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Politique sociale

Les limiers qui font le chiffre du chômage

Politique sociale | publié le : 03.12.2012 | Stéphane Béchaux

La mesure du chômage, dont les statistiques sont toujours très attendues, incombe à l’Insee. En première ligne, des centaines d’enquêteurs qui auscultent les Français sur leur situation au regard du travail.

Le chômage de masse, c’est son affaire. Enfin presque. Depuis l’automne 1980, date de son premier contrat à l’Insee, Marie arpente les rues du 12e arrondissement de Paris. Avec pour seules armes un grand sourire, de la patience et un épais questionnaire. Tout comme ses quelque 720 collègues, la doyenne des enquêteurs de l’Insee interroge trimestre après trimestre les habitants de son bout de territoire sur leur situation au regard du marché du travail. « Durant la semaine du lundi X au dimanche Y, avez-vous effectué ne serait-ce qu’une heure de travail rémunéré ? » « Était-ce un travail régulier ? Uniquement un travail occasionnel ou un petit boulot » « Avez-vous répondu à une annonce d’offre d’emploi ? »

Les questions, conformes à un strict cahier des charges, peuvent paraître anodines. Il n’en est rien. De leurs réponses dépend directement le calcul du taux de chômage hexagonal au sens du Bureau international du travail (BIT). La seule « vraie » mesure du chômage français (voir encadré page 28), utilisée par les économistes du monde entier pour établir des comparaisons internationales. Un baromètre de l’efficacité de l’action publique, aussi, consulté fiévreusement depuis plus de trente ans par les ministres du Travail successifs. Dernier en date, Michel Sapin, qui, le jeudi 6 décembre, devrait connaître un réveil tonique. Au petit matin, l’Insee dévoilera le taux de chômage tricolore au troisième trimestre. Un chiffre qui, après les 9,7 % atteints en métropole voilà trois mois, devrait s’approcher dangereusement de la barre ô combien symbolique des 10 %. Soit le plus mauvais score enregistré depuis la mi-1999.

Une photographie fine du marché. Derrière ces données macroéconomiques potentiellement explosives se cache donc un énorme questionnaire, l’« EEC ». Trois initiales pour désigner l’« enquête emploi en continu », lancée en 2003 par l’Insee pour disposer d’une photographie très fine du marché du travail hexagonal. Un pavé de plusieurs dizaines d’items, répartis en 11 modules, permettant non seulement de mesurer le volume de la population active et le chômage, mais aussi de fournir des informations détaillées sur la structure par professions, le niveau de diplôme, la durée du travail ou les emplois temporaires. « Il s’agit de notre plus grosse enquête auprès des ménages. Celle qui mobilise le plus de moyens humains et financiers », confirme Sylvie Le Minez, chef de la division emploi de l’Insee. Depuis dix ans, la collecte des données n’est plus réalisée une fois l’an, au mois de mars, mais tout au long de l’année. Auprès de personnes dont le logement est tiré au sort, et qui sont interrogées pendant six trimestres consécutifs. L’échantillon compte aujourd’hui quelque 67 000 résidences principales, correspondant à environ 108 000 répondants.

Voilà pour les grands principes. Car, sur le terrain, l’administration du questionnaire s’avère autrement plus sportive. Répartis sur tout le territoire, les enquêteurs de l’Insee – 80 % sont des femmes, la moitié a plus de 50 ans – se voient confier au fil de l’eau des « grappes » d’une vingtaine de logements, à interroger dans des délais très courts. Soit une semaine pour repérer les lieux et informer les occupants, puis deux semaines et deux jours pour soumettre le fameux questionnaire à toute personne âgée d’au moins 15 ans. Un travail de fourmi qui impose de nouer contact avec les intéressés. Pas trop dur en zone rurale ou pavillonnaire, nettement plus en milieu urbain. « Les difficultés d’accès empirent. Entre les codes, les badges, les faux noms et les boîtes anonymes, c’est vraiment le casse-tête », explique Vincent*, qui officie dans l’agglomération orléanaise. « Les centres-villes sont des secteurs hypercompliqués. Les gens sont très actifs et déménagent souvent, personne ne se connaît, pas même les voisins de palier », abonde Françoise, enquêtrice sur ses terres mosellanes.

Au téléphone ou de visu, pas toujours simple non plus de convaincre les habitants de répondre à la fameuse enquête. Quand bien même celle-ci s’avère, en théorie, obligatoire. « Les vieux grincheux, on en a toujours eu. Sans parler des gens qui ont un grief avec une administration quelconque et qui nous mettent dans le même sac. Mais aujourd’hui, on a aussi des difficultés avec des jeunes de 30 à 40 ans, très individualistes, totalement hermétiques à l’aspect citoyen de l’enquête », confie Marie. « Entre les difficultés économiques et sociales des uns, la vie professionnelle intense des autres, les loisirs des troisièmes, il est beaucoup plus compliqué d’entrer en relation. Il faut savoir jouer d’astuce, de persévérance, de qualités relationnelles pour susciter la confiance », enchérit Françoise. Cette première prise de contact s’avère primordiale : elle conditionne la bonne réalisation de l’ensemble de l’enquête, étalée sur six trimestres. À savoir deux entretiens en face à face, au début et à la fin, et quatre au téléphone.

Pour mener à bien leur mission, les Sherlock Holmes de l’Insee doivent faire preuve d’une sacrée capacité d’adaptation. « On peut passer d’une bâtisse au sol en terre battue à une maison d’architecte. Parfois, on travaille même dans des conditions cocasses. J’ai déjà rempli mon questionnaire sur un palier de porte, dans une cabane de vigne et au milieu d’un champ ! » jure Dominique, qui sillonne les routes corréziennes. « Je risque ma peau, mes biens, ma bagnole tous les jours. Je vois des rats cavaler dans les parkings, je croise des dealers dans les cages d’escalier, j’ai même assisté à un règlement de comptes à la kalachnikov », assure Sylvie, dont le terrain de chasse comprend nombre de cités de Seine-Saint-Denis. Devant leurs yeux défile toute la population hexagonale, de l’intermittent du spectacle au fonctionnaire, du retraité à l’étranger non francophone, de l’ouvrier du bâtiment au cadre de banque. Avec, pour tous, la même liste d’items. « En théorie, les enquêteurs ne doivent pas sortir du questionnaire et de sa structure. Mais cet idéal de standardisation ne résiste pas à la réalité. Dans les faits, ils sont obligés de re formuler, de jouer un rôle actif », souligne le sociologue Rémy Caveng, qui a participé à la réécriture d’un nouveau questionnaire qui entrera en vigueur début 2013.

Payées à la tâche, sans garantie d’emploi, les petites mains de l’Insee doivent changer de statut en 2013

Une plate-forme téléphonique pour les entretiens ? Contraire à l’orthodoxie statistique, la pratique de la reformulation constitue même le pain quotidien des enquêteurs lors des entretiens à distance. « Toute personne qui, une fois dans sa vie, a répondu à un sondage au téléphone sait à quel point les tunnels de questions sont épouvantables. On tient compte de la situation des enquêtés, sans jamais perdre de vue qu’il ne faut pas dénaturer le questionnaire », justifie Marie. « L’enquête au téléphone, c’est une corvée. Pour nous comme pour nos interlocuteurs. Quand rien ne change dans leur situation, on s’adapte pour ne pas trop les lasser. Sinon, on les perd d’un trimestre à l’autre », abonde Clémence, en poste dans l’agglomération caennaise. Des témoignages qui ne plaident pas en faveur du projet de création d’une plate-forme téléphonique à Metz, chargée des entretiens à distance.

Car, dans la maison, personne n’a oublié le traumatisme de 2007, en pleine campagne présidentielle, quand l’Insee s’est révélé incapable d’estimer le taux de chômage hexagonal. Un bug majeur qui lui a valu un rapport conjoint des inspections générales des finances et des affaires sociales. « Cet événement nous a obligés à effectuer un gros travail pour réexaminer les modalités de l’enquête, la réorganiser et la sécuriser. On a notamment augmenté de moitié la taille de l’échantillon, qui se situe maintenant dans la moyenne haute des pays européens », souligne Sylvie Le Minez. Dans les directions régionales de l’Insee, on scrute à la loupe les taux de réponse obtenus sur le terrain, qui avoisinent désormais les 85 %. Un chiffre en hausse, qui dissimule des disparités : les villes répondent moins que les campagnes, l’Est mieux que le Sud, les zones pavillonnaires davantage que les quartiers sensibles. Des divergences qui obligent les statisticiens à redresser les chiffres, avec une marge d’erreur de plus ou moins 0,3 point.

Cette fiabilité a un prix, celui de la flexibilité. « Nos horaires de travail, ce sont les enquêtés qui nous les imposent. On travaille tôt le matin, tard le soir, le samedi toute la journée. Et il arrive même qu’on passe quelques coups de fil le dimanche », détaille Sylvie. Payées à la tâche, sans garantie d’emploi ni prime de précarité, les petites mains de l’Insee vont changer de statut début 2013. Après plus de trois ans de discussion, elles ont obtenu la transformation de leurs vacations en CDI à temps plein ou partiel. « On va en finir avec les CDD à répétition, qu’on signe pour chaque enquête. Et les temps de transport vont être comptabilisés. Le gros point noir, c’est la grille des salaires, beaucoup trop faible pour les entrants », note l’une des né gociatrices. Par crainte d’une mise en place chaotique, l’Insee a repoussé la tenue de deux grosses enquêtes, initialement prévues début 2013. Et croise les doigts pour que la nouvelle organisation n’ait pas d’impact sur les chiffres du chômage.

La très rigide définition du BIT

Abondamment commentées en France, les statistiques mensuelles de la Dares sur le nombre de chômeurs inscrits à Pôle emploi n’ont aucune valeur hors de nos frontières. Car seule la mesure du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) fait foi. Selon ce dernier, est considérée comme chômeur toute personne âgée de 15 à 74 ans répondant à trois conditions cumulatives : être sans emploi (c’est-à-dire ne pas avoir travaillé ne serait-ce qu’une heure pendant une semaine de référence), être immédiatement disponible (dans les quinze jours) et effectuer des recherches actives. Une définition très rigide, inchangée depuis 1982, accusée de minorer de façon drastique le nombre de demandeurs d’emploi en excluant ceux qui exercent une activité très partielle. Dans l’Hexagone, seule l’enquête Emploi de l’Insee, créée en 1950 et modifiée à maintes reprises, se conforme aux critères du BIT. Depuis dix ans, l’organisme mesure le chômage hexagonal en passant un échantillon de population au crible d’un questionnaire, le « module A ».

En fonction de leurs réponses, les enquêtés sont classés parmi les personnes en emploi, au chômage ou inactives. Le document dresse notamment la liste des 15 démarches de recherche considérées comme actives. Au cours des quatre dernières semaines, « vous êtes-vous rendu dans un salon professionnel ? », « avez-vous étudié les annonces d’offres d’emploi ? », « eu un contact avec une agence d’intérim ? ». Répondre positivement au moins une fois suffit à justifier l’effectivité de sa recherche.

Mais plus, depuis 2007, le simple fait de renouveler son inscription à Pôle emploi. Un changement de règles qui a fait baisser mécaniquement le chômage de 0,7 point.

* Les prénoms ont été changés.

Auteur

  • Stéphane Béchaux

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