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Enquête

SALARIÉS LE STRESS VOUS GAGNE

Enquête | publié le : 01.09.2000 | Sandrine Foulon

Près de trois salariés sur quatre souffrent du stress. Et plus d'un sur deux pense que sa situation va s'aggraver à l'avenir. Ce constat inquiétant de notre sondage conforte les témoignages du terrain. Autopsie du mal professionnel de ce XXIe siècle.

Paul a fini par craquer. Moins de deux ans après la reprise de l'entreprise familiale où il travaillait depuis vingt ans par un groupe de 1 millier de salariés. Pour ce commercial de 53 ans, ce changement de propriétaire s'est transformé en cauchemar. Changement radical de discours, de culture, de méthode. Restructuration et licenciement de 14 personnes, externalisation complète du bureau d'études, informatisation de l'entreprise : cette PME mâconnaise spécialisée dans la construction électrique a été rapidement mise au pas. Passe encore pour les formations imposées à Paul, qui ont pointé chez lui une certaine « lenteur ». Mais les nouveaux dirigeants ont exigé une disponibilité complète : « Nous étions convoqués au siège lyonnais, à une heure de route, pour des réunions à 7 heures ou à 20 heures. Du coup, ma moyenne de travail hebdomadaire est passée rapidement à 45 heures, voire 50 heures. Bien loin des 39 heures précédentes », explique Paul. Ce changement de rythme, il l'aurait accepté s'il ne s'était accompagné d'un manque total de reconnaissance. « Je veux bien être surchargé de travail par des gens qui renvoient l'ascenseur. Mais là, nous n'avions jamais aucun retour. Il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas, même quand les objectifs étaient atteints. »

Paul a commencé à avoir des troubles du sommeil, jusqu'à ne plus dormir que trois heures par nuit. En août 1999, son généraliste l'arrête et l'envoie en maison de repos. Diagnostic : « État dépressif lié aux conditions de travail. » L'arrêt de travail, initialement de trois semaines, durera le double. Paul reprend pendant quelques mois, mais il reçoit une lettre recommandée en guise d'avertissement : lors du passage au nouveau système informatique, son travail n'a pas été jugé satisfaisant. Il lâche à nouveau prise. Seconde lettre recommandée évoquant une possibilité de licenciement. Après un retour difficile, Paul est de nouveau en arrêt. Comme sa femme. « Ce que je vis l'a beaucoup affectée », souligne-t-il.

Même âge, même surcharge de travail, et pourtant Bernard est un salarié comblé. Ce cadre sup travaillant également en Rhône-Alpes pour la filiale d'un groupe pharmaceutique allemand ne compte plus les heures, les dîners d'affaires, les week-ends avec des clients, ni les années – près de vingt-cinq ans – sacrifiées à son entreprise. « Tous les ans, je fais à ma femme la promesse que je rentrerai plus tôt le soir. Mais je ne l'ai jamais tenue. » Réorganisation, fusion, pression de l'actionnaire, Bernard a vu ses objectifs redéfinis à la hausse. Cette année, pour la première fois, lors du traditionnel check-up, le médecin a détecté une tension trop forte et lui a conseillé de lever un peu le pied. « Il m'arrive de revivre des réunions une bonne partie de la nuit », observe-t-il. Un stress qu'il traite par le dédain, avec les moyens du bord : « J'ai arrêté le café. » Ce qui fait la différence avec Paul ? Une bonne ambiance de travail, la reconnaissance de ses pairs et une rémunération gratifiante. La preuve, son entreprise vient de lui octroyer des stock-options, réservées aux cadres les plus performants.

Une surcharge en constante augmentation

Terme galvaudé, le stress au travail commence à être une vraie préoccupation en France. Les chercheurs n'aiment pourtant pas le mot, lui reprochant son imprécision, voire sa complexité. « Le stress n'est pas un terme apprécié, car il relève d'une approche comportementale. En France, l'approche est plus psychanalytique. Aux États-Unis, en revanche, tous les problèmes de souffrance au travail sont étudiés depuis longtemps ; les livres des étudiants en management comportent un chapitre entier sur le stress », explique Nicole Aubert, professeur de sciences humaines à l'École supérieure de commerce de Paris (ESCP), auteur de plusieurs ouvrages sur la question. Difficulté supplémentaire, le stress est souvent confondu avec ses facteurs et ses symptômes. Pour certains experts, le stress relève de la maladie. D'autres parlent de « bon » et de « mauvais » stress, de souffrance, mais également de plaisir au travail. Seule certitude, cet état de tension qui affecte les salariés est un phénomène d'adaptation au changement. À partir de ce constat, « soit on considère que tout est affaire d'organisation et que l'entreprise doit revoir ses modes de fonctionnement, un point de vue marxisant partagé par la plupart des syndicalistes, soit on considère qu'à environnement comparable certains s'adaptent et résistent mieux au changement, ce qui renvoie à une position libérale et patronale ». « Chacun restant figé sur ses arguments. Or il y a du vrai dans les deux », estime Éric Albert, un psychiatre qui a été, il y a dix ans, l'un des fondateurs de l'Institut français de l'anxiété et du stress (Ifas), un organisme qui intervient souvent dans les entreprises.

À tout le moins, le stress n'est plus fatalement considéré comme une défaillance individuelle propre aux plus fragiles, mais désormais envisagé de manière plus collective. Crainte des coûts liés à l'absentéisme et aux maladies résultant de l'hypersollicitation, ou de la possible montée en puissance du contentieux, à l'instar de ce qui se passe dans les pays anglo-saxons ? Les entreprises françaises commencent à s'interroger sur les conditions du travail et son organisation. Car les causes du stress sont multiples : conjoncturelles, organisationnelles, professionnelles. Concurrence accrue, polyvalence imposée, flux tendus… tous ces facteurs constituent un cocktail explosif. « Ils ne font pas que se superposer, ils s'amplifient », note Patrick Légeron, psychiatre au sein du cabinet Stimulus, spécialisé dans la gestion du stress.

À la première place sur le banc des accusés : l'intensification du travail. « Un état du marché dégradé, un chômage qui reste élevé, un amoindrissement des garanties collectives, une multiplication des emplois précaires, un déclin du syndicalisme et de nouvelles formes d'organisation augmentent l'intensité du travail. On a supprimé des postes de maintenance pour désormais se remplacer les uns les autres. La polyvalence a chassé les temps morts », explique Michel Gollac, directeur de recherche au Centre d'études de l'emploi (CEE). Les bilans sont unanimes pour pointer une « surcharge » professionnelle en constante augmentation. Selon l'Apec, 60 % des cadres interrogés au printemps dernier jugent leur charge de travail excessive. Notre sondage Liaisons sociales-Manpower réalisé en juillet dernier (voir page 26) est révélateur : près des trois quarts des salariés interrogés reconnaissent éprouver du stress dans le cadre de leur activité. Et pratiquement la moitié d'entre eux en rendent responsable leur charge de travail.

Le travail à la chaîne se développe

Les dernières enquêtes sur les conditions de travail du ministère de l'Emploi ne font que confirmer le phénomène. Entre le début et la fin de la décennie, le changement est loin d'être mineur. En 1998, 23 % des salariés déclarent travailler sous la pression de normes de production à respecter en une heure au plus ou de délais inférieurs à l'heure, contre 5 % en 1991. Contrairement à une idée reçue, le travail à la chaîne se développe. Toujours en 1998, il concerne 15 % des ouvriers qualifiés, contre 7,5 % en 1984, et 30 % des non qualifiés au lieu de 20 %. « Tout l'héritage taylorien n'est pas liquidé. Dans l'agroalimentaire, pour le découpage de la volaille, par exemple, ou encore dans la fabrication de matériel électroménager, il subsiste un travail à la chaîne désormais combiné aux flux tendus. Ce qui débouche sur la pire forme d'intensité », poursuit Michel Gollac. Techniciens et agents de maîtrise sont de plus en plus nombreux à subir des cadences qui leur sont imposées comme des contraintes. Et, donnée nouvelle pour les salariés, la plupart d'entre eux doivent en affronter plusieurs. « Le secteur industriel est envahi par les impératifs financiers et commerciaux et, inversement, le secteur des services par des contraintes industrielles avec la déferlante des normes et des systèmes d'évaluation », explique Serge Volkoff, ergonome et statisticien au CNRS. Sur la base des enquêtes « conditions de travail » effectuées par l'Insee et la Dares (ministère de l'Emploi), Michel Gollac a eu l'idée de comparer le pourcentage de salariés soumis à une double contrainte industrielle et marchande. En 1984, ils ne représentaient que 4 %. En 1998, leur nombre est passé à 27 %. Une progression qui concerne aussi bien les cadres que les employés et les ouvriers.

Pour les salariés, ce n'est pas un mince exploit que de concilier toutes ces contraintes. Une caissière de magasin doit ainsi tenir la cadence, sourire tout en surveillant les clients afin de prévenir les vols. Cette surcharge de travail n'est pas nécessairement source de stress. Tout dépend des marges de manœuvre, que le chercheur américain Karacek nomme des « job latitude ». Selon lui, plus la charge de travail est intense et la marge de manœuvre faible, plus le stress augmente. Ce qui explique que certains salariés peuvent très bien effectuer un travail titanesque sans stress si l'enjeu et la reconnaissance sont forts. A contrario, une mise au placard ou une très faible activité peuvent provoquer un stress énorme.

« Aujourd'hui, ces marges de manœuvre ont plutôt tendance à se restreindre, estime Serge Volkoff. Pour atteindre l'objectif, les salariés n'ont plus la possibilité de développer des stratégies d'anticipation. Des infirmières qui, dans le même temps, doivent entrer des données sur ordinateur et continuer à assurer la qualité des soins tout en ménageant le relationnel sont obligées de faire des choix. Alors, pour continuer à avoir le sentiment du travail bien fait, elles vont physiquement donner un coup d'accélérateur, et c'est là que les lombalgies ou les tendinites se développent. » Pour en avoir le cœur net, Damien Cartron, sociologue et chercheur au CEE, s'est fait embaucher durant trois mois dans un McDo. « On trouve dans la restauration rapide un résidu de travail à la chaîne. Un Big Mac est manipulé près de six fois avant d'atterrir sur le plateau du consommateur. La hiérarchie est très présente mais le management n'est pas autoritaire. L'ambiance est assez bonne et on n'entendra jamais un manager enguirlander un employé sur le thème : “Tu fais mal ton boulot.” En revanche, il lui dira facilement : “Regarde, faut te dépêcher, tes copains à la caisse doivent affronter les clients.”. »

Dans les nouvelles organisations du travail, la pression vient rarement du chef, mais plus souvent du camion qui attend dans la cour. Un déplacement de la hiérarchie vers le client qui rend les critiques plus difficiles à formuler et renvoie le salarié à sa propre culpabilité. Les missions et les objectifs deviennent de plus en plus flous. « Et pourtant, on n'a jamais autant géré les salariés par objectifs ! s'étonne Marc Bartoli, économiste, codirecteur du DESS de ressources humaines de l'université de Grenoble. D'où la multiplication des entretiens d'évaluation et l'utilisation de critères de comportement de plus en plus subjectifs. La notion de service au client induit une idée de travail jamais terminé et jamais bien fait. Le management a déplacé l'objet du contrôle sur l'implication et le comportemental. On s'assure qu'ils donnent bien tout ce qu'ils peuvent donner. »

Paradoxalement, les organisations modernes prônent la responsabilisation et l'autonomie. Dans les grandes entreprises, les diktats des petits chefs font partie de l'histoire ancienne. « Certes, plus on a d'autonomie, plus le stress diminue. Mais qu'est-ce que l'autonomie ? s'interroge Michel Gollac. La plupart du temps, elle reste purement procédurale : j'ai à monter telle pièce, selon tel cahier des charges, dans tels délais avec une certaine gamme de possibilités. Cela étant, la question des moyens n'est pas résolue. Si les délais sont extrêmement courts, il n'y a pas trente-six solutions pour y arriver. Et si la solution la plus rapide consiste à adopter une position tordue, c'est celle-là que l'opérateur choisira. L'intensité est une nouvelle forme de limitation de l'autonomie. » Celle-ci peut également être contrecarrée par les procédures mise en place. Paul (l'agent de maîtrise de la PME mâconnaise), qui se chargeait des achats des éléments électriques et de la gestion des commandes pour approvisionner le stock géré en flux tendu avec une totale liberté de décision jusqu'à un montant de 50 000 francs, a vu le plafond ramené à 10 000 francs. Au-delà, il lui faut la signature, par fax, du responsable des achats, qui travaille à des centaines de kilomètres, mais aussi celle du DRH. Ce qui lui enlève une partie intéressante du travail : la négociation avec les fournisseurs. Cela étant, il hérite d'une nouvelle responsabilité : la gestion de l'approvisionnement de l'usine du groupe au Mexique.

Directement liée à l'intensification du travail, la course contre le temps est une source de stress énorme pour les salariés. « Nous sommes entrés dans la culture de l'urgence, analyse Nicole Aubert, professeur à l'ESCP. Nous subissons la dictature du temps réel. C'est en gagnant du temps que les entreprises remportent des marchés. Le court-termisme a évidemment des conséquences sur le rythme de travail. Avant, l'homme était névrosé, il devait faire face à des interdits. Maintenant, il est insuffisant. Il a toujours peur de ne pas être à la hauteur. L'urgence donne un ersatz de sens comme si la vitesse de résolution des problèmes donnait du sens à l'action. »

Plus de tensions avec les 35 heures

Et l'introduction des 35 heures dans les entreprises constitue un facteur de tension supplémentaire. Dans une entreprise de production de béton vibré de la région lyonnaise, un médecin du travail s'alarme : « Pour passer aux 35 heures, le site a choisi la semaine de quatre jours. Moyennant une prime mensuelle de 200 francs, les équipes alternantes d'ouvriers de production ont accepté de travailler de 2 h 40 à 12 h 40 ou de 14 heures à 24 heures. Nous en constatons quotidiennement les dégâts. Et le turnover a doublé depuis la signature de l'accord. » Dans une enquête du cabinet d'ingénierie en ressources humaines Aster, ce sont 79 % des cadres interrogés qui s'estiment « stressés » par la réduction du temps de travail.

Annualisation et variation d'horaires n'arrangent rien à l'affaire. « Les changements d'horaires perpétuels sont une source de souffrance psychique considérable, indique André Hocquet, délégué syndical SUD à La Redoute. Les médecins du travail sont stupéfaits par le nombre de salariés qui vivent mal les horaires décalés, la course incessante pour conserver une vie de famille. » Le syndicaliste incrimine également les opérations comme le « 24 heures chrono » ou encore le lancement du catalogue Aubaine de La Redoute, truffé de réductions. « Couplée à un manque d'effectifs – La Redoute recourt énormément aux CDD et à l'intérim –, cette situation suscite tensions et affrontements. Les responsables demandent aux opérateurs de rester plus longtemps. Mais beaucoup sont démotivés. Car, depuis deux ans, l'entreprise ne dégage plus de résultat. Exit la prime d'intéressement. Pour certains, cela signifie un tiers de la rémunération annuelle parti en fumée. Et, phénomène nouveau, la course contre la montre ne concerne plus seulement le secteur industriel, l'emballage ou le routage. L'administratif est également touché. Quand des salariés de la comptabilité clients-fournisseurs prennent un jour de récupération, le lendemain, ils trouvent des piles de dossiers sur la table. Et ça les stresse. »

Au hit-parade des changements aux effets mal connus, les nouvelles technologies occupent la première place. Source à la fois de plaisir et de souffrance – on utilise Internet et le portable pour ses loisirs et pour travailler –, elles culpabilisent des utilisateurs encore en rodage technique. « Les salariés n'avouent pas facilement le temps perdu à s'adapter à un logiciel, à gérer une panne ou à se battre avec une imprimante. Ce serait reconnaître leur incompétence », analyse Yves Lasfargue, directeur du Crefac, auteur de l'ouvrage Technomordus, technoexclus ? (Éditions d'Organisation-les Échos, 2000).

Interrompus toutes les sept minutes

Grâce aux nouvelles technologies, la plupart des salariés disposent de plus de marges de manœuvre, mais également de plus de contraintes. Les clients, les collègues, le téléphone, les e-mails imposent un rythme jusqu'alors inconnu. 63 % des actifs interrogés en 1998 par le président de l'institut Eurotechnopolis, Denis Ettighoffer, pensent que ces nouveaux outils augmentent le stress ; 59 % affirment travailler toujours dans l'urgence, 40 % admettent consommer des excitants pour tenir le coup et 6 %, des médicaments contre le stress. Selon Denis Ettighoffer, 37 % des salariés travaillent plus de six heures trente par semaine à leur domicile. Non parce qu'ils sont surchargés, mais tout simplement « pour avoir la paix ». Rois du zapping, les cadres sont interrompus toutes les sept minutes en moyenne. « Le stress émane aussi des frustrations. Promotions, plans de carrière, rémunérations qui ne sont pas à la hauteur de ce que les salariés pouvaient attendre. Mais surtout des relations interpersonnelles, qui, pour certains métiers, notamment ceux en contact avec la clientèle, constituent le premier facteur de stress professionnel », explique Patrick Légeron, de Stimulus. À la RATP, outre les violences physiques, les machinistes des bus sont exposés à diverses agressions : insultes, fumée de cigarette, vociférations pour réclamer l'ouverture des portes…

Les employés travaillant derrière un guichet, les téléacteurs des centres d'appels occupent aussi des postes à charge émotionnelle écrasante. Pierre, 26 ans, enquêteur pour un institut de sondage, ne compte pas faire de vieux os dans le métier. Payé à l'enquête, il subit à la fois la pression du rendement et les affrontements avec le public. « Parfois, lorsque l'institut sait que le thème est long et difficile à traiter, nous sommes payés à l'heure. Mais, la plupart du temps, l'enquête doit être complètement remplie pour qu'on soit rémunéré. Alors, quand un sondé nous lâche en plein milieu du questionnaire, c'est la haine. On doit aller vite, rester poli même quand les gens sont odieux. Lors d'un sondage sur la RATP, à ce moment-là en grève, on s'est fait traiter de tous les noms. »

Indéniablement, les conditions de travail sont aujourd'hui davantage génératrices de stress. Cette situation pousse d'ailleurs certains à mettre des mots sur leur mal-être. Management par le stress et surtout harcèlement professionnel suscitent désormais des réactions. Les salariés se sont emparés du concept fourre-tout de harcèlement moral, faute d'autre moyen, pour mettre au jour leur manque de marge de manœuvre. « Le stress est un symptôme du déplacement de la contradiction capital-travail à l'intérieur de l'entreprise. Auparavant, celle-ci se traduisait par la grève, le conflit. À présent, elle se cristallise par un malaise individuel, résultat de la pression du travail. Le verrou qui empêche la parole de s'exprimer, c'est l'alibi de la guerre économique, sur lequel il n'y a aucun débat. La concurrence exacerbée justifie tous les comportements et toutes les pratiques », relève Vincent de Gaulejac, directeur du Laboratoire de changement social de Paris VII et auteur avec Nicole Aubert du Coût de l'excellence (Seuil, 1991).

La question est de savoir combien de temps les salariés peuvent supporter le stress sans craquer. « On peut s'attendre qu'une fraction non négligeable de la population exposée à l'intensification s'effondre. Dans la restauration rapide ou la construction automobile, des intérimaires ou des opérateurs en CDD jettent l'éponge après six mois, trois ans dé tout au plus, observe Michel Gollac. Dans les SSII, où les emplois sont plus qualifiés, des salariés craquent après dix à vingt ans de carrière. » La reprise économique devrait cependant changer la donne. Si, dans un premier temps, elle augmente l'intensité du travail, elle pourrait, à terme, entraîner une sorte de régulation dans un contexte de pénurie de main-d'œuvre. Mais seuls les salariés les plus courtisés pourront renverser le rapport de force et négocier les marges de manœuvre nécessaires pour donner un sens à leur travail. Le plus sûr antidote contre le stress.

