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Politique sociale

Les think tanks en campagne

Politique sociale | publié le : 04.05.2012 | Anne Fairise

Durant la présidentielle, certains laboratoires d’idées ont animé le débat comme jamais. Un moyen pour eux d’accroître leur visibilité et leur légitimité.

Au soir du 22 avril, il n’y a pas qu’au QG du Parti socialiste qu’on a sabré le champagne pour saluer la course en tête de François Hollande. À quelques encablures de là, chez Terra Nova, les bouchons aussi ont sauté. Pas une semaine ou presque, depuis des mois, sans qu’Olivier Ferrand, le président fondateur du dernier-né des think tanks lancé en 2008 pour « renouveler le logiciel de la gauche », n’alimente le débat à coups de notes, de sondages, de chiffres. Et, le plus souvent, sur les plateaux télé et sur les ondes. Une présence médiatique symbole du nouveau rôle que se sont arrogé, à la faveur de la présidentielle 2012, quelques laboratoires d’idées dédiés à l’analyse des politiques publiques. Les intentions de vote des Français ? Vous en avez suivi les fluctuations, depuis novembre, grâce aux coups de sonde menés par Ipsos avec la Fondation Jean-Jaurès (PS) et la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), née dans le giron de l’UMP. Le programme des candidats ? L’Institut de l’entreprise, l’Institut Montaigne, Terra Nova et l’Ifrap se sont fait un devoir d’en évaluer le coût et le réalisme ou non…

Une place de choix dans les médias. Avec les médias, le mariage repose sur des intérêts bien compris. « Les think tanks, Terra Nova en tête, ont professionnalisé leur approche. Ce travail sur les données valorise leur expertise technique et leur donne de la visibilité, tout en satisfaisant l’appétit des journalistes pour l’open data », note Amaury Bessard, président fondateur de l’Observatoire français des think tanks, né en 2006. Une stratégie du pied dans la porte jugée payante pour faire avancer les idées, tout sondage ou chiffre appelant son commentaire. Pour la première fois, les médias ont réservé une place de choix à leurs analyses. Qu’ils leur ouvrent les pages « Débats » avec la régularité d’un métronome, leur consacrent une rubrique particulière (« Le coin des think tanks » dans le mensuel l’Expansion) ou leur dédient une émission, comme sur LCI, chaque semaine depuis septembre 2010. À cela une bonne explication pour Julien Damon, spécialiste de la grande précarité, l’un des rares experts à faire fi des clivages idéologiques en participant aux travaux de Terra Nova comme à ceux des libéraux Institut Montaigne et Fondapol : « Les think tanks nous sortent enfin de la logorrhée politique et scientifique. Avec eux les citoyens ont accès à des analyses claires et argumentées. »

Travail de longue haleine. Pour autant, si les think tanks n’ont jamais été aussi présents que lors de ce scrutin, leur véritable fenêtre d’opportunité précède l’élection présidentielle. « Le travail de promotion des idées se fait un à deux ans avant la date du premier tour », rappelle un pro du lobbying. Olivier Ferrand en convient. Un an après la sortie (mai 2011) du rapport de Terra Nova sur l’électorat socialiste, qui a fait polémique, jugé « prolophobe », ce strauss-kahnien, ex-rapporteur de la commission Rocard-Juppé sur le grand emprunt et nouveau candidat PS dans les Bouches-du-Rhône, reconnaît « une maladresse » dans le planning de sortie. « La publication a été trop tardive pour initier un débat au sein de la gauche. L’UMP s’est saisi du rapport, avec une visée électoraliste, en dénaturant son propos. Dire que l’électorat de la gauche a évolué vers les classes moyennes ne signifie pas que celle-ci doit délaisser les ouvriers », explique-t-il.

Lancées plus en amont, d’autres idées ont fait leur chemin. La règle d’or budgétaire ? Fondapol en revendique la paternité, pour avoir publié en mars 2010 le rapport de l’économiste Jacques Delpla, « Réduire la dette grâce à la Constitution ». L’organisation de primaires socialistes ? C’est du Terra Nova, clament ses équipes, qui en avaient fait un objectif dès la naissance du laboratoire. Autre temps fort : les premiers mois de la nouvelle équipe gouvernementale. Sommée d’agir vite, elle est toujours à l’affût de propositions. « Notre rôle est marginal dans la présidentielle, qui n’est jamais un grand moment du débat d’idées. Moi, ce qui m’intéresse, c’est septembre 2012 et la réforme des retraites 2013 », martèle Laurent Bigorgne, de l’Institut Montaigne, qui a prévu de longue date des publications tombant à pic. Cela ne l’a pas empêché, comme d’autres, de se mobiliser. Pour « développer la marque », et gagner en influence. Témoin les consultations du site Internet, qui ont été multipliées par six depuis 2007, à 45 000 visiteurs par mois.

Inutile, cependant, de pister les propositions des think tanks dans les programmes des candidats à l’Élysée. Le moment électoral est loin d’être le plus favorable pour diffuser des idées. Même si certains revendiquent haut et fort la filiation intellectuelle. Mi-mars, Terra Nova se félicitait que François Hollande reprenne sa proposition d’« emplois francs » (exonération de cotisations pour toute embauche de résidents de zone urbaine sensible) formulée deux mois plus tôt avec le magazine Respect Mag dans un « appel aux candidats ». Anecdotique, juge le politologue Stéphane Rozès pour qui le poids des think tanks sur les programmes est inversement proportionnel à leur présence médiatique. Autant dire nul. Car les objectifs divergent par nature : « Les propositions des candidats font écho aux aspirations des citoyens qui portent sur le souhaitable. Celles des think tanks reflètent le compromis imaginé par les gens les composant. » Pas facile non plus de peser sur le débat de fond, vite éclipsé par la course entre candidats ou l’actualité qui écrase tout, y compris la campagne.

Et gare à ceux qui poussent leur pion mal à propos ! « Les think tanks n’ont pas à se substituer aux politiques en lançant des idées nouvelles pendant la campagne. C’est aux candidats de porter le débat d’idées, d’établir l’agenda », met en garde Olivier Ferrand. Un agenda d’usage très délicat pour ces laboratoires aux idées bien campées mais qui, tous, se déclarent indépendants… L’Institut Montaigne, think tank d’inspiration libérale créé en 2000 par Claude Bébéar, alors président du directoire d’Axa, en a fait l’expérience. À J-19 du premier tour, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), chargé de garantir un accès équitable des candidats aux médias, lui a tapé sur les doigts pour publicité politique déguisée. En cause ? La diffusion sur les chaînes BFM TV et BFM Business, dix fois par jour depuis mi-mars dans la case publicité, de 31 minifilms faisant la promotion des « principales idées issues des travaux » du laboratoire d’idées : instauration d’une TVA sociale, assouplissement du CDI…

Certains films recoupant des propositions du président-candidat, les Sages du Quai André-Citroën ont interdit la diffusion de tous ces minifilms pendant la campagne officielle, où un strict temps de parole doit être assuré entre candidats. « Notre campagne d’opinion a souffert d’une trop grande proximité avec la campagne officielle », analysait-on à l’Institut Montaigne, qui avait lancé une opération similaire lors de la présidentielle 2007 sur TF1 juste avant le 20 Heures, sans être inquiété. « Mais la diffusion avait débuté un mois plus tôt dans la campagne. »

Comparés aux mastodontes d’outre-Atlantique, les think tanks français font figure de lilliputiens

À caractère « non partisan ». Pas de quoi, y juge-t-on, remettre en cause le caractère « non partisan » de l’Institut. Il en a fait une véritable bannière, avec son conseil d’orientation équitablement partagé entre la droite antiétatique et la gauche moderne. Au point d’avoir refusé, en 2011, de rejoindre le grand Conseil des clubs et des think tanks créé par l’UMP. Laurent Bigorgne, le directeur de l’Institut, agrégé d’histoire et ex-bras droit de Richard Descoings à Sciences po, ne manque jamais de le rappeler : « Des think tanks qui se parlent entre eux, ça n’a aucun intérêt. » La fondation Ifrap à l’ultralibéralisme affiché, créée en 1985 pour « lutter contre la bureaucratie », n’a pas pris cette précaution. Pas plus que Fondapol, où son directeur général depuis 2008, Dominique Reynié, professeur à Sciences po, creuse un sillon « progressiste, libéral et européen ». « Ce n’était peut-être pas une bonne idée d’y aller », analyse-t-il aujourd’hui, fatigué des questions des journalistes sur les rapports entre Fondapol et l’UMP, qui l’a créée et financée en 2004. Une époque révolue : « Il n’y a plus de lien organique. » Même s’il y a un candidat UMP aux législatives dans le conseil de surveillance de Fondapol, Charles Beigbeder.

La présidentielle est une opportunité médiatique pour les think tanks français. « Ils sont en quête de visibilité et de légitimité », résume Amaury Bessard, président fondateur de l’Observatoire français. Il y a de quoi. Comparés aux mastodontes du débat public existant outre-Atlantique, où les équipes de chercheurs sont internalisées, où les budgets dépassent souvent la centaine de millions d’euros, ils font figure de lilliputiens, très fragiles. L’Institut Montaigne affiche 3,2 millions d’euros de budget en 2011 (100 % privé), Fondapol 2 millions aux deux tiers publics, quand le dernier-né Terra Nova avoue à peine 500 000 euros annuels (100 % privé aussi). Et leurs équipes frisent, au mieux, la dizaine de salariés. Pas facile dans ce contexte de produire, toujours, des expertises nouvelles et de qualité. Ce qui peut leur valoir le surnom de « bidons de la pensée » (tankers) dans certains cénacles universitaires, avec qui les passerelles restent à établir.

L’initiative prise par l’Institut Montaigne d’investir – du jamais-vu – 150 000 euros pour financer une vaste étude de dix-huit mois menée par Gilles Kepel, « Banlieue de la République », reste unique. « C’était le seul moyen de faire un saut qualitatif par rapport à ce qu’on savait déjà », commente Laurent Bigorgne, qui veut créer une « vraie valeur ajoutée ». Le rapport a donné naissance, en interne, à des groupes de travail chargés de formuler des propositions « pour améliorer la politique de transport, de logement… ». D’autres think tanks, tels que Fondapol, s’en sont même saisis lors de journées-débats. Inédit. « Les think tanks ne sont pas un lieu de recherche mais de confrontations d’idées et d’expertises », commente le chercheur Julien Damon. C’est tout leur intérêt.

36 % des Français connaissent Terra Nova et 35 % identifient l’Institut Montaigne mais 2 % seulement ont repéré Fondapol

Enquête Ipsos pour Comfluence sur la notoriété des think tanks d’avril 2012.

Des agences de notation à durée déterminée

C’est désormais un réflexe des principaux candidats à l’Élysée : toute présentation de programme se double d’un chiffrage des mesures. Le contraste est saisissant avec 2007, et réjouit l’Institut de l’entreprise (IDE), qui a initié cette révolution. Sa « cellule de chiffrage des propositions de campagne », créