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Le casse-tête de la pénibilité

Dossier | publié le : 03.10.2012 | Sabine Germain

L’enjeu est de taille, mais les textes sur la négociation « pénibilité » manquent de clarté. Cela ne favorise pas les accords ambitieux entre des employeurs tentés de faire a minima et des syndicats plus motivés par la question de la compensation que par celle de la prévention.

La pénibilité est trop souvent abordée sous un angle purement technique », regrette Ludovic Bugand, chargé de mission à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), qui préfère y voir « un enjeu de dialogue social ». C’est toute l’ambiguïté de l’article 77 de la réforme des retraites du 9 novembre 2010, qui oblige les entreprises de plus de 50 salariés à négocier sur la pénibilité sous peine de pénalités financières pouvant représenter jusqu’à 1 % de la masse salariale : malgré les précisions apportées par la circulaire de la Direction générale du travail du 28 octobre 2011, de nombreuses zones de flou subsistent.

Notamment au niveau des différents seuils. Prenons le premier point de la circulaire : toutes les entreprises publiques ou privées d’au moins 50 salariés (ou appartenant à un groupe d’au moins 50 salariés) sont concernées dès lors que 50 % de leurs salariés sont exposés à un ou plusieurs facteurs de pénibilité. Dans un groupe, cette proportion de 50 % est appréciée entreprise par entreprise. En jouant sur le périmètre des entreprises, le calcul des effectifs ou l’appréciation des critères de pénibilité (voir ci-dessous), il peut être assez facile de se retrouver, comme par hasard, juste en deçà du seuil de 50 %.

Deuxième effet de seuil : les facteurs de pénibilité. L’administration en a retenu dix, relevant de trois grands domaines. Les contraintes physiques marquées : manutentions manuelles de charges, postures pénibles (définies comme des positions forcées des articulations) et vibrations mécaniques ; un environnement physique agressif : agents chimiques dangereux (y compris les poussières et fumées), activités exercées en milieu hyperbare, températures extrêmes et bruit ; les rythmes de travail : travail de nuit, travail en équipes successives alternantes et travail répétitif d’un même geste à une cadence contrainte.

Certains critères sont parfaitement définis. Pour le travail de nuit, par exemple, la circulaire fait référence aux articles L. 3122-29 à L. 3122-31 du Code du travail : est considéré comme travailleur de nuit tout salarié qui a travaillé au moins deux fois par semaine durant au moins trois heures dans la plage horaire allant de 21 heures à 6 heures au cours des douze mois écoulés. C’est clair, net et précis. Ça l’est nettement moins quand on aborde la question des postures pénibles et des températures extrêmes. Quel niveau d’exposition retenir ? Mystère…

« Pour la plupart des facteurs de pénibilité, on peut aisément se référer aux normes et références couramment retenues par les experts en santé et sécurité au travail », estime Bruno Gourévitch, cofondateur du cabinet Altaïr Conseil. Pour caractériser la manutention manuelle de charges, par exemple, la circulaire « pénibilité » ne fait référence qu’à l’article R. 4541-2 du Code du travail, qui la définit comme toute « opération de transport ou de soutien d’une charge, dont le levage, la pose, la poussée, la traction, le port ou le déplacement exige l’effort physique d’un ou de plusieurs travailleurs ». Un peu vague, alors qu’il existe par ailleurs des références chiffrées. La norme Afnor 35-109 sur les limites acceptables de port manuel de charges par une personne recommande de limiter la masse unitaire à 25 kilos pour les hommes de 18 à 45 ans, 20 kilos pour les hommes de 45 à 65 ans, 12,5 kilos pour les hommes de 15 à 18 ans et pour les femmes de 18 à 45 ans, avec des coefficients correcteurs en fonction du tonnage horaire, de la distance parcourue, de la caractéristique de la tâche, etc. L’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) a élaboré un « abaque » – c’est-à-dire une table de calcul – définissant, en fonction de la masse unitaire transportée et du tonnage horaire manipulé, les pratiques acceptables pour les hommes et les femmes.

Qu’est-ce qu’une température extrême ?

Pour mesurer l’exposition aux agents chimiques dangereux, les références ne manquent pas : entre le Code du travail (articles R. 4412-3 et suivants, R. 4412-60, R. 231-58A, R. 232-5-5L), les décrets n° 2003-1254 du 23 décembre 2003, n° 2006-133 du 9 février 2006, n° 2007-1539 du 26 octobre 2007 et les arrêtés du 30 juin 2004 et du 26 octobre 2007, la réglementation définit des valeurs limites d’exposition pour une centaine de substances. En revanche, la définition des notions de températures extrêmes et de postures pénibles manque encore un peu de précision. Pour les postures pénibles, le cabinet Altaïr a pris le parti de se référer à l’enquête Sumer 2003 de la Direction générale du travail et à l’étude TF 152 de l’INRS : maintien des bras en élévation, positions à genoux, accroupie, fléchie ou en torsion latérale pendant plus de deux heures par semaine ou position debout statique/piétinement pendant plus de vingt heures par semaine. Mais, pour les températures extrêmes, chaque secteur d’activité a sa propre référence : – 15 °C dans la construction, 0 °C dans l’agroalimentaire, 5 °C dans la distribution…

Kafkaïen ! Faut-il nécessairement faire appel à des experts pour mener une négociation ? « Ces normes et ces références techniques sont connues de la plupart des services de santé et sécurité au travail et des équipes RH des secteurs d’activité les plus concernés (l’industrie et la logistique, notamment), répond Bruno Gourévitch. Les employeurs ont parfois du mal à prendre en compte les phénomènes de polyexposition. Nous pouvons alors les aider à établir un classement des emplois les plus pénibles, en croisant les différentes expositions auxquelles nous appliquons un système de points en fonction de leur durée, de leur fréquence et de leur intensité. » Mais l’essentiel n’est pas là : « Si les employeurs font appel à des experts, ce n’est pas tant pour la complexité technique de l’exercice que pour apaiser la négociation en introduisant un tiers neutre et une batterie de données objectives », poursuit-il.

Les partenaires sociaux, en effet, se montrent particulièrement motivés par les questions de pénibilité. Contrairement aux négociations passées ou présentes sur les seniors ou la parité, par exemple : « Si autant d’accords seniors sont sans substance, ce n’est pas seulement parce que les employeurs ont voulu finasser, commente un expert. C’est aussi parce que les partenaires sociaux ne s’y sont pas vraiment intéressés. »

Face aux enjeux de la pénibilité, c’est tout le contraire : « Les partenaires sociaux sont ultra motivés », observe Ludovic Bugand, de l’Anact. Mais ils ont tendance à s’intéresser plus au volet compensation qu’au volet prévention : « Sans préjuger de leur pertinence, la majorité des accords engagés à ce jour font davantage état de mesures visant à un aménagement des fins de carrière qu’à un engagement véritable vers des solutions préventives », précise-t-il. De fait, les entreprises qui n’ont pas abordé le volet compensation de la pénibilité (avec aménagement de fin de carrière ou congés supplémentaire, par exemple) ont eu du mal à aboutir à la signature d’un accord. Ce qui est somme toute logique alors que l’obligation de négocier sur la pénibilité s’est inscrite dans le cadre de la réforme des retraites : l’État ayant eu une vision très restrictive des conditions ouvrant droit à un départ anticipé à la retraite, les partenaires sociaux demandent aujourd’hui aux entreprises d’avoir une juste reconnaissance de la pénibilité.

Ludovic Bugand ne peut s’empêcher de regretter que la prévention passe ainsi à la trappe : « Cette négociation n’a de sens que si elle est abordée comme un enjeu stratégique – avec une véritable réflexion sur l’organisation du travail – et pas seulement comme une contrainte légale. » De ce point de vue, la loi marque à ses yeux un premier pas important : « Le législateur a voulu fixer un cadre minimal pour obliger les entreprises à ouvrir le débat. La question de l’objectivation des critères de pénibilité est essentielle pour aborder la compensation. Elle l’est moins quand on traite de prévention. »

Elle doit néanmoins être réglée une bonne fois pour toutes afin que les fiches individuelles d’exposition aux risques entrent réellement dans les mœurs. Malgré les précisions apportées par ledécret du 30 janvier 2012, les entreprises peinent encore à se les approprier et à les mettre en place pour tous les salariés concernés, à un moment ou un autre de leur carrière, par la pénibilité. C’est pourtant une nécessité face à un risque pénal dont les employeurs commencent à prendre conscience : « En 2002, la chambre sociale de la Cour de cassation a redessiné les contours de la faute inexcusable en jugeant que l’employeur est tenu envers son salarié à une obligation de résultat, notamment en ce qui concerne les accidents du travail et les maladies professionnelles », prévient Jamila El Berry, avocate au sein du cabinet Michel Ledoux & Associés.

À cet égard, satisfaire aux obligations légales en matière de prévention et de compensation de la pénibilité est nécessaire mais non suffisant : « Les entreprises ont obligation de négocier sur 10 thèmes préalablement définis par l’administration, poursuit Jamila El Berry. Il s’agit essentiellement de facteurs physiques de pénibilité. Et les risques psychosociaux ? Et la santé mentale ? Si les entreprises l’excluent de leur champ de négociation, cela leur reviendra comme un boomerang ! » Elles ne feront, certes, pas l’objet des sanctions financières prévues par la loi de 2010. Mais elles pourront être attaquées au pénal. En tant qu’avocate, Jamila El Berry n’hésitera pas : « Face à un suicide ou à un cancer reconnus comme accident du travail ou comme maladie professionnelle alors que les risques n’ont pas été identifiés, j’attaquerai l’employeur sur le fondement de la faute inexcusable. »

La jurisprudence à l’égard du document unique de prévention des risques est constante : « Quand le document unique est indigent et fait l’impasse sur des risques avérés, la faute inexcusable de l’employeur peut être retenue », poursuit l’avocate. L’exigence de traçabilité instituée avec la création du document unique, en 2001, est renforcée par la loi de 2010 : « Le document unique avait tendance à vivoter, observe Bruno Gourévitch. Cette obligation de négocier sur la pénibilité amène les entreprises à se remettre à niveau et à faire de la santé et de la sécurité au travail un enjeu de dialogue social. » L’air de rien, c’est un grand pas en avant…

Auteur

  • Sabine Germain