.

Les conventions collectives ne sont applicables qu'aux membres des syndicats. Pour être acceptées, elles doivent être adoptées à une majorité d'au moins 50 %.

Si elles sont refusées et qu'une grève s'ensuit, l'arrêt de travail doit recueillir au moins 2/3 des voix. À l'instar de nombreuses entreprises américaines, Boeing connaît ses employés syndiqués : il prélève les cotisations directement sur les salaires.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud