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“Une entreprise darwinienne accepte les essais et les erreurs”

Actu | Entretien | publié le : 03.10.2012 | Éric Béal, Sandrine Foulon

Selon ce paléoanthropologue, l’innovation dans les entreprises obéit aux lois de la sélection naturelle. Elles leur permettent des ruptures radicales.

En quoi l’anthropologie évolutionniste est-elle utile aux entreprises ?

Charles Darwin fournit une théorie puissante des mécanismes de l’évolution des espèces qui se révèle très intéressante quand on l’adapte au monde des entreprises. Il nous explique qu’il n’y a pas de finalité dans la nature. La vie innove au moyen de la sexualité et des recombinaisons génétiques qu’elle engendre. La sélection naturelle impose ensuite les innovations gagnantes, celles qui permettent de répondre aux changements intervenus dans l’en vironnement. Dans l’entreprise, l’innovation répond aux mêmes mécanismes. C’est la variabilité de ses ressources internes, de son personnel et de ses routines qui permet à une entreprise d’innover.

Jean-Baptiste Lamarck, l’autre théoricien de l’évolution, propose une autre interprétation…

Lamarck considère que l’évolution est une réaction à un stimulus extérieur. Selon les lamarckiens, ce sont les contraintes de l’environnement qui obligent à mobiliser nos aptitudes internes pour trouver une solution. On réagit au marché. C’est une culture de grandes entreprises et d’ingénieurs qui veulent s’adapter au marché, mais ce n’est pas une culture entrepreneuriale.

En France, la culture serait donc trop lamarckienne et pas assez darwinienne pour innover ?

Darwin est mal perçu en France, où l’on préfère croire que l’innovation est le fruit d’une action consciente. Or la vie innove sans but, sans management ni projet depuis 3,8 milliards d’années. La sélection naturelle favorise ensuite les solutions qui répondent aux conditions imposées par l’environnement. En France, la culture d’ingénieur privilégie la recherche appliquée, alors que la culture anglo-saxonne, qui pratique l’essai-erreur, penche plus du côté de la recherche fondamentale. Les entreprises les plus innovantes incitent leurs ingénieurs à utiliser 10 à 15 % de leur temps de travail pour imaginer tout et n’importe quoi. C’est ce qui leur permet non pas de s’adapter au marché, mais d’anticiper et de le changer avec des innovations radicales. Des entreprises comme Michelin, 3M, Google ou Facebook sont darwiniennes.

Quelles sont les caractéristiques d’une gestion des ressources humaines darwinienne ?

En France, les entreprises recrutent le même type de managers. Très bien formés, mais tous issus des mêmes écoles. Cette uniformité nuit à l’innovation. Une entreprise darwinienne diversifie ses recrutements, accepte les essais et ne sanctionne pas les erreurs. Cette culture de l’éthique reconnaît les innovateurs, en opposition à une culture de l’égalité. Il y a quelques années, un P-DG d’une grande banque m’a expliqué qu’il avait diversifié son recrutement avec un tiers de gens issus de HEC, un tiers des grandes écoles et un tiers de l’université. Depuis, il a gagné 20 % de productivité.

La crise économique n’empêche-t-elle pas les entreprises d’innover ?

Certes, la crise ne facilite pas les choses. Mais les chocs économiques, sociaux ou écologiques portent en eux des opportunités. Ils remettent nos modèles en question et redéfinissent la solidarité. On vit sur des adaptations du passé alors qu’il nous faut construire celles de demain. Le danger est de se recroqueviller sur ses acquis et d’attendre. Ou pis, de créer des barrières pour se protéger alors qu’il existe une loi empirique de l’évolution : l’isolationnisme est l’avant-dernière étape avant l’extinction. La concurrence est une bonne chose, elle pousse à l’innovation. Pour ne pas régresser, il faut continuer de marcher. Les évolutionnistes appellent cela « la course de la Reine rouge », en référence à Alice au pays des merveilles.

Cela ne conduit-il pas au libéralisme exacerbé, à une société du chacun pour soi ?

En France, Darwin reste incompris. Ses thèses ont été introduites dans notre pays par Herbert Spencer, idéologue du darwinisme social. Or Darwin s’est opposé avec vigueur à l’application brutale de la sélection naturelle au sein des sociétés humaines. C’est le groupe qui évolue, pas l’individu égoïste. Ce n’est pas la loi du plus fort mais du plus adaptable. Chez les chimpanzés, par exemple, le chef n’est pas forcément celui qui mène le groupe à la chasse. Il accepte que le chasseur le plus expérimenté soit leader dans cette activité. Un manager devrait accepter que ses collaborateurs soient plus compétents dans certaines activités. Cela permet de passer de l’autoritarisme à l’autorité. Le leadership se gagne en responsabilisant les individus. Nous devons sortir de la société des macaques pour aller vers celle des chimpanzés.

Pascal Picq

Paléoanthropologue au Collège de France. Expert de l’Association progrès du management, il intervient depuis une dizaine d’années dans les entreprises sous la forme de conférences et de séminaires auprès de dirigeants.

Il est l’auteur des Hommes de Rio (à paraître chez Plon), d’Un paléoanthropologue dans l’entreprise : s’adapter et innover pour survivre (éd. Eyrolles, 2011), de L’entreprise impertinente est celle capable d’évoluer (Cercle des entrepreneurs du futur/ La Documentation française, 2010).

Auteur

  • Éric Béal, Sandrine Foulon