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Politique sociale

Les oubliés de l’amiante

Politique sociale | publié le : 04.06.2012 | Rozenn Le Saint

Sous-traitants, étrangers rentrés au pays, ouvriers néo-calédoniens… Victimes de l’amiante, ils sont les perdants des mesures d’indemnisation. Mais luttent pour y accéder.

Entre chaque mot, une longue et bruyante respiration coupe sans cesse les phrases d’André Touillet. Le résultat de plus de quarante années d’exposition à l’amiante. « Je dois mettre mon masque à oxygène dix-huit heures par jour, c’est le seul remède pour empêcher que l’amiante se développe encore plus dans mon corps », indique avec peine le vieil homme, âgé de 78 ans. Son métier de tourneur repousseur l’a amené à travailler en chaudronnerie-tôlerie industrielle. C’est en fabriquant des plaquettes de frein dans une usine de l’agglomération parisienne, qui aujourd’hui n’existe plus, que l’ouvrier qualifié a été exposé. Il y a cinq ans, après une batterie d’examens, les médecins ont découvert que la fibre mortelle avait envahi ses poumons. « J’ai quand même profité un peu de ma retraite depuis 1992, mais maintenant je ne peux plus rien faire », articule André Touillet.

L’ancien chaudronnier a fait appel à Michel Ledoux, avocat spécialiste de l’amiante, qui l’a aidé à constituer son dossier auprès du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (Fiva). Le septuagénaire a obtenu 950 euros par an pour les dommages subis. « La chemise était épaisse, mais il manquait toujours une pièce administrative », se souvient-il. Lui, a tenu le coup, contrairement à de nombreux « découragés de l’amiante », comme les appelle Me Ledoux. « Certaines personnes, souvent âgées, sont épuisées par la maladie. Quand le Fiva tarde à les indemniser ou que le tribunal met du temps à rendre sa décision, ils préfèrent abandonner et mourir tranquillement. »

Avant l’interdiction, en 1997, « il y avait de l’amiante dans tous les systèmes de freinage. Quand les ouvriers limaient les freins, ils enlevaient les poussières à la soufflette, sans aucune protection du système respiratoire », déplore l’avocat. Les oubliés de l’amiante, « les vrais », selon leur défenseur, ce sont eux, ces « chauffagistes, plombiers, mécaniciens automobiles, salariés de PME de la maintenance ou de la construction, ou bien travailleurs indépendants qui ne connaissent pas forcément leurs droits ». D’abord, parce que les salariés qui n’ont pas été employés dans les entreprises inscrites sur les listes établies par le ministère du Travail ne peuvent pas prétendre au dispositif de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Caata), qui permet de partir à la retraite à partir de 50 ans.

Un employé de sous-traitant ne peut pas être indemnisé. « Les sous-traitants, qui ont pourtant été en contact avec l’amiante, au même titre que certains salariés des chantiers navals, par exemple, ne sont pas concernés. Il faudrait une modification législative pour que l’on aille vers des notions plus précises que l’entreprise, comme le poste de travail, pour donner droit à une indemnisation », revendique Michel Parigot, président de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). Pour l’heure, un employé administratif d’une société répertoriée qui n’a jamais été exposé directement à l’amiante peut prétendre à la Caata, mais un plombier sous-traitant de cette entreprise qui, lui, est inconnu des listes gouvernementales, non.

S’agissant du Fonds d’indemnisation, toute personne ayant une maladie professionnelle liée à l’amiante, correspondant au tableau 30, peut y prétendre. « Quand la personne est atteinte d’un mésothéliome, a priori, il n’y a pas d’ambiguïté. Mais, pour les cancers broncho-pulmonaires, c’est beaucoup plus difficile d’établir les liens entre l’amiante et la pathologie, et donc de la faire reconnaître comme professionnelle pour pouvoir bénéficier du Fiva. Il faut passer par la Commission d’examen des circonstances de l’exposition à l’amiante, qui mène une véritable enquête policière ! » indique Michel Ledoux. Or, « pour un mésothéliome, on compte au moins deux cancers broncho-pulmonaires ou cas de plaques pleurales », estime Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm et présidente de l’association de lutte contre l’amiante Henri-Pézerat.

Hors des grandes sociétés et de leurs campagnes d’information, faire le lien entre sa maladie et l’« or blanc » n’est pas si évident. « Dans certaines régions, il n’y a pas d’antenne de l’Andeva ou d’autres associations de victimes de l’amiante, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de pathologies. Dans une entreprise du Puy-de-Dôme, il n’y avait aucun malade de l’amiante relevé et, du jour au lendemain, à partir du moment où les examens ont débuté, on a découvert 300 cas de plaques pleurales », indique Jean-Paul Teissonnière, l’autre grande figure de la défense des victimes de l’amiante.

Par ailleurs, les anciens salariés de PME sous-traitantes ou les travailleurs indépendants ne bénéficient pas du même suivi postprofessionnel que ceux de l’usine de production d’amiante Eternit ou d’EDF, par exemple, comme le droit à un scanner par an. « Ces gens-là passent à la trappe alors qu’il y a beaucoup plus de personnes qui ont travaillé en contact avec l’amiante dans des petites boîtes que dans des grosses », déplore Me Ledoux. Impossible d’estimer précisément le nombre d’oubliés de l’amiante. L’avocat l’évalue à des milliers. Pourtant, il en voit seulement passer environ cinq par an dans son cabinet. Vide juridique autour de la faute inexcusable. Autre injustice pour les travailleurs de l’amiante des PME isolées, la difficulté à prouver la faute inexcusable de l’employeur. Me Ledoux a été le premier à l’arracher dans une affaire d’amiante. « Quelle que soit la taille de l’entreprise, on peut faire valoir la faute inexcusable, mais il est plus compliqué de la prouver pour un salarié qui a travaillé dans une petite boîte de 10 employés dans les années 60, estime-t-il. Il aura du mal à retrouver un collègue pour recueillir le témoignage dont il a besoin. » Et même quand il parvient à constituer son dossier, une autre complication apparaît : « Dans les chantiers navals, par exemple, la faute inexcusable est plaidée, mais bien souvent les patrons des petites entreprises sous-traitantes n’avaient vraiment pas connaissance du risque. Il y a là un vide juridique. Cette faute devrait être destinée aux vrais donneurs d’ordres et non, automatiquement, à l’employeur direct », explique Annie Thébaud-Mony.

Les autres grands oubliés de l’amiante sont disséminés hors des frontières de l’Hexagone. Ces étrangers qui ont pleinement participé à l’industrie hexagonale ont respiré à pleins poumons la poussière blanche avant de repartir dans leur pays… Des années plus tard, bon nombre d’entre eux développent un mésothéliome ou un autre cancer mais ne peuvent prétendre aux indemnités du Fiva. Des associations tunisiennes, algériennes et marocaines commencent à se rendre compte de l’injustice et ont contacté Me Ledoux. La moitié des effectifs del’usine Eternit de Canari, en Corse, par exemple, était composée d’étrangers, la plupart maghrébins. À sa fermeture, en 1965, ils ont regagné leur pays d’origine. « Parmi les Français qui y ont travaillé, 80 % ont contracté une maladie liée à l’amiante… Cela doit être du même acabit pour les étrangers. Il y a là un angle mort qui empêche des malades de bénéficier de réparations », regrette l’avocat.

L’usine Eternit en Corse était composée pour moitié d’étrangers, qui ont regagné leur pays

Même cas de figure à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis : « Dans une usine de broyage d’amiante, 80 % des travailleurs en production étaient étrangers, marocains pour la plupart, indique la chercheuse Annie Thébaud-Mony. Dans certaines familles, on compte parfois cinq à dix personnes atteintes, entre les cousins qui y ont travaillé, leurs femmes et leurs enfants, qui ont été contaminées par les poussières blanches qu’ils ramenaient à la maison avec leur bleu de travail. »

On a aussi vite fait d’oublier les victimes de Nouvelle-Calédonie, à des milliers de kilomètres de la métropole. Même si ce territoire dispose d’une large autonomie sui generis, il reste sous souveraineté française. Or ses malades de la fibre létale ne peuvent toujours pas bénéficier du Fiva. Pourtant, le sol est largement constitué de roches amiantifères : aux victimes qui ont travaillé dans les usines de fusion de minerais s’ajoutent celles qui, dans l’environnement, respirent des poussières, jusque dans leur propre maison, dont les murs sont amiantés. Le combat mené par l’Association de défense des victimes de l’amiante de Nouvelle-Calédonie (Adeva-NC) a payé : le gouvernement français a fini par pondre une ordonnance en 2009 qui ouvre aux Néo-Calédoniens le droit d’être pris en charge par le Fonds d’indemnisation, mais dans des conditions à définir par l’administration de la Nouvelle-Calédonie. Or, depuis trois ans et malgré les rappels à l’ordre, ce texte n’arrive pas.

« Rupture d’égalité des droits ». Explication d’André Fabre, président de l’Adeva-NC, qui a déjà répertorié 35 malades en attente d’indemnisation : « La plupart des victimes ont été contaminées dans l’usine nationale la Société Le Nickel, dont le gouvernement néo-calédonien est propriétaire à 34 %. Via le Fiva, ce dernier devrait donc participer financièrement à l’indemnisation des victimes, alors ça bloque. Même si la gouvernance de la santé est locale, la France aussi doit veiller à ce que les textes soient appliqués. » « C’est une rupture d’égalité des droits, renchérit Annie Thébaud-Mony. Il est inadmissible que l’État français et les responsables néo-calédoniens ne considèrent pas maintenant urgent de permettre à ces victimes de l’amiante d’être indemnisées. » Dans cette « omerta la plus totale », selon l’Adeva-NC, la fibre tuerait chaque année 30 Néo-Calédoniens, oubliés de l’amiante. Au total, en France, l’« or blanc » fait ainsi mourir 10 personnes chaque jour…

Droits à la Caata pour les salariés de DCNS

Grâce à une décision de justice, tous les salariés de l’entreprise d’armement naval pourront bientôt bénéficier du dispositif de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Caata). Jusqu’à présent, les nouveaux employés de DCNS, qui effectuent la maintenance des navires pour la Marine nationale, se trouvent face à un vide juridique. Parmi les 12 500 employés de DCNS, les « historiques », c’est-à-dire les 5 000 ouvriers d’État, pouvaient bénéficier de la Caata à partir de 50 ans s’ils avaient été exposés à l’amiante ou s’ils avaient développé une maladie liée à cette fibre, et ce depuis un décret du ministère de la Défense datant de 2001. Il n’en était pas de même pour le personnel embauché à partir de 2003, date du changement de statut de la DCN, qui devient une entreprise de droit privé. Car seuls les salariés du privé dont l’entreprise est inscrite sur les listes ministérielles peuvent bénéficier de la Caata. Or l’ex-administration ne figure pas sur ces registres.

Les 7 500 employés soumis à la convention collective de la métallurgie ne pouvaient donc prétendre au dispositif spécial de départ anticipé au même titre que leurs collègues placés sous l’aile du ministère de la Défense. Pourtant, certains salariés sont toujours exposés aux poussières létales car, selon les syndicats, « les navires les plus anciens en contiennent toujours ». Pour réparer cette inégalité, des démarches juridiques ont été engagées, depuis 2006, par la CFDT pour demander au ministère du Travail d’enregistrer l’entité privée de DCNS sur ses listes… qui ont abouti à l’inscription du site de Ruelle-sur-Touvre (Charente), obtenue en Cour de cassation, puis, le 15 mars, de ceux de Brest (Finistère) et de Lorient (Morbihan). Le ministère devra donc intégrer ces sites à ses listes et ouvrir les droits de tous leurs salariés à bénéficier de la Caata. es décisions devraient faire jurisprudence et emmener dans leur sillon celles, toujours en cours, concernant les sites de Cherbourg-Octeville, dans la Manche, ou de Toulon, dans le Var.

Auteur

  • Rozenn Le Saint