Jean-Pierre, 48 ans, ex-agent de maîtrise, technicien méthode chez MBK

« Dix ans à la production, dix ans d'intensité, ça va bien comme ça. Le juste-à-temps, la production de 12 000 pièces par jour, la gestion de 45 personnes, l'impératif de qualité… J'ai vu l'usine produire plus de 1 000 scooters par jour avec plus de 4 000 personnes. Aujourd'hui, nous sommes 1 300. Il y a un an et demi, j'ai demandé à changer de poste pour être technicien méthode d'atelier.

Et je souffle. J'ai trente ans de maison, j'ai commencé OS, tout en bas, avec un CAP. J'ai connu les deux mondes. Jusqu'aux années 80, les petits chefs régnaient sur les ateliers. Et puis la direction a complètement chamboulé l'organisation. En 1986, le groupe Yamaha a racheté MBK. Trois ans plus tard, on a vu débarquer le “total productivity maintenance”. Cette méthode a signé le début de l'implication des opérateurs dans leur boulot. Tout le monde s'est mis à calculer le nombre de pièces produites, à faire de la maintenance, de la qualité, à s'intéresser à toute la chaîne jusqu'au produit final.

Une révolution dans la tête des gens. Aujourd'hui, ils n'ont plus peur du chef. Chez nous, c'est même plutôt cool. Mais le stress a changé de nature.

On l'emporte avec soi le soir. La nuit, on se réveille et on songe aux problèmes non résolus. Or ils ne le sont jamais. On pourrait rester quinze heures sur place, ça ne changerait rien. Le matin quand on arrive, les machines ont tourné toute la nuit et on est accueilli par 50 questions et autant de problèmes à résoudre. On roule sans roue de secours. Si l'atelier peinture s'arrête deux heures, on sait que derrière, au montage, 200 personnes vont se tourner les pouces. Le boulot est plus valorisant mais chacun prend sur soi. Cela a un coût. La vie de famille s'en ressent. Ma tension est montée.

J'ai eu des problèmes digestifs, pris des anxiolytiques. Le tout est que l'entreprise soit capable de vous trouver un autre poste quand ce n'est plus tenable. » S. F.

Sybille, 36 ans, commerciale dans une grande régie publicitaire

« Tout est devenu urgent et pour hier. Dans la pub, ce n'est pas une nouveauté, mais le rythme s'est accéléré. Sans compter que depuis un an et demi on doit sans cesse rendre des comptes. On est tous atteint de réunionnite, on briefe et on débriefe, on doit remplir des tableaux dès qu'on obtient un contrat, rédiger des comptes rendus sur papier et ordinateur. Nos bécanes sont en réseau. Tout le monde sait à tout moment où nous en sommes.

À nous de savoir nous organiser, garder le cap et nous montrer réactifs. Personne, et surtout pas la boîte, ne nous apprend à gérer ces priorités. Si on n'est pas content, de toute façon, des jeunes moins usés sont prêts à prendre la relève. La motivation, c'est à nous de la trouver également. Pas facile avec les objectifs réévalués tous les ans. Cette année, à moins d'un miracle, on ne les atteindra pas. Ça signifie, pour certains commerciaux, l'équivalent d'un à deux mois de salaire en moins – entre 35 000 et 45 000 francs.

Avec les 35 heures, la pression est montée d'un cran. Sans moyens supplémentaires, on paie le jour de RTT qu'on prend chaque mois. Mais pas question de dire qu'on est débordé. Et pas question non plus de partir tôt chercher ses enfants si on estime que le boulot est bouclé. Chez nous, c'est encore mal vu. Un type qui reste après 20 heures est considéré comme un gros bosseur. Aux États-Unis, il est carrément dénigré. On lui reprochera d'être mal organisé.

En France, on n'en est pas encore là. Alors, le tout est de prendre du recul, de se dire que c'est une expérience et de ne pas mettre trop d'affectif dans le boulot. Mais passer de la théorie à la pratique, c'est une autre affaire… Entre mes angoisses nocturnes, les maux de ventre et mon ulcère, j'ai encore des progrès à faire. » S. F.

Nicole, 32 ans, hôtesse de caisse dans un hypermarché de la région parisienne

« Faire la caisse, c'est usant moralement et physiquement. La direction ne s'en rend pas compte. Elle nous demande de plus en plus de choses. Il faut passer au minimum 20 articles par minute, être souriant avec le client, vérifier qu'il n'a rien volé. La direction a placé un miroir au-dessus de nos têtes pour qu'on jette un œil dans les Caddie et vérifie que le client n'a pas « oublié » un article. Mais vous imaginez, à la fin de la journée, le torticolis et les maux de tête que l'on se paie à toujours lever la tête comme ça…

Ce n'est pas tout : en plus de la caisse et de la surveillance, il faut vendre les “promotions du mois”. Des sacs de bonbons, des dentifrices. “Au moins 10-15 par jour”, nous a dit la chef de caisse.

Mais c'est pas facile. Beaucoup de caissières n'y arrivent pas. C'est normal, non ? C'est pas leur métier. En plus, il y a la carte de crédit Accor. Quand le magasin en fait la promotion, on doit s'y mettre aussi. On nous met la carotte : si on place plus de cinq cartes, on a droit à une boîte de chocolats ou à un panier garni avec du café, du jus d'orange. Si on en place plus de 25, c'est un bracelet en or. Mais il est tout fin. Ça vous dit l'importance qu'on nous donne.

Avec tout ça, les horaires décalés, les nocturnes, les filles sont fatiguées, stressées.

Mais faut toujours faire plus en gardant le sourire, s'il vous plaît. La direction vient de mettre les équipes en concurrence : les plus rapides sont élues “challenger du mois”.

Moi, j'ai eu un malaise récemment. Les agents de sécurité ont appelé les pompiers.

Mais la responsable n'a pas voulu me laisser rentrer chez moi. On n'était pas assez nombreux. J'ai juste eu le droit à une pause “exceptionnelle” d'une demi-heure. Même chose pour une copine : après son malaise, la responsable a dit qu'elle allait se débrouiller pour la remplacer. Deux heures après, elle était toujours là. Ils comprennent pas qu'on n'est pas des robots, mais des humains. » A. F.

Isabelle, 36 ans, responsable comptabilité et contrôle de gestion dans une entreprise parisienne de 1 500 salariés

« Depuis deux ans, progressivement, les délais qui nous étaient accordés pour sortir les résultats ont été raccourcis. Nous devons passer moins de temps à produire des chiffres et nous concentrer sur leur analyse pour signaler les dérapages, faire des plans prévisionnels. Dorénavant, nous bouclons les comptes mensuels en sept jours et le bilan semestriel en trois semaines. Cela nous a obligés à nous réorganiser complètement, à mettre en place de nouvelles procédures pour, notamment, anticiper les écritures passées en fin de période et provisionner les dépenses qui étaient, avant, reportées sur le mois suivant.

Mais la refonte complète des outils informatiques a été une aide précieuse. Cela nous permet d'éviter une trop grande effervescence en fin de mois. Le but n'est pas de faire des journées de douze heures !

Cela dit, ça reste une période très chargée. Il y a toujours des couacs, des accidents informatiques. Et quand on commence à prendre du retard sur le planning, c'est terminé. On ne le rattrape plus. C'est surtout dans ces moments que le stress monte. Il m'est déjà arrivé de finir à 23 heures une semaine durant afin de boucler un plan. Mais je n'ai pas l'impression que notre situation soit particulière. Du stress, nous en avons. Mais comme partout, non ? » A. F.

Auteur

  • Sandrine Foulon