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Chronique juridique

Halte au harcèlement courriel !

Chronique juridique | publié le : 03.09.2012 | Jean-Emmanuel Ray

« Papa, la fourchette, elle se met où ? » « À gauche de l’assiette ma chérie ! » « Et le couteau ? » « À droite ! » « Et ton portable ? » Combien de lecteurs de Liaisons sociales magazine n’ont jamais ouvert leur boîte professionnelle pendant les « vacances » ? Le jour du départ, combien ont ostensiblement laissé leur portable dernier cri sur le bureau ?

Combien ont en revanche inondé de courriels avec solides piè ces jointes des collaborateurs censés être en « vacances », sans même penser que cette irruption du professionnel dans le temps de repos et donc de vie privée et familiale pouvait être mal vécue ? Au temps de l’unique téléphone à fil à la maison, la régulation était natu relle : le risque de tomber sur le conjoint ronchon qui décroche, et qui appelle l’intéressé sur le mode « C’est encore ton malpoli de patron ! », calmait les ardeurs. Un courriel, au contraire, c’est simple, direct, discret, asynchrone et écrit.

Mais qui supporterait un facteur sonnant 78 fois dans la journée ? Une chaîne TV obligatoire en continu vous déversant des centaines d’informations ? Un voisin sommant de répondre dans l’heure à la missive missile qu’il a envoyée il y a trois minutes ?

Un être humain normalement constitué peut-il passer 24 heures sur 24 avec ces merveilleux bijoux professionnels et ne jamais « déconnecter » sans mettre en danger sa vie personnelle et/ou familiale, mais aussi sa propre santé physique et mentale ? La mise en examen, le 6 juillet 2012, pour harcèlement moral, des ex-P-DG et DRH de France Télécom devrait faire réfléchir en haut lieu. Tout comme l’an dernier, à la même époque (chambre sociale, 29 juin 2011), le rappel à l’ordre de la chambre sociale sur le forfait jours, qui n’est ni un forfait nuits ni un forfait week-ends. Pour beaucoup de managers, le harcèlement courriel a dépassé les limites.

UNE QUESTION QUI DÉPASSE LE DROIT DU TRAVAIL

Véritable problème de société lorsque trois fous furieux hurlent au téléphone pendant les trois heures de voyage en TGV en dérangeant sans vergogne 122 voyageurs ; lorsqu’au thé âtre et a fortiori au cinéma des dizaines de petits écrans lumineux s’allument et vibrent régulièrement ; lorsqu’au restaurant le convive (demain blacklisté) reste le regard vissé sur son BlackBerry et quitte trois fois la table avec un air important ; a fortiori lorsque des parents rentrant à 20 h 41 répondent à leurs courriels jusqu’à 22 h 17, devant deux petites parties prenantes de 6 et 10 ans pensant qu’un parent présent est disponible.

En droit des sociétés ? Au comité exécutif du lundi matin, est-il raisonnable que d’importantes décisions soient prises alors que huit membres sur onze sont en train de répondre à leurs e-mails, plus ou moins discrètement selon leur rang hiérarchique ?

Symbole de cette dissolution des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle et de l’exportation massive du travail en dehors des temps et lieux de travail : le tout dernier bijou BlackBerry, qui rend si jaloux les collègues du 26e étage et permet de joindre le 24 juillet le fiston parti faire son stage en Australie. Mais cet engin sans fil constitue aussi le plus gros fil à la patte que les entreprises aient jamais créé.

À cause de sa démocratisation et, plus généralement, de celle des smartphones, la « subordination juridique permanente » qui définit le contrat de travail doit être prise au pied de la lettre : elle est devenue effective, et pas seulement dans les groupes mondiaux où les fuseaux horaires sont parfois oubliés. Si, pour certains, le BB est un rassurant doudou d’adulte qui ne les quitte jamais, pour d’autres, cette addiction à la connexion incessante devient pathologique, y compris pour leur entourage ne supportant plus cette personne virtuellement présente, ce proche si lointain et toujours à cran. Exemple tout frais : ce cadre supérieur ayant pris conscience de cette addiction lorsque, sur la route des vacances, il s’arrêtait sur chaque aire d’autoroute pour aller discrètement consulter ses e-mails. Après une solide mise au point familiale, il a demandé aux services généraux de lui redonner son bon vieux Nokia de 2002, celui qui ne fait que téléphone. Une libération et un meilleur équilibre car, dans l’intérêt de tous, il faut marcher sur deux pieds.

DROIT OPPOSABLE À LA DÉCONNEXION : C’EST MAINTENANT !

Le 28 décembre 2011, le conseil d’entreprise et la di rection de Volkswagen ont conclu un accord stipulant que les 1 154 salariés non cadres du siège ne recevront plus de courriels sur leur BlackBerry professionnel en dehors des heures de travail. En pratique, les serveurs ne dirigent plus les e-mails de 18 h 15 à 7 heures et du vendredi 18 heures au lundi 7 heures.

En France, constatant que ses managers passaient entre huit et vingt heures par semaine à lire ou à écrire des courriels, mais aussi qu’il faut 64 secon des pour reprendre son travail lorsque l’on est ainsi interrompu (être réactif empêche souvent d’être actif), le président d’Atos Origin s’est donné jusqu’en 2014 pour les éliminer : grâce au développement de la messagerie instantanée et aux plates-formes communautaires, le volume des messages aurait déjà chuté de 20 %. Mais, effet mille-feuille oblige, le recours au Web 2.0 interne n’a pas ici prouvé son efficacité : plus de superposition que de substitution. Car chaque technologie a ses avantages : il nous appartient donc de réfléchir à la meilleure voie pour communiquer : face-à-face, téléphone, e-mail, SMS, wiki… Un exemple : pour résoudre un conflit, le courriel est contre-productif.

Signé le 31 mai 2012 au sein du groupe Areva, l’accord sur « le développement de la qualité de vie au travail » contient un bel article 15 intitulé « Le collectif de travail »: « Les parties affirment leur volonté de promouvoir le collectif de travail et ainsi de valoriser l’esprit d’équipe. À cette fin, les parties souhaitent réguler l’usage des nouvelles technologies de l’information et des communications afin d’éviter une déshumanisation des rapports entre collègues et avec le management. Elles soulignent la nécessité de veiller à ce que leur usage :

– respecte la qualité du lien social au sein des équipes et ne devienne pas un facteur conduisant à l’isolement des salariés sur leur lieu de travail ;

– garantisse le maintien d’une relation de qualité et de respect du salarié, tant sur le fond que sur la forme de la communication ;

– ne devienne pas un mode exclusif d’animation managériale et de transmission des consignes de travail. »

Suit un novateur, mais prudent pour l’avenir, article 20 intitulé « Pour une utilisation maîtrisée des NTIC » : « Les parties soulignent la nécessité de veiller à ce que leur usage respecte le temps de vie privée. À cet effet, chaque salarié, quel que soit son niveau hiérarchique, veillera à se déconnecter du réseau et à ne pas envoyer de courriel en dehors des heures habituelles de travail. À ce titre, il dispose d’un « droit de déconnexion ». La hiérarchie s’assurera par son exemplarité du respect de cette mesure. En cas de circonstances particulières nées de l’urgence et de l’importance des sujets traités, des exceptions à ce principe seront évidemment mises en œuvre. Un suivi spécifique et régulier des flux d’e-mails et de leur répartition temporelle sera mis en œuvre. »

Certitude : entre la croissance des risques psychosociaux qui se judiciarisent et la revendication d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, le stress technologique dû à la surcharge communicationnelle et in for mationnelle générée par le courriel ne peut plus être ignoré des dirigeants, hélas eux-mêmes souvent accros : le mauvais exemple vient de haut. Mais s’agissant désormais de santé physique et mentale, lorsque les bornes sont franchies, les pédagogiques char tes doivent parfois céder la place au répressif règlement intérieur, avec formation ad hoc à la clé.

