Mal vus des directions, les syndicats peinent à s’implanter, à se faire entendre… et à taire leurs divisions.
Puni ! Alain*, délégué syndical CFTC à Carrefour, est sur la touche depuis qu’il a défendu un salarié harcelé. Conseiller financier, il se retrouve aujourd’hui à la caisse. « Quand on est syndicaliste, faut être un petit chien avec une muselière si on ne veut pas être grillé », raille-t-il. Au Cora de Villers-Semeuse, dans les Ardennes, Gérald Pinteaux, délégué syndical FO, n’a plus le droit d’entrer dans la salle de pause ni de s’adresser aux salariés. « Depuis, je suis devenu très bon pour faire des tracts », ironise cet ancien gendarme, reconverti en agent de sécurité. Son local syndical, situé face au bureau du directeur, a été muré.
Intimidation, harcèlement, mise à l’écart, humiliation publique, la grande distribution ne fait pas dans la dentelle, selon ses syndicats. À Levet, dans le Berry, Fathi Boussalmi, délégué CGT chez ITM LAI (plate-forme d’Intermarché), a été licencié deux fois en deux ans. La dernière fois pour « fait de grève » lors de négociations salariales tendues. Des licenciements annulés après de multiples recours devant les tribunaux. « Ma direction se moque royalement du Code du travail, constate Bernard Burg, préparateur de commandes sur la plate-forme Leclerc de Melun et coordinateur du collectif CGT en Ile-de-France. Un rapport de l’Inspection du travail constatant tous les délits d’entrave de la centrale d’achat a été adressé au tribunal. Ça ne change rien. Leclerc s’accommode des contentieux. Ils font appel de tous les jugements et n’hésitent pas à aller jusqu’en cassation. »
Masochistes, les syndicalistes ? « On a parfois l’impression de devenir fous, avoue Yannick Poirot, DS FO chez Leclerc à Vandœuvre-lès-Nancy. À force de nous faire vivre des situations ubuesques, on arrive presque à ne plus savoir si elles sont acceptables ou pas. » Pour lutter contre l’isolement de leurs troupes, les syndicats créent des groupes de travail au niveau national. Janine Lecot-Lothoré, secrétaire fédérale FGTA FO, veille comme une mère sur ses délégués. « Nous les réunissons pour les former mais aussi pour qu’ils partagent leur expérience. » Chez Leclerc, les élus CGT se sont organisés depuis 2002 avec des coordinateurs dans chaque grande région. Sur les 560 magasins et les 16 centrales régionales, ils sont présents dans une soixantaine de sites. Chez Cora, sur les 59 magasins du groupe, les syndicats sont présents dans une trentaine. Les autres restent des no man’s lands syndicaux.
Peur de perdre le pouvoir. Dans un monde où le paternalisme est la règle et où l’affect prend le dessus, les syndicats sont perçus comme des empêcheurs de commercer en rond. Harold Twitzin, ancien cadre chez Cora à Massy, explique : « Mon patron craignait de perdre le pouvoir et de ne plus tenir ses troupes. Les cadres avaient des consignes claires : ne pas parler aux syndicalistes, les espionner et mettre la pression. » Mais, comme chaque fois, tout est lié à l’ambiance dans l’hyper. « La qualité du dialogue social dépend beaucoup du directeur du magasin et de son ouverture d’esprit », tempère Daniel Delalin, DSC FO chez Cora, qui avoue bien s’entendre avec son supérieur.
Pour avoir la paix, certains élus n’hésitent pas à mettre de l’eau dans leur vin. Dans la ligne de mire des syndicats réputés « rebelles » (CGT en tête) : FO, le premier syndicat de la branche, mais aussi la CFTC, très appréciée chez Auchan et Leclerc. « On a du mal à oublier nos étiquettes syndicales et à construire des revendications communes d’un Leclerc à l’autre dans la même région », reconnaît Yannick Poirot. Une guerre syndicale qui ne sert pas la défense des salariés.
* Les prénoms ont été changés.