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Politique sociale

La double vie des profs de droit social

Politique sociale | publié le : 03.10.2012 | Stéphane Béchaux

À l’image de leurs collègues de médecine, les mandarins du droit social ne se cantonnent pas à leurs activités d’enseignement. Ils pratiquent aussi, en qualité de consultants, voire d’avocats. Des cumuls qui peuvent donner lieu à dérives.

Vu la sensibilité du sujet, vous comprendrez que je tiens à recevoir les citations à l’avance, pour relecture. » À l’image de Pascal Lokiec, qui enseigne à la fac de Nanterre, les professeurs de droit affichent une certaine fébrilité à l’idée d’évoquer leurs activités complémentaires. Dans le landerneau, le cumul entre activités professorales et libérales n’a pourtant rien de secret. Ni de nouveau. « C’est une tradition. Jusqu’au XIXe siècle, les professeurs de droit étaient tous des praticiens. Le décrochage a eu lieu après, mais le lien naturel entre théorie et pratique a toujours subsisté », explique Paul-Henri Antonmattei, doyen honoraire de la faculté de droit de Montpellier. Aujourd’hui encore, la plupart des professeurs de droit – et pas seulement dans le domaine social – monnaient leur expertise dans le privé. Parfois depuis longtemps. Parmi les plus actifs, Gérard Couturier (Paris I), Pierre Rodière (Paris I) et Patrick Morvan (Paris II) ont respectivement enregistré leur activité libérale en 1989, 1994 et 1999. Mais d’autres les ont précédés ou suivis, tels Jacques Ghestin (Paris I) en 1973, Antoine Lyon-Caen (Nanterre) en 1987, Christophe Radé (Bordeaux IV) en 2000 et Jean-François Cesaro (Paris II) en 2002.

Conseillers de l’ombre. Des experts de haut vol très prisés des entreprises. « On fait appel à leurs services quand on cherche à faire un état des lieux objectif et non complaisant sur un point de doctrine, une question de droit. Les profs prennent du recul, pas les avocats », justifie la directrice juridique d’une multinationale française. Une façon pour les services RH des grands groupes de border juridiquement leurs projets ou d’en évaluer les risques. « À une époque, j’ai été un consultant quasi permanent pour Renault et Elf Aquitaine. Et, dernièrement, j’ai donné plusieurs consultations sur la jurisprudence Viveo », détaille Gérard Couturier.

Conseillers de l’ombre des DRH et des directeurs juridiques, les mandarins du social interviennent aussi pour les avocats sur des sujets complexes ou à forts enjeux. Ceux-ci les mettent à contribution pour appuyer une argumentation juridique et impressionner favorablement le juge, en versant la contribution écrite au dossier du client. « Certains avocats s’en servent pour tenter d’emporter le morceau. Mais c’est une arme à manier avec précaution car cela peut aussi énerver les magistrats », explique l’ex-avocat Gilles Bélier. Plusieurs contentieux récents ont ainsi fait phosphorer des professeurs de droit : le PSE de Viveo, le calcul du smic horaire chez Carrefour et Auchan, le statut des participants au jeu télévisé « L’Ile de la tentation » ou les droits d’auteur de Johnny Hallyday.

Des interventions que les universitaires justifient d’abord par la nécessité de se frotter au terrain. « On ne peut acquérir la maîtrise du droit uniquement dans les livres. Il faut aller au contact du terrain. Les professeurs de médecine s’occupent du corps humain, nous, du corps social », résume Bernard Teyssié, directeur du laboratoire de droit social de Paris II. « Le droit ne s’enseigne que parce qu’il se pratique. En injectant des exemples concrets tirés de l’expérience, on rend les cours beaucoup plus vivants. Et on crée des liens avec les entreprises et les avocats qui facilitent l’insertion professionnelle des étudiants », complète Patrick Morvan.

Mais, à raison de 5 000 à 10 000 euros la consultation, les pontes du droit n’enrichissent pas seulement le contenu de leurs cours. Ils ont vite fait, aussi, de doubler leur salaire qui, hors primes et indemnités, s’étage de 3 046 à 6 111 euros brut selon le grade et l’échelon. Une paille, comparée aux émoluments de leurs ex-camarades de fac ou de leurs anciens étudiants, devenus associés dans des cabinets d’avocat. « Il y a trente ans, le décalage de rémunération entre le public et le privé était faible. Aujourd’hui, c’est le jour et la nuit », confirme Jean-Emmanuel Ray, professeur à Paris I, qui refuse pour sa part toute sollicitation, sinon des colloques et des formations rémunérés.

Ce marché pointu, artisanal, fonctionne au bouche-à-oreille et à la réputation. Un business discret révélé au grand jour lors de la création, en novembre 2011, de Corpus Consultants, présidé par Robert Badinter. Son objet social ? « La réalisation et la délivrance d’études ou de consultations dans tous les domaines du droit, par les associés de la société, tous professeurs de droit. » « On s’adresse aux professionnels du droit, pas aux particuliers. Nous répondons à des questions de pur droit, en nous interdisant tout conseil aux parties », précise Pascal Lokiec, qui a pris part à l’aventure. Les profs de droit ne sont d’ailleurs pas les seuls à draguer le client. Les maîtres de conférences, aussi, vendent leur savoir-faire. « Beaucoup sont limités dans leur progression de carrière. La diversification de leurs activités est une réponse à leurs difficultés de débouchés », constate Franck Petit, doyen de la fac de droit d’Avignon.

Si certains profs n’appartiennent à aucune école, la plupart entretiennent des relations étroites avec de gros cabinets d’avocat, dont beaucoup se sont dotés de conseils scientifiques. Ils y dispensent des formations internes, font de la veille, commentent la doctrine. Jean-François Cesaro et Françoise Favennec-Héry font ainsi figure de grands sages chez Capstan ; Christophe Radé chez Fromont Briens ; Gérard Vachet et Pierre-Yves Verkindt chez Barthélémy ; Patrick Morvan chez Freshfields Bruckhaus Deringer. D’autres interviennent plus directement dans les affaires mêmes des structures. Rattaché à l’université Paris I, Grégoire Loiseau est ainsi associé chez Dupiré. Professeur émérite à Nanterre, Philippe Langlois fait figure de pilier chez Flichy Grangé sur les questions de protection quand son collègue Antoine Lyon-Caen bénéficie d’un titre de « juriste consultant permanent » chez Lyon-Caen & Thiriez, le cabinet de feu Arnaud Lyon-Caen, dont il va devenir associé. Quant à Gérard Couturier, il met son expertise au service de Bredin Prat, après avoir fait les beaux jours de Gide Loyrette Nouel.

Ces activités lucratives créent un autre malaise : à trop vendre leur expertise, les profs fragilisent leur stature de “sachants” neutres, porteurs d’une vision du droit vierge de tout conflit d’intérêts

Quelques universitaires vont même au bout de la logique, en prenant la robe. À l’image de Paul-Henri Antonmattei, inscrit au barreau de Paris depuis deux ans, associé chez Barthélémy. Ou de Bernard Gauriau, professeur à la fac d’Angers, qui a prêté serment en 2008 et officie chez IDAvocats. « Je mets un point d’honneur à assumer toutes mes obligations de prof, qu’il s’agisse de l’enseignement, de la gestion administrative ou de la recherche », assure l’intéressé. Une double casquette qui, sur le principe, ne plaît pourtant pas à tous. « La profession d’avocat absorbe, elle exige de faire du chiffre. Le risque, c’est de l’exercer au détriment de ses fonctions universitaires. Il faudrait mener une réflexion sur le sujet », plaide Franck Petit. « Ce type de cumul peut poser problème car les contraintes de l’avocat déperlent sur l’universitaire. L’une des solutions pourrait être de diviser leur rémunération par deux », avance Bernard Teyssié. En cause, la propension de certains profs à délaisser leurs étudiants (voir encadré). Dans le milieu, tout le monde connaît des universitaires – pas tous cumulards, d’ailleurs ! – qui bâclent leurs cours, n’encadrent aucune thèse, désertent leurs labos. Mais pas question de donner des noms…

Ces activités lucratives créent un autre malaise, portant sur l’impartialité des enseignants-chercheurs. À trop vendre leur expertise, ces derniers fragilisent leur stature de « sachants » neutres, porteurs d’une vision du droit vierge de tout conflit d’intérêts. « De trop nombreuses consultations peuvent créer un lien de dépendance et décrédibiliser leurs auteurs. Ceux-ci prennent le risque de passer pour les porte-serviettes de grands cabinets », prévient Jean-Emmanuel Ray. En la matière, à chacun sa déontologie. « On accepte ou non en fonction de l’éthique du client par rapport à la sienne. Mais il faut faire preuve de loyauté. Quand vous rédigez une consultation, vous faites abstraction de vos convictions », précise Pascal Lokiec. « Il peut m’arriver d’infléchir ma pensée, d’explorer une thèse contraire à ce que j’ai écrit précédemment. Dès lors que j’y mets mes tripes, que j’approfondis le raisonnement, j’ai ma conscience pour moi », explique Patrick Morvan.

Le mélange des genres rend malaisée la lecture des revues doctrinales. Les professeurs ne faisant qu’exceptionnellement état de leurs activités annexes, leurs écrits sont entachés d’un doute sur les causes qu’ils y défendent. Un manque de transparence déjà violemment dénoncé par l’avocat Tiennot Grumbach, en avril 1999, dans la revue Droit social. « Il devient très difficile de se repérer dans la production de la “doctrine” et de saisir si la production des articles est bien le résultat d’une pratique universitaire de recherche et d’une critique scientifique indépendante ou, en réalité, le fruit d’une commande pour une affaire en cours », écrivait-il alors.

Instrumentalisation. Treize ans plus tard, la confusion règne toujours. Excepté Patrick Morvan, aucun professeur n’avoue avoir déjà accepté de publier contre rémunération. Et pourtant… « Les articles de commande, ça existe. Mais quand vous manquez d’objectivité, tout le monde le voit, les pairs comme les juges », confie Jean-Jacques Dupeyroux, directeur de Droit social jusqu’en début d’année. « Oui, la revue peut être instrumentalisée, même si son comité de lecture y fait attention. En même temps, les débats ne peuvent être entièrement juridiques et abscons », note son successeur, Christophe Radé. En l’absence de tout encadrement déontologique, pas simple pour les magistrats de décrypter les positions des uns et des autres.

Même pour les plus aguerris, comme les conseillers de la chambre sociale de la Cour de cassation. « Une consultation produite dans une procédure n’est pas gênante, on sait qu’il s’agit d’une expertise commandée. Les publications, elles, peuvent poser problème car on ne sait pas toujours qui parle, du prof de droit ou du consultant », explique l’un d’eux. Un atout dans la manche des employeurs, plus à même de s’offrir les services onéreux d’un universitaire que les salariés. Mais qui peut, aussi, se retourner contre eux. « Si mon adversaire produit l’article d’un prof à l’appui de son argumentation, je n’hésite pas à brandir l’éventuelle consultation que le même prof a pu donner précédemment dans la même affaire. Ce qui me vaut quelques ennemis », s’amuse Hélène Masse-Dessen, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Gare à l’effet boomerang !…

De 3 046 à 6 111 euros

C’est la fourchette des salaires bruts des professeurs de droit selon le grade et l’échelon.

Des cumuls non encadrés

Dans le milieu universitaire, les activités mercantiles des profs de droit font beaucoup jaser. Leurs collègues des autres champs disciplinaires sont d’autant plus jaloux de leurs rémunérations annexes qu’ils leur reprochent de s’investir davantage dans leurs « ménages » lucratifs que dans leur charge d’enseignement et de recherche. Une réputation caricaturale, mais pas toujours infondée. « Il y a une énorme hypocrisie sur le sujet car tous les profs de droit cumulent. Résultat, certains ne font plus leur service à l’université mais personne n’ose leur jeter la pierre. Cette absence d’encadrement des pratiques crée un brouillard qui ne permet plus de distinguer bons et mauvais comportements », regrette Christophe Radé, prof de droit à Bordeaux IV. « Certains s’investissent à fond, d’autres donnent uniquement des cours le samedi matin. Mais ouvrir le chaudron impliquerait de parler des rémunérations des profs de droit, ridicules comparées à celles des collègues étrangers. Si on interdit le cumul, on vide les facs des meilleurs éléments », complète Paul-Henri Antonmattei, président de la Conférence des doyens des facs de droit.

Depuis le printemps 2009, les activités des enseignants-chercheurs sont régies par un décret dit « Pécresse ». Celui-ci leur impose de consacrer la moitié de leurs 1 607 heures annuelles de travail à leurs services d’enseignement – dont 128 heures de cours –, l’autre moitié à des activités de recherche donnant lieu, tous les quatre ans, à évaluation. Sauf qu’en pratique la comptabilisation des heures s’avère très floue, et les sanctions inexistantes. Prévue en 2013 selon des modalités encore à définir, l’évaluation des travaux de recherche pourrait être repoussée. Cet été, la nouvelle ministre de l’Enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, a indiqué qu’elle entendait revenir sur le contenu du décret.

Auteur

  • Stéphane Béchaux