CODE DE SAVOIR-VIVRE AU PAYS DES TIC

Il existe un permis de chasse ou de conduire, avec épreuves théorique et pratique. Combien de salariés et de managers ont suivi ne serait-ce que quatre heures de formation pour maîtriser cet instrument qui a bouleversé la communication interne et externe des entreprises ? Qui peut constituer un extraordinaire progrès ou réinventer le servage…

Sans en venir aux solutions extrêmes de certaines entreprises (ex. : retirer l’accès à la fonction « Répondre à tous », souvent simple instrument de visibilité sociale), quelques règles minimales de courtoisie existent. Cinq exemples basiques, fondés sur l’élémentaire respect d’autrui et l’axiome « Ce que je fais et dis avec le courriel, le ferais-je face à face ? »

1. Titrer clairement, l’absence de titrage empêchant l’envoi.

2. Pour ce « courrier » électronique qui n’est pas un SMS, continuer à utiliser les formules de politesse habituelles (que l’on peut automatiser : donc pas en abrégé), adaptées au destinataire.

3. Limiter les majuscules et toujours se relire même si l’exercice est difficile sur un téléphone portable : ce n’est pas parce que figure en bas la mention « Envoyé de mon iPhone » que le futur devient conditionnel et le singulier pluriel : sentiment de mépris total côté destinataire.

4. Ce qu’un enfant de 7 ans savait au temps du téléphone à fil (jamais au-delà de 21 heures et jamais à l’heure des repas) reste applicable aux courriels comme au téléphone portable. Car être joignable ici, c’est, en face, pouvoir être dérangé. Même s’il est officiellement asynchrone, l’e-mail en dehors des heures de travail, et a fortiori le week-end, témoigne d’un détestable égotisme. Si l’on veut rédiger 143 courriels le dimanche, aucun problème. Mais, pour ne pas perturber, voire culpabiliser nos interlocuteurs, ils resteront bien rangés et prêts à partir dans le dossier « Brouillons » jusqu’au lundi matin. En cas de futur contentieux pénal, on ne le regrettera pas.

5. Réserver le caractère « Très urgent » aux courriels ne pouvant en aucun cas attendre plus de vingt-quatre heures. Et plus généralement, côté manager, faire la difficile contre-publicité de l’immédiateté, source de nombreux dérapages, y compris juridiques : or le courriel constitue un commencement de preuve par écrit.

« Gaston, y’a l’téléphon qui son »: la chanson de Nino Ferrer date de 1966. Le monde va-t-il s’écrouler si le jour de la Saint Gaston, le 6 février, « y’a person qui y répond » ?

FLASH
Et les courriels des représentants du personnel ?

« Les salariés protégés doivent pouvoir disposer sur leur lieu de travail d’un matériel ou procédé excluant l’interception de leurs communications téléphoniques et l’identification de leurs correspondants. » L’arrêt du 4 avril 2012 a confirmé que la summa divisio habituelle en ce domaine (courriel a priori professionnel/au salarié de détruire cette présomption simple en titrant « Privé ») est un peu courte : car les courriels des représentants du personnel ne sont ni l’un ni l’autre.

Reprenant l’arrêt du 6 avril 2004 où l’autocommutateur avait servi à surveiller les conversations d’un délégué, il a sanctionné un employeur s’étant fait communiquer par son prestataire habituel de téléphonie les numéros sortants et entrants d’un salarié protégé. Peut-on l’élargir aux courriels ? Sur le principe, à l’évidence. Mais les modalités en seront nécessairement différentes : car l’accès des syndicats aux courriels internes est, depuis la loi de mai 2004, conditionné à la signature d’un accord collectif (chambre sociale, 23 mai 2012). Et, à moins d’un serveur dédié, l’on voit mal comment « exclure l’interception » de courriels entrants et sortants sur les systèmes d’information internes. Reste la confiance réciproque.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray