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“L’entreprise doit se prémunir contre tout communautarisme”

Actu | Entretien | publié le : 31.12.2012 | Loren Leport

Entre déni, acceptation totale et gestion au cas par cas, les entreprises en France peinent à intégrer le fait religieux, estime la DG de l’EM Strasbourg.

Depuis quand les religions s’invitent-elles dans l’entreprise ?

Dans tous les pays, l’entreprise s’est forgée dans le creuset religieux. En France, les rythmes de travail, les jours fériés sont empreints de la religion catholique. Cette proximité se retrouve aussi dans la terminologie adoptée par les entreprises. Les organisations parlent de grand-messes, de communautés d’affaires, de leaders. Avec la globalisation, tous les pays assistent à un renouveau du fait religieux. Les repères qu’apportaient des institutions comme la famille ou le collectif de travail se sont dilués. Les discours gestionnaires et économiques n’ont pas tenu leurs promesses. L’abolition des frontières entre temps de travail et vie privée participe également à ce mouvement. Comme le salarié apporte du travail à la maison, il amène sa pratique religieuse au travail.

Toutes les religions sont-elles concernées ?

Sur plus de 200 litiges dans le monde liés à une discrimination en lien avec la religion, 36 % concernent la religion musulmane, 22 % le catholicisme, 21 % sont liés aux mouvements sectaires et 7 % à l’athéisme. En France, de nombreux contentieux concernent le port du voile. La présence de signes religieux, comme un crucifix dans une salle de réunion, une Bible ou un Coran ostensiblement posé sur un bureau, est aussi source de conflit. Aux États-Unis, la religion chrétienne rythme la vie au travail. Des nones, ces citoyens athées ou agnostiques, portent plainte, n’en pouvant plus de commencer leur journée de travail par une prière.

Que dit la loi sur le sujet ?

En France, la loi de séparation de l’Église et de l’État affirme le principe de protection de la liberté de croyance, qui doit rester une affaire privée. En revanche, elle n’interpelle pas l’entreprise où le principe de laïcité ne s’applique pas. Le Code du travail permet d’ailleurs une forme de liberté et d’expression religieuses dans l’entreprise. La loi du 4 août 1983 apporte des restrictions : la revendication religieuse ne doit pas entraver l’intérêt commercial de l’entreprise, le port de signes religieux ne doit pas non plus contrevenir aux règles d’hygiène et de sécurité. Les États-Unis ou l’Inde sont étrangers aux principes de laïcité. Leur modèle est celui de l’absorption. Enfin, au Canada, la politique dite des « accommodements raisonnables » propose aux entreprises de conduire des aménagements au cas par cas quand les conditions générales sont considérées comme trop rigides. Une politique qui est de plus en plus critiquée au nom de l’égalité de traitement.

Comment les entreprises font-elles face aux revendications religieuses ?

En France, lors des grandes vagues d’immigration dans les années 60 et 70, cela se faisait par « accommodement raisonnable ». Des entreprises comme Renault et Peugeot toléraient des salles de prière dans leurs enceintes. Aujourd’hui, avec l’expression de revendications plus fortes, on observe trois types d’attitudes : le déni complet, l’acceptation de tout pour ne pas être taxée d’entreprise raciste, ou l’idée que le management de proximité va gérer ces questions au cas par cas. Or aucune de ces solutions n’est satisfaisante.

Les accords sur la diversité abordent-ils la question ?

De très rares accords, comme celui d’Adecco, intègrent le fait religieux. Ils abordent avant tout la question de la diversité sous l’angle de l’égalité hommes-femmes, de l’insertion des jeunes, du handicap et des seniors. Les entreprises rédigent plus facilement des guides de bonnes pratiques dont l’utilisation est encore à évaluer. Les organisations syndicales ne s’emparent pas non plus de cette question. Sans doute considèrent-elles que le fait religieux relève de l’individu et pas du collectif.

Que peuvent faire les entreprises ?

Elles sont garantes de la cohésion sociale. Elles doivent donc se prémunir de toute forme de communautarisme et du repli identitaire. Sinon on arrive à des extrémités, comme en Grande-Bretagne où la loi autorise les travailleurs sikhs à ne pas porter de casque de chantier, au mépris des règles de sécurité. Si l’entreprise reste muette, les salariés sont également en grande souffrance. Certains se censurent de peur d’être discriminés, comme en France où de nombreux musulmans se cachent pour faire leur prière au travail. Ou aux États-Unis où les non-croyants, 13 millions d’Américains, n’osent pas affirmer leur position. Surtout, les entreprises ne doivent pas laisser leurs managers entrer dans le dialogue religieux, ce n’est pas leur travail. Une piste de réflexion serait de réaffirmer le principe d’égalité devant le principe de liberté dans le règlement intérieur de l’entreprise.

« Les entreprises ne doivent pas laisser leurs managers entrer dans le dialogue religieux, ce n’est pas leur travail »

ISABELLE BARTH

Directrice générale de l’EM Strasbourg.

Professeure des universités en sciences de gestion, responsable de l’axe de recherche responsabilité sociale de l’entreprise au sein du laboratoire Humans and Management in Society (Humanis), Isabelle Barth a publié en 2012 avec 26 coauteurs, chercheurs en sciences de gestion, Management et religions. Décryptage d’un lien indéfectible (éditions EMS).

Auteur

  • Loren Leport