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Enquête

Les nouveaux risques du harcèlement

Enquête | publié le : 31.12.2012 | Anne-Cécile Geoffroy

En dix ans, le harcèlement moral a connu une profonde mutation. Il est entré dans la grande famille des risques psychosociaux. Impossible pour les entreprises de ne plus prendre le sujet au sérieux, sous peine de lourdes condamnations.

Un coup de tonnerre judiciaire ! La mise en examen pour harcèlement moral de Didier Lombard, l’ancien P-DG de France Télécom, en juillet dernier, résonne encore dans les oreilles de tous les patrons de France et de Navarre. Avec lui, son bras droit, Louis-Pierre Wenes, et l’ex-DRH Olivier Barberot sont également mis en examen dans le cadre de l’enquête sur les 35 suicides de salariés survenus entre janvier 2008 et fin 2009 chez France Télécom. Une première en France. Et à double titre : non seulement l’affaire est portée au pénal et non devant une chambre civile, mais elle met aussi en cause – grâce à un rapport de l’inspectrice du travail Sylvie Catala, aujourd’hui inspectrice hygiène et sécurité à la mairie de Paris – les trois dirigeants pour harcèlement moral collectif, avec pour objectif de démontrer que des pratiques managériales peuvent être pathogènes.

Que de chemin parcouru en dix ans, depuis l’entrée officielle du harcèlement moral dans le Code du travail et le Code pénal. Quatre ans plus tôt, Christophe Dejours (psychologue) et Marie-France Hirigoyen (psychiatre), identifiaient ce fait de société et, surtout, lui donnaient un nom. Le harcèlement moral va très vite trouver un écho dans l’opinion publique car il traduit alors le sentiment de mal-être diffus qui traverse la société et que ni les politiques ni les entreprises n’ont vu venir. Le gouvernement de Lionel Jospin travaille à une définition législative du harcèlement moral. Le 17 janvier 2002, la loi de modernisation sociale énonce alors qu’« aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

Une définition jugée vite trop floue et bancale par nombre de spécialistes du monde du travail. Comme Sylvie Catala, pour qui le point de départ du texte est mauvais. « Étonnamment, il entre dans le chapitre du Code consacré au travail et pas dans sa partie santé et sécurité. » De son côté, Brigitte Font Le Bret, médecin psychiatre, exclut désormais ce mot de son vocabulaire. « En parlant à tout bout de champ de harcèlement et de pervers narcissiques, on dédouane les entreprises et les administrations de revoir leur organisation de travail. Il faut rester près du travail et ne pas s’égarer ailleurs », martèle la médecin.

Explosion du contentieux. Le harcèlement moral a d’abord été restreint à des conflits entre petits chefs pervers et salariés isolés et fragilisés psychologiquement. Aux prud’hommes, le contentieux explose. Dès 2004, il devient le principal motif de recours devant les conseils de prud’hommes. Et les salariés obtiennent réparation. Des recours abusifs pour les avocats proemployeurs. « Trop souvent, le harcèlement, c’est l’arme quand il n’y a rien dans les dossiers, pointe Marion Ayadi, avocate associée chez Raphaël. La jurisprudence autorise le cumul des indemnités, et le délit est aujourd’hui un moyen pour les salariés qui contestent leur licenciement devant les prud’hommes de demander des indemnités supplémentaires. » Par ailleurs, souligne Vincent Caron, avocat chez Fidal, « on voit aussi se développer aujourd’hui un harcèlement moral ascendant du subordonné vers son supérieur ».

Si les pervers narcissiques sévissent toujours dans les entreprises, le harcèlement moral va cependant prendre une autre dimension, plus collective, plus institutionnelle. Le mal-être des salariés éclate littéralement à la face des entreprises au travers d’une série de suicides qui va toucher des firmes emblématiques. Comme Renault. En 2006, dans les locaux du Technocentre de Guyancourt, un ingénieur se défenestre ; deux autres suicides suivront. Comme Peugeot. Pour la seule année 2007, le constructeur doit faire face à six suicides de salariés au travail. Comme France Télécom et plus récemment La Poste. Tous ces groupes ont mis en place à un moment des plans de restructuration d’ampleur qui tendent les organisations et finissent par broyer des vies.

