Ils ont beau représenter l’écrasante majorité des dirigeants, ils font peu parler d’eux. Pourtant, leurs entreprises souffrent aussi de la crise. Enquête sur ces entrepreneurs qui travaillent beaucoup, délèguent peu et pestent contre le Code du travail.
Les grands patrons ne sont pas à la fête. Depuis des semaines, ceux de PSA, Carrefour, Sanofi, Bouygues Telecom ou Air France se démènent pour dégraisser leurs effectifs en minimisant la casse sociale. Sous le regard de l’opinion publique et du gouvernement. Inconfortable ? Certes. Mais, depuis le début de l’année, des milliers de dirigeants vivent des situations autrement plus dramatiques. Des petits patrons qui, carnet de commandes vide et trésorerie à sec, prennent la crise de plein fouet. « On est très sollicités pour des problèmes de liquidités. Certains patrons ne se paient plus, d’autres recourent à des crédits personnels ou mettent leur maison en garantie. Il y a une grosse inquiétude générale », souligne Yannick Lebœuf, secrétaire général de la CGPME de Seine-et-Marne. Les chiffres lui donnent raison. Rien qu’au deuxième trimestre, quelque 13 700 entreprises, dont un gros millier comptant de 10 à 100 salariés, ont été placées en redressement judiciaire ou liquidées, selon le bilan de la société Altares. Des difficultés qui risquent de perdurer, quand bien même Jean-Marc Ayrault a promis, lors de l’université du Medef, un prochain « plan pour le développement des PME visant à gagner la bataille de la compétitivité et de l’innovation ».
Éclipsés par les big boss. Ce désintérêt envers les petits patrons – des hommes, à 80 % – ne doit rien à la crise. En période de vaches grasses, personne ne se soucie davantage de leur sort. À tort. Éclipsés par les big boss dont les rémunérations et autres parachutes dorés monopolisent l’attention, ils constituent l’écrasante majorité des entrepreneurs français. D’après les statistiques de l’Insee, la France ne compte que 5600 entreprises de plus de 250 personnes, sur un total de 3,4 millions. Soit 0,16 % du total ! Un taux qui monte péniblement à 0,47 % si on exclut les 2,2 millions d’entreprises sans aucun salarié. De très nombreuses petites boîtes qui pèsent lourd en termes d’emplois. Dans l’Hexagone, quelque 5,9 millions de salariés travaillent ainsi dans une entreprise de moins de 250 salariés. Parmi eux, plus de 3 millions seront appelés à voter, fin novembre, lors des élections de représentativité prévues dans les TPE. Des chiffres qui devraient inciter Arnaud Montebourg – mais également Fleur Pellerin, sa très discrète ministre déléguée aux PME – à consacrer autant d’énergie aux petits patrons qu’aux stars du CAC 40.
De ces centaines de milliers d’individus, impossible de dresser le portrait type. « Classer les dirigeants en fonction de la taille de leur entreprise n’a guère de sens. Il faut croiser le nombre de salariés avec le secteur d’activité et le niveau de diplôme. Le patron d’une petite société de conseil et l’entrepreneur du bâtiment n’ont quasiment aucun point commun », rappelle le sociologue Michel Offerlé, l’un des très rares chercheurs à avoir fait du patronat son terrain d’études. Et inutile, selon lui, de compter sur les organisations professionnelles pour parler en leur nom : « Les fonctions de représentation sont incompatibles avec leur quotidien. S’ils s’investissent, ils coulent leur entreprise. » Et pour cause. Au four et au moulin pour tenter de satisfaire tout à la fois leur banquier, leurs clients et leurs salariés, ils n’ont ni le temps ni l’envie de se consacrer au militantisme. Par conséquent, ils sont quasiment absents des instances de direction du Medef et la CGPME peine à structurer son activité sur tout le territoire.
Un surinvestissement corroboré par les premiers résultats d’une grande enquête épidémiologique pilotée par l’observatoire Amarok auprès de 380 dirigeants de PME. « On les interroge sur leur environnement professionnel et leur santé, totalement méconnus. Le fait qu’on ne dispose que de statistiques grossières, voire grotesques, en dit long sur le peu d’intérêt qu’on leur porte », explique Olivier Torrès, professeur à l’université de Montpellier et instigateur du projet. De ses recherches, il ressort qu’un tiers des petits patrons triment plus de soixante heures hebdomadaires, que 57 % travaillent au moins six jours sur sept et que 60 % ne prennent pas plus de trois semaines de congé par an. Une surcharge largement subie. Mais parfois due, aussi, à une incapacité à déléguer et à faire confiance. « Beaucoup de dirigeants de PME rechignent à s’appuyer sur leurs collaborateurs, même ceux de valeur. Ils préfèrent faire par eux-mêmes, par souci d’efficacité, de qualité ou par peur de perdre le contrôle. Ils ne s’organisent autrement que contraints et forcés, quand la taille de l’entreprise l’impose. Ils sont assez paradoxaux car ils veulent à la fois que leurs salariés s’impliquent et qu’ils ne prennent pas trop de place », observe Nathalie Bouclier, ex-DRH devenue coach.
Côté rémunération, cette hyper i mplication ne paie guère. Le revenu moyen du petit patron, malgré ses horaires à rallonge, ne dépasse pas celui du cadre lambda. D’après l’Insee, son salaire net annuel moyen atteignait, en 2008, 48 000 euros dans les TPE de moins de 20 salariés et 80 800 euros dans les PME de 20 à 49 personnes. Même si ces chiffres excluent les revenus des gérants non salariés, on est loin des émoluments extravagants des stars du CAC 40. De quoi décourager les entrepreneurs en herbe ? Pas vraiment. Car la motivation première serait ailleurs. « On crée une entreprise d’abord pour se réaliser, être acteur de sa vie, laisser une trace, faire avancer la société. Gagner de l’argent ne constitue pas le premier moteur, même s’il est bien présent. Un restaurateur ou un chauffeur de taxi ne raisonnent pas en termes de salaire mais de patrimoine. Avec l’idée qu’ils auront un jour une gratification pour leurs efforts », commente Xavier Ouvrard, président de l’Association progrès du management (APM).
Les statistiques confirment l’analyse. Fin 2010, l’Insee a interrogé les jeunes créateurs sur les « principales raisons » les ayant poussés à monter leur société. Arrivent en tête la volonté d’« être indépendant » (61 %) puis le « goût d’entreprendre et le désir d’affronter de nouveaux défis » (44 %), loin devant la « perspective d’augmenter ses revenus » (27 %). Une hiérarchie des valeurs classique dans les milieux patronaux. « Le moteur, c’est l’indépendance. N’être tributaire de personne, ne pas avoir de comptes à rendre si vous n’allez pas bosser un matin », illustre Philippe, propriétaire d’un magasin de bricolage dans la région Centre.
Cette vision est largement partagée par les Français. Sondés par l’Ifop, en septembre 2011, sur les termes qu’ils associent à la création d’entreprise, ils citent l’« épanouissement personnel » (43 %) et « être son propre patron » (42 %) bien davantage que la « réussite » (18 %) et l’« argent » (13 %). Des valeurs positives qui amènent 14 % d’entre eux à envisager de se lancer dans l’aventure dans les trois années à venir. Une aspiration pas seulement théorique : plus de 700 000 entreprises ont été immatriculées dans l’Hexagone entre 2009 et 2011, sans compter le million créé par des autoentrepreneurs.
« Aucune culture de l’écrit ». Cette indépendance, souvent virtuelle, est payée au prix fort. Car les banquiers, les donneurs d’ordres et les contrôleurs du fisc ne sont pas plus faciles à amadouer que les supérieurs hiérarchiques mal lunés. Et devenir patron, c’est aussi se coltiner les subtilités du droit du travail, particuliè rement abscons pour qui n’a ni DRH ni avocat attitré. Mais au mieux un expert-comptable… « Les dirigeants de PME n’ont aucune culture de l’écrit. Ils ne gardent trace de rien, ni des reproches ni des erreurs. Résultat, face au juge, ils n’ont souvent que du déclaratif. Et quand ils apprennent que le doute profite aux salariés, ils tombent des nues », explique l’avocat François Denel, du cabinet DBC. Et inutile de compter sur la compréhension des juges, employeurs comme salariés : issus pour la plupart de grandes entreprises, ils ignorent tout de la réalité des petites. Les contentieux peuvent porter un coup de grâce aux plus fragiles. Sans mobiliser quiconque, en l’absence de tapage médiatique.
99 % des entreprises françaises ont moins de 50 salariés. 65 % n’en ont aucun.
Source : Insee 2010.
5,9 millions C’est le nombre de salariés travaillant dans une entreprise de moins de 250 personnes.
Source : Insee, 2009.
Elle dirige MGAD, une entreprise d’usinage. Mais Patricia Koch est aussi devenue la passionaria du collectif Défense PME, une association de petits patrons qui protestent contre les refus de prêts et les frais excessifs de découvert des banques. « En cas de défaut momentané de trésorerie, les banques nous lâchent », accuse-t-elle. Ses six salariés ne connaissent pas ses angoisses. « Je ne leur dis rien pour ne pas les inquiéter. Une fois le planning de la journée distribué, les usineurs programment leurs pièces et travaillent de façon autonome. Ils adoptent les horaires qui les arrangent. Cela dit, il faut bosser dur. »
Il est à la tête d’une holding de neuf entreprises adaptées, spécialisées dans les travaux paysagers, de nettoyage industriel et de maintenance en bâtiment : 350 salariés dont une majorité de handicapés. À ses débuts, Serge Dessay travaillait trop. « Ça nuisait à ma vie de famille, se rappelle-t-il. J’ai connu la solitude du chef d’entreprise qui doit à la fois gérer l’entreprise et participer aux chantiers. » La fréquentation d’un groupe APM l’a fait évoluer « Les échanges avec d’autres patrons m’ont permis de relativiser et m’ont incité à recruter rapidement des collaborateurs plus compétents que moi dans certains domaines. »