logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

LES ENTREPRISES HÉSITENT À OUVRIR LA BOÎTE DE PANDORE

Enquête | publié le : 01.09.2000 | Anne Fairise

Information, relaxation, techniques de distanciation… la plupart des entreprises se contentent d'aider leurs salariés à gérer individuellement leur stress. Sans s'attaquer à la racine du mal : l'organisation du travail. Pour longtemps ? Face à un tel coût humain et social, assureurs et syndicats commencent à se mobiliser.

IBM Belgique ne fait pas les choses à moitié : d'ici à la fin de l'année, les quelque 2 000 salariés du constructeur informatique consacreront une journée entière au stress. Pas une vague séance d'information. Non, service par service, ils vont analyser où se cachent les sources de tension et ce qui, dans la communication, dans la répartition des tâches, bref dans l'organisation du travail, peut être amélioré. « Il suffit parfois de peu pour faire baisser la pression. Certains services se sont rendu compte, pendant la phase de diagnostic, que personne ne se disait bonjour. D'autres, en revanche, ont décidé de revoir de A à Z leur organisation du travail », commente Wilfrédo Ferré, directeur santé et environnement du travail d'IBM pour l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique. C'est lui l'initiateur de la méthode d'analyse du stress qui commence à être appliquée de manière « industrielle » dans toutes les filiales du groupe américain. Les 18 000 salariés français s'y colleront au plus tard en 2001. Le sujet ne leur est pas inconnu. Séances d'information, techniques individuelles de gestion du stress à base de relaxation, et à grand renfort de méthodes de distanciation de la pensée, présentées par des infirmières et des médecins du travail, modules de formation à la gestion du stress et du temps pour les managers : depuis 1995, IBM France a mis en place une palette complète d'outils pour lutter contre le mal. Quelque 5 000 salariés y ont déjà eu recours. « L'entreprise peut aider les salariés à transformer le stress négatif, inhibiteur d'actions, en stress positif, générateur d'actions », estime Jean-Marie Le Goff, le DRH d'IBM France.

IBM n'est pas la seule entreprise à prendre le sujet à bras-le-corps. Parce qu'il voulait « augmenter les gains de productivité mais aussi faire baisser la tension dans les ateliers », 3M, le spécialiste de la colle et des Post-it, a également décidé de se pencher sur l'organisation du travail. Ses ateliers de Cergy-Saint-Christophe, dans le Val-d'Oise, ont été complètement repensés, il y a quatre ans. « Les salariés, organisés en équipes autonomes, avaient le sentiment de courir sans cesse et de travailler dans l'opacité », se souvient Frédéric de Coninck, chercheur au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (Latts), appelé à cette époque au chevet de l'entreprise. Plus de visibilité, des procédures simplifiées sont les premières mesures mises en place pour faire chuter la tension. Dorénavant, quand une commande urgente est sur le point d'arriver, une pastille rouge apparaît sur la fiche de l'opérateur pour lui permettre d'anticiper sans qu'il ait besoin d'interrompre sa tâche. « Ainsi, les opérateurs ont la capacité d'agir sur la contrainte. On sait que s'ils n'ont plus le choix, leur stress s'accroît », reprend Frédéric de Coninck. Selon lui, « plus les entreprises sont organisées, plus le stress diminue ». En tout cas, c'est une certitude, les performances des ateliers se sont accrues. Il faut dire que 3M a mis en place des « temps de respiration ». Plus question pour les opérateurs d'être en permanence le nez dans le guidon. 20 % de leur temps est dédié aux interventions sur la machine, aux débriefings, à la formation…

Une pause après chaque appel

Se préserver des temps de respiration, c'est aussi l'une des préconisations faites aux agents de France Télécom dans le Val-d'Oise et les Yvelines. Inquiète des tensions apparues dans certains bureaux « sensibles » comme celui de Mantes-la-Jolie, la direction régionale ne s'est pas contentée de proposer aux agents des formations pour faire face aux agressions. En partenariat avec le cabinet Stimulus, Dominique Nogent, conseiller hygiène, sécurité et conditions de travail, s'est également attaché aux moyens de désamorcer les conflits (incivilités, agressions verbales diverses). Des miniséances de relaxation ont été instaurées, « mais ce n'est pas ce qui marche le mieux », note-t-il. Parallèlement, la direction régionale a joué sur l'organisation du travail. Les opérateurs téléphoniques ? Ils sont dorénavant obligés de respecter une pause après chaque appel. Les locaux ? Ils ont été réorganisés pour éviter les files d'attente. Surtout, l'action a porté sur une meilleure gestion des effectifs en fonction des flux. Dominique Nogent espère que l'expérience sera étendue à l'échelon national. En guise de premier pas, des séminaires sur le stress vont être organisés avec tous les correspondants hygiène d'Ile-de-France.

Des précurseurs ? Rares sont les entreprises, comme IBM, 3M ou France Télécom, qui attaquent frontalement la question du stress, en auscultant leur organisation du travail. À dire vrai, elles commencent à peine à se préoccuper du phénomène. Mais « il est aujourd'hui considéré comme sérieux ». « On en parle de plus en plus dans les instances dirigeantes », constate Nicole Aubert, professeur à l'École supérieure de commerce de Paris, coauteur avec Max Pagès en 1989 du premier ouvrage sur la question (le Stress professionnel, éditions Klincksieck).

Difficile en effet de fermer les yeux, car le coût humain et financier du stress est élevé. Démotivation, perte de productivité, absentéisme, maladies professionnelles, conflits interpersonnels : les échos venus des pays anglo-saxons ne sont guère réjouissants. Le Bureau international du travail évalue la facture du stress au Royaume-Uni à 10 % du PNB ! Pour l'industrie américaine, l'addition représenterait 200 milliards de dollars par an. « Aux États-Unis, un tiers des procès intentés aux employeurs ont pour objet l'excès de stress », ajoute Éric Albert, de l'Institut français de l'anxiété et du stress (Ifas). En France, où la prise de conscience des employeurs est encore émergente, les entreprises se contentent la plupart du temps d'actions de surface. Dans la majorité des cas, elles se limitent à aider leurs salariés à faire face aux situations stressantes ou à les éviter. « Souvent, le premier pas consiste à monter des modules pour apprendre aux salariés à se relaxer. Peu d'entreprises sont passées à la vitesse supérieure : intégrer, par exemple, à la formation des managers des techniques d'analyse du stress pour éviter qu'un certain comportement n'en génère », reprend Nicole Aubert.

Renault a recensé 5,8 % de cas dépressifs

Il est vrai qu'aborder le stress, c'est prendre en compte l'émotion et le subjectif dans l'entreprise. Pas facile, d'autant qu'il est malaisé de différencier ce qui relève du personnel et du professionnel. Et, avant de s'attaquer à l'organisation du travail, il vaut mieux avoir dressé un état des lieux. Pas facile non plus. L'Ifas propose, à partir d'entretiens et de questionnaires individuels, d'analyser les contraintes relevant de l'organisation et de la communication de l'entreprise. Yves Lasfargue, du Centre d'études et de formation pour l'accompagnement des changements (Crefac), a quant à lui bâti un système expert, l'ergostressie, permettant à chacun d'évaluer ses conditions et sa charge de travail à partir de 100 facteurs liés au poste de travail, à l'organisation, à la vie familiale…

Mais le travail sur le stress est une œuvre de longue haleine. Renault, qui a monté fin 1998, avec l'Ifas, un Observatoire national du stress, n'en est encore qu'au recueil de données. Pour l'instant, médecins du travail et infirmières ont fait passer des tests à plus de 4 000 salariés volontaires. Résultat : 5,8 % de cas dépressifs recensés. C'est bien loin de la moyenne nationale « située entre 9 et 13 % », commente-t-on chez le constructeur. Le Crédit lyonnais, qui a lancé deux études sur le stress en 1993 et en 1996 à la demande des partenaires sociaux, vient à peine d'intégrer un module sur la gestion du stress à son catalogue interne de formations. Au programme : de la relaxation, des techniques de distanciation de la pensée, etc. L'enquête de 1996 tirait pourtant la sonnette d'alarme. L'« instabilité organisationnelle », le « manque de reconnaissance et de perspectives d'évolution de carrière » étaient alors les principaux facteurs de stress pointés par les quelque 1 000 salariés franciliens interrogés. En réponse, la banque a diffusé une brochure à 30 000 exemplaires auprès des salariés pour leur apprendre à gérer individuellement leur stress. « Dédramatiser », gérer son temps, « agir sur son corps », exercice de minirelaxation à l'appui, voilà le programme proposé par le Crédit lyonnais. Pourtant, regrette un médecin du travail, « cette étude avait révélé beaucoup de problèmes de management ».

Le stress, un terme qui fait peur

Pas de gestion du stress pour les agents de la RATP. Mais une écoute attentive et active de psychologues cliniciens. Voilà un an que l'entreprise publique de transport a créé une structure indépendante pour apporter un soutien psychologique à son personnel et mis un numéro vert à sa disposition. Si l'objectif de l'Institut d'accompagnement psychologique post-traumatique, de prévention et de recherche est de répondre aux situations traumatiques nées des agressions, des suicides sur la voie ou des accidents du travail, le stress n'est pas oublié. « Nous travaillons beaucoup auprès d'agents soumis à un stress chronique. Les insultes répétées, les dégradations de matériel, parce qu'elles touchent aux valeurs des agents, sont vécues comme des agressions », note Florence Hutin Van Thuy, psychologue clinicienne. Les praticiens pensent aller plus loin, vers l'organisation du travail, au moyen de préconisations sur les missions des machinistes. Car beaucoup d'entre eux sont soumis à des « injonctions paradoxales », génératrices de stress. « Tous les machinistes sont obligés de transgresser les règles de conduite fixées. Qu'apprennent-ils en formation ? Qu'ils doivent, tout en occupant leur poste, vérifier la bonne montée des voyageurs, vendre des titres, etc. On leur dit : “Vous êtes maître à bord” », reprend Florence Hutin Van Thuy. Mais impossible dans certaines zones « ne serait-ce que de regarder les usagers ». « Cela peut être source de conflits. Du coup, les agents disent qu'ils ne peuvent remplir leur mission. Ils sont stressés. »

Que les entreprises ne s'attaquent pas directement à l'organisation du travail n'étonne pas les spécialistes. Le mot même est souvent tabou. « Nous sommes dans la situation d'un pneumologue qui traite l'asthme. L'idéal ? Supprimer la pollution. Mais il n'en a pas les moyens. Alors il aide les patients à mieux supporter la contrainte », note Patrick Légeron, du cabinet Stimulus, qui intervient depuis 1989 dans les entreprises. Même évoquer le stress reste difficile. À la Cegos, le sujet est abordé dans des formations plus générales de « développement personnel ». « L'intitulé fait peur. On préfère dire “développer la confiance en soi” plutôt que de “gérer positivement son stress” », commente Alain Duluc, consultant spécialiste de la question. Mais qu'importe l'intitulé, les techniques sont identiques, comme le postulat les sous-tendant : plus la personne aura confiance en elle, plus elle s'accommodera du stress.

À défaut, relaxez vos épaules et respirez !

Même constat du côté des médecins du travail. À Nancy, l'Association lorraine des services médicaux du travail propose depuis 1998 des actions de prévention du stress. Les résultats ? Peu concluants. En 1999, quatre demandes d'intervention seulement, pour moitié issues du monde médico-social confronté à la violence des usagers. « Le stress reste une question difficile à aborder, même s'il y a une évolution depuis deux ans. Les paroles se libèrent. Les 35 heures ont été un adjuvant. Car leur mise en place conduit souvent à une intensification du travail », note Martine Léonard, responsable du service. Reste que le secteur social reconnaît plus facilement le stress de ses salariés que le milieu industriel et les administrations. « Attention, cela ne signifie pas que le stress n'inquiète pas dans ces secteurs d'activité. Mais la préoccupation ne dépasse pas le cadre des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail », reprend-elle. L'association vient ainsi d'être sollicitée par un CHSCT, mais la direction de la société a mis son veto à la conduite d'une étude approfondie.

Syndicats (voir l'encadré ci-contre) comme assureurs pourraient bien contraindre les entreprises à se mobiliser. Le coût humain du stress commence à les interpeller. « En Grande-Bretagne, 30 à 40 % des arrêts de travail y sont liés », commente Patrick Sabau, de la division vie de la Scor. Le groupe de réassurance français a décidé d'anticiper en créant en 1998, avec un groupe canadien, la première société proposant, dans le cadre d'un contrat de prévoyance collective, un service pour prévenir le stress au travail. Les salariés dont l'entreprise a souscrit ce contrat peuvent consulter l'un des 250 psychologues du réseau Solareh France. La commercialisation du service, lancé en février, démarre. « Assureurs, instituts de prévoyance et mutuelles marquent leur intérêt, selon Dominique Héraudet, directrice de Solareh France. Mais ils hésitent à se saisir du service. Ils ont peur d'être débordés. » Seul l'institut de prévoyance Magdebourg, très implanté dans le secteur de l'industrie électrique-électronique, a introduit ce service dans le contrat de prévoyance collective de 2 000 PME.

Pour beaucoup, la pression des assureurs ne sera pas suffisante. « Tant que les entreprises peuvent remplacer les salariés les plus fatigués par d'autres, elles ne changeront pas leur fusil d'épaule », analyse Alain Carré, de l'association Santé et Médecine du travail. Alors, en attendant la pénurie de main-d'œuvre salvatrice, « serrons les dents et prenons du recul », comme le conseillait la brochure ad hoc du Crédit lyonnais. D'abord, « prendre la position la plus confortable possible, puis relaxer les épaules, pratiquer la respiration abdominale lente et s'efforcer d'imaginer un paysage agréable »…

Une maladie reconnue ?

Les syndicats commencent à se mobiliser sur la question du stress au travail. Ils y ont été longtemps réticents. S'attacher au stress et, donc, privilégier la subjectivité individuelle n'allait-il pas nuire à l'action collective ? Changement de perspective aujourd'hui devant la montée du malaise chez les salariés. Première mobilisée : la CFE-CGC, qui a créé, au printemps, un observatoire.

« Notre e-mail a explosé », note Bernard Salengro, son initiateur, qui dénonce les pratiques de management par le stress. Comme celle subie par ce commercial d'une entreprise de vente de cuisines. « Lors du reporting mensuel, la hiérarchie distingue le meilleur vendeur mais aussi le dernier. Il doit passer devant les autres, tête baissée, sous les huées », reprend Bernard Salengro, qui souhaite faire reconnaître le stress comme maladie professionnelle. Le « meilleur moyen », selon lui, d'obliger les entreprises à faire de la prévention (les coûts d'indemnisation des maladies professionnelles leur sont imputables). Même revendication à la CGT. À la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (Fnath) également.

Mais, note Marcel Royer, son président, « cela implique de bien baliser les faits relevant de l'organisation du travail ». « Ce qui ne sera pas facile. » En Europe, seule la Suède a reconnu le stress comme maladie professionnelle.

Auteur

  • Anne Fairise