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Vie des entreprises

Minaçu, la ville qui respire l’amiante

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 02.02.2013 | Steve Carpentier

Au Brésil, l’une des dernières mines d’amiante en activité dans le monde pourrait bientôt fermer, si la Cour suprême décide d’interdire le minéral. Minaçu, la capitale de la fibre, a peur pour son avenir. Les anciens mineurs malades réclament justice.

Albertino de Oliveira est un homme brisé. Il a vu mourir sept membres de sa famille au cours des dix dernières années. « Mon épouse, mon père, un frère, des oncles, un cousin », égrène-t-il. Ces décès ont un point commun : ce sont tous d’anciens salariés de la mine de Minaçu, tués par l’amiante. Dans sa main, Albertino tient la liste d’une trentaine de personnes atteintes de mésothéliome ou dont les poumons présentent des plaques pleurales. À côté de certains noms, il a inscrit la lettre F pour falecido, « décédé ». Entre 1973 et 1988, cet ouvrier était affecté à l’ensachement : « Quinze années dans un nuage de poussière avec comme seule protection des bouts de coton dans les narines », confie-t-il. Lui n’est pas malade, « ou pas encore ». Ce qu’il veut ? « Une indemnisation pour ceux qui ont mangé de la fibre pendant des années et qu’on laisse crever sans un regard. » Albertino estime à plus de 500 le nombre de personnes qui, dans les prochaines années, développeront une maladie liée à l’amiante. D’anciens mineurs, mais aussi les habitants de cette ville qui, jusqu’en 1987, vivaient dans la poussière. « Vous passiez le doigt sur le capot d’une voiture et il en ressortait tout blanc. »

Mais dans cette bourgade située dans l’État de Goias, à 400 kilomètres au nord de Brasilia, ceux qui ont passé leur vie « au fond du trou » n’ont pas voix au chapitre. Certains ont reçu une indemnisation, d’autres tentent des années après avoir quitté la mine de faire reconnaître leur cas comme maladie professionnelle. Propriétaire de la mine, la Sama, une filiale d’Eternit, parvient la plupart du temps à des accords extrajudiciaires. En échange de la renonciation à toute action pénale future. La société affirme que, depuis 1980, aucun salarié n’a dé veloppé de maladie liée à l’amiante. Quant à ceux qui sont entrés dans l’entreprise avant cette date, elle rejette la responsabilité sur Saint-Gobain, actionnaire principal de la Sama jusque dans les années 70. Pendant quatre décennies, le groupe français a exploité dans l’État voisin de Bahia la mine de Sao Félix, à Poçoes. En 1967, la découverte d’un gigantesque gisement d’amiante à Minaçu entraîne la fermeture de la mine bahianaise. L’entreprise est délocalisée et la plupart des mineurs partent à Minaçu, distant de 1 200 kilo mètres. Aujourd’hui, la Sama allègue que la plupart des victimes ont été contaminées dans l’ancienne mine. Pourtant, la plupart n’ont jamais mis les pieds à Poçoes.

Le seul employeur local.

À Minaçu, tout le monde a un parent, un voisin, un ami qui travaille ou a travaillé à la mine. Critiquer l’amiante, c’est mettre en péril le seul employeur local. Cette ville de 30 000 habitants est née avec la mine et mourra avec elle. Aujourd’hui, 70 % des impôts perçus par la municipalité proviennent de l’activité minière. C’est, avec 300 000 tonnes extraites chaque année, la troisième plus importante mine d’amiante chrysotile de la planète après une russe et une canadienne. Et la seule encore en activité sur le continent latino-américain. Près de la moitié de sa production est exportée, principalement vers l’Inde, la Colombie, le Mexique et l’Indonésie. Le Brésil est le troisième producteur et le quatrième consommateur mon dial d’amiante, un secteur qui concerne plus de 170 000 emplois directs et indirects. Et 13 % de l’amiante commercialisé dans le monde provient de Minaçu.

Pour la Sama, l’amiante n’est pas dangereux lorsqu’il est manipulé avec précaution. Au début des années 80, l’entreprise a tenté de limiter au maximum le contact des travailleurs avec la poussière d’amiante. D’imposants filtres à air ont été installés, les employés obligés de s’équiper de masques, les bleus de travail lavés en interne chaque jour. Quant aux puits, ils sont en permanence arrosés par des camions-citernes pour éviter que la poussière ne se répande dans la ville. Pour Fernanda Giannasi, présidente de l’Association brésilienne des personnes exposées à l’amiante, le devenir de Minaçu est emblématique du débat sur l’amiante au Brésil. « L’entreprise parle de “fibres respirables de chry sotile” lorsque le niveau de concentration dans l’air atteint 0,1 fibre/cm3. Mais il n’existe pas de seuil à partir duquel l’amiante perd de sa dange rosité. Cet argument fallacieux est une dernière cartouche dans le fusil de ceux qui savent que les beaux jours du minéral sont comptés. »

Selon le ministère de la Santé, le nombre de décès liés à l'amiante pourrait grossir rapidement

Adelman Araujo, président du Syndicat des travailleurs de l’amiante de Minaçu, est catégorique : « Boire de l’eau en excès ou aspirer de la poussière de blé dans les champs quand on est agriculteur est aussi dangereux que de ma nipuler de l’amiante. » S’il reconnaît que le minéral est cancérigène, il nie néanmoins tout cas de contamination dans la ville. « Les malades, je n’en connais pas. Sur les 16 000 travailleurs qui sont passés par la mine depuis 1967, on recense moins de 2 % de pathologies de travail dues à l’amiante. Minaçu n’est pas une ville cancérigène ! »

Pourtant, Rue 13, au numéro 396, dans une petite maison brûlée par le soleil, le « crabe » a frappé. Maria de Lourdes ouvre le portail en bois et se réfugie dans un coin d’ombre. Sur un des murs à la peinture fatiguée, la photo graphie de son époux, Claudivino, mort en 2002, à l’âge de 56 ans. Un mésothéliome l’a emporté dans d’atroces souffrances. De 1977 à 1990, il travaille à la mine. Très vite, une toux incessante ne le quitte plus. « Lorsqu’il revenait à la maison le soir, il crachait du sang, raconte Maria de Lourdes. Il avait tellement mal aux poumons que boire de l’eau était un supplice. Je savais que cette pierre avait quelque chose de dangereux. On nous a caché que l’amiante tuait. »

La Sama n’a jamais reconnu sa responsabilité dans la mort de son ex-salarié et la veuve n’a jamais perçu d’indemni sation. Pas plus qu’elle n’a eu accès aux archives médicales. Sur l’acte de décès, les médecins de la Sama évoquent une santé fragile due à l’excès d’alcool. « Claudivino n’a jamais bu une goutte de sa vie », s’indigne Maria de Lourdes. Des cas comme celui-ci, on en trouve des dizaines à Minaçu. Certains sont entrés à la mine avant 1980, d’autres dans les années qui ont suivi.

La position officielle de la mine et des défenseurs de l’amiante repose sur une étude épidémiologique conduite par deux des universités les plus réputées du pays, celles de Sao Paulo (USP) et de Campinas (Unicamp). Dans un document intitulé « Exposition environnementale à l’amiante : risques et effets sur la santé », les chercheurs concluent à l’absence de risque pour la santé lorsque les niveaux d’exposition à l’amiante sont contrôlés. Problème : cette étude a été financée par l’Ins titut brésilien de la chrysolite, bras armé du lobby de l’amiante brésilien. D’après un document beaucoup plus fiable, divulgué en août 2012 par le ministère de la Santé, 2 400 décès liés à l’amiante ont pourtant été enregistrés au Brésil entre 2000 et 2010. « La tendance est à l’élévation rapide du nombre de cas dans les prochaines années », conclut l’étude.

Mais Minaçu, « la grande mine », vit peut-être ses dernières heures. Déjà interdit de commercialisation dans 5 des 27 États du Brésil, l’amiante pourrait bientôt être banni du territoire national. La Cour suprême, la plus haute instance juridique du pays, examine depuis plusieurs mois la question de la prohibition totale d’un minéral présent dans quelque 3 000 produits industriels. Une catastrophe en perspective pour Minaçu. La mine emploie actuellement 800 travailleurs ainsi que 400 prestataires de services. Selon Adelman Araujo, « cela représente 5 500 emplois induits qui font vivre près de 20 000 personnes. Si la mine ferme, 70 % des habitants fuiront la ville », menace-t-il. Un endroit où il fait bon travailler. Le salaire moyen d’un employé de la mine approche les 2 000 reais (751 euros). Très supérieur au salaire minimum de 622 reais (233 euros) en vigueur dans le pays.

4 000 euros pour solde de tout compte.

Sur la liste d’Albertino figure le nom d’Eugénio Alves de Souza. Pas encore à la lettre F, mais le vieil homme de 74 ans s’affaiblit de jour en jour. Sur ses radiographies, il montre la progression des taches blanches sur ses poumons. En 1968, il est l’un des premiers à entrer à la mine comme mécanicien des machines excavatrices. Jusqu’à sa démission en 1984. « Je vivais couvert de poussière d’amiante ; j’en avais tellement sur le corps que, mélangée à la sueur, cela dégageait une odeur aigre », se souvient-il. En 1998, on lui diagnostique des plaques pleurales. L’en treprise lui accorde une in demnisation de 4 000 euros comme solde de tout compte. Analphabète, il signe un document qui le prive de tout procès contre son ancien employeur. « Mon père manque d’air pendant la nuit car il hésite à allumer le ventilateur de peur de ne pouvoir payer la facture d’électricité, s’indigne Edivaldo, un des huit enfants d’Eugénio. Prendre un avocat pour faire valoir des droits à une indemnisation décente est impensable. »

Devant sa maison, Albertino se baisse pour détacher un bout d’asphalte de la chaussée ramollie par la chaleur. « Ici, l’amiante, on marche dessus », plaisante-t-il en montrant la fibre blanche mélangée à l’enrobé bitumeux. La route récemment rénovée par la mairie est faite en partie de roches issues de la mine. À Minaçu, le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions.

800 salariés sont employés par la mine ainsi que 40 prestataires de services. Ce qui représente des milliers d’emplois induits.

Fernanda Giannasi, la “Erin Brockovich brésilienne”

Elle ne ferait pas de mal à une mouche, mais à Minaçu elle est l’ennemie publique numéro un. Depuis trente ans, Fernanda Giannasi est la bête noire des défenseurs de l’amiante. Son credo : l’interdiction totale et immédiate de l’exploitation, de a commercialisation et de l’utilisation de la « fibre du diable » au Brésil et dans le monde. Cette « Erin Brockovich » brésilienne, version tropicale du personnage incarné par Julia Roberts dans le film américain éponyme, est au ministère du Travail à la tête d’une section de contrôle de l’utilisation de l’amiante dans la construction civile. Mais elle est aussi présidente de l’Association brésilienne des personnes exposées à l’amiante (Abrea). À ce titre, elle est parvenue à fédérer l’action en justice de plusieurs centaines d’ex-salariés d’une usine d’Eternit dans la ville d’Osasco, en banlieue de Sao Paulo. À quelques mois de la retraite, Fernanda Giannasi attend, anxieuse, la décision de la Cour suprême. Le bannissement de l’amiante serait son meilleur cadeau de départ.

Auteur

  • Steve Carpentier