Si les pervers narcissiques sévissent toujours dans les entreprises, le harcèlement moral va cependant prendre une autre dimension, plus collective, plus institutionnelle

Sur le plan sémantique, le harcèlement moral se voit happé par les risques psychosociaux. « Le harcèlement moral a très longtemps caché toutes les problématiques d’organisation du travail. Mais il a aussi servi de révélateur, analyse Pascale Levet, directrice technique et scientifique de l’Anact. » Aux colloques centrés sur ce nouveau délit du début des années 2000 ont succédé les formations sur les RPS puis sur le bien-être et la qualité de vie au travail. « On noie un peu le poisson. La notion de harcèlement choque encore, comme si en parler, c’était admettre qu’on était une entreprise harcelante ? », explique Marie-José Gava, fondatrice de Place de la médiation. Les tabous sont tenaces.

Il faut dire que les employeurs jouent très gros. Face à la montée des suicides au travail, les magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation, restés un temps en retrait sur les affaires de harcèlement, mettent les entreprises face à leurs responsabilités en adoptant, en juin 2006, un arrêt essentiel qui rattache le harcèlement moral à l’obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé. Les juges récidivent en 2010 : quand bien même l’entreprise aurait pris des mesures pour faire cesser les agissements de harcèlement, elle doit être condamnée. Des jugements très forts tombent. Renault est condamné en décembre 2009 pour faute inexcusable. Le tribunal des affaires de Sécurité sociale de Nanterre lui reproche de n’avoir pas su éviter le suicide de l’ingénieur du Technocentre en 2006.

Autre motif d’inquiétude pour les entreprises, l’émergence de plaintes au pénal pour harcèlement moral. En plus de la mise en examen des dirigeants de France Télécom, une autre affaire a défrayé la chronique. L’an dernier, cinq dirigeants de l’École supérieure de commerce d’Amiens (Somme) sont jugés pour harcèlement moral d’une salariée entre 2006 et 2009. Cette année-là, cette cadre de 48 ans s’est défenestrée pour mettre fin à son calvaire. En mai 2012, le jugement tombe. Le tribunal correctionnel condamne le directeur général de l’établissement à huit mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende. Ce dernier a fait appel ; l’affaire sera jugée en mai. « Au pénal, la charge de la preuve incombe à la victime, les délais sont longs. Comparé au civil, très peu d’affaires vont encore aujourd’hui en correctionnel », indique Olivier Cahn, pénaliste et maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise.

Effets contre-productifs. Au civil, la politique de la tolérance zéro adoptée par les magistrats de la Cour de cassation tétanise les entreprises et fait dire à certains experts, comme le professeur de droit Pierre-Yves Verkindt, qu’elle pourrait avoir des effets contre-productifs. De rares entreprises mettent néanmoins en place des mesures innovantes. Comme DuPont de Nemours, Air France ou encore RTE. « Les entreprises sentent bien qu’elles sont allées au bout de leur discours sur l’environnement hostile qui les oblige à demander aux salariés toujours plus d’efforts, souligne Pascale Levet, à l’Anact. Maintenant on doit collectivement sortir de la définition du travail comme un risque. C’est aussi un facteur de développement personnel. » Il n’empêche, la dernière enquête Sumer de la Dares parue en mars 2012 sur l’évolution des risques professionnels dans le secteur privé livre des tendances plus pessimistes. Alors qu’en 2003 16 % des salariés déclaraient subir des comportements hostiles sur leur lieu de travail, en 2010, ils sont 22 %.

Étonnamment, la fonction publique est restée très en retrait sur ces questions. Pourtant, depuis la mise en œuvre de la réforme générale des politiques publiques, les différents actes de décentralisation et les réorganisations de grande ampleur, les agents ne sont pas épargnés. « Dans les collectivités territoriales, l’implication du politique rend très difficile la prise en compte des situations de souffrance », note Brigitte Font Le Bret. Il reste au secteur public à rattraper son retard en s’engageant dans des politiques de prévention comme commencent à le faire les entreprises.

1997
Marie Pezé

Cette psychanaliste ouvre la première consultation « souffrance au travail » à Nanterre. 35 ont vu le jour depuis.

1998
Marie-France Hirigoyen

Son livre est devenu un best-seller et le révélateur d’un phénomène jusque-là méconnu.

2002
Loi

Le harcèlement fait son entrée dans le Code du travail et le Code pénal (ci-contre, Georges Hage, député, auteur de la proposition de loi).

2006
Justice

La Cour de cassation étend l’obligation de sécurité de résultat à la santé mentale.

2008
Renault

Après trois suicides au Technocentre de Guyancourt, dans les Yvelines, l’Inspection du travail dresse un procès-verbal pour « harcèlement moral institutionnel ».

2010
France Télécom

Après 35 suicides en 2008-2009, une information judiciaire est ouverte pour harcèlement moral (ci-dessus : manifestation de salariés le 7 octobre 2009).

2010
Accords

Les partenaires sociaux signent un accord sur le harcèlement et la violence au travail (ci-contre : négociation le 29 octobre 2009).

2012
Accusés

France Télécom et trois dirigeants, dont Didier Lombard, l’ancien patron (ci-dessous), sont mis en examen.

2012
Invalidé

Jugé trop flou, le délit de harcèlement sexuel est abrogé par le Conseil constitutionnel. Puis réintroduit par le Parlement en juillet.

Patrice Adam
Maître de conférences en droit privé à l’université de Lorraine
“Des racines organisationnelles profondes”

Comment a évolué la notion de harcèlement moral au travail ?

Il ne se résume plus seulement à un conflit de personnes. Aujourd’hui, chacun admet qu’il y a des racines organisationnelles profondes. L’accord national interprofessionnel du 26 mars 2010 le consacre expressément, malgré l’opposition déterminée du patronat. La Cour de cassation l’a également reconnu, par l’arrêt de novembre 2009. Elle estime que le harcèlement moral peut être caractérisé par des techniques de gestion du personnel. Par ailleurs, devant les juges du fond, la notion de harcèlement moral se dilue peu à peu dans l’obligation de sécurité de résultat en matière de santé mentale.

Le contentieux va-t-il changer de nature ?

La prochaine décennie sera marquée par l’essor d’un contentieux nouveau autour de la santé mentale. Déjà un embryon se forme autour du respect des conditions de santé (mentale) dans le cadre de la mise en place de systèmes d’évaluation, de restructurations ou de plans de compression des effectifs. Ces derniers peuvent avoir des impacts sur la santé mentale des salariés concernés comme de ceux qui restent.

La fonction publique connaît-elle les mêmes évolutions ?

Sur la question de la protection-prévention de la santé mentale, la fonction publique a dix ans de retard par rapport au secteur privé. La jurisprudence administrative semble également en retrait : la notion de harcèlement managérial a du mal à s’y ancrer, la faute de l’agent excuse certains comportements harcelants, l’obligation de réserve atténue la protection du dénonciateur… Mais les choses bougent, le contentieux du harcèlement moral augmente. Aujourd’hui, les organisations syndicales se saisissent du problème… aiguillonnées par les cas qui ont secoué certaines administrations particulièrement impactées par d’importants changements comme la RGPP.

Propos recueillis par A.-C. G.

Déborah David
Avocate au cabinet Jeantet Associés
“La Cour de cassation ne laisse pas le choix”

Lorsqu’un salarié se dit victime de harcèlement moral, que peut faire l’entreprise ?

Une fois que le mal est fait, l’employeur ne peut plus rattraper ses erreurs depuis que la Cour de cassation impose à l’entreprise une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et en particulier en matière de harcèlement moral. La seule parade est de contester le harcèlement moral en démontrant par exemple que l’on se trouve dans le cas d’un stress inhérent à la fonction. La Cour ne lui laisse pas le choix. D’autant plus que l’employeur est susceptible d’être mis en cause non seulement par ses salariés en interne, mais aussi lorsque ceux-ci travaillent au sein d’une entreprise cliente qui peut se révéler harceleuse.

Quelles sont les règles à respecter ?

Les textes obligent l’employeur à prévenir ces risques professionnels. Les entreprises doivent se doter d’un document unique, disposer d’un assistant de sécurité, établir un plan d’évaluation des risques, mais aussi une charte de prévention. Depuis la loi du 6 août dernier sur le harcèlement sexuel, l’employeur doit également afficher sur le lieu de travail l’article du Code pénal sur le délit de harcèlement moral.

Quelles retombées a eues la mise en examen de Didier Lombard ?

Il me semble que l’on va trop loin. De nos jours, lorsqu’une entreprise met en place une réorganisation, elle est tenue d’évaluer au mieux les risques psychosociaux qu’elle peut engendrer. Elle ne peut plus se contenter d’une simple note à présenter au CHSCT, faute de quoi elle n’obtiendra pas l’avis de ses IRP, indispensable pour mettre en œuvre son projet. Il est désormais nécessaire d’expliquer précisément les mesures qu’elle entend prendre pour éviter toute souffrance non seulement aux salariés qui partent, mais aussi et surtout à ceux qui restent. Reconnaître la notion de harcèlement moral managérial collectif créerait une contrainte trop lourde pour les entreprises, en particulier à une époque où les difficultés sont croissantes.

Propos recueillis par A.-C. G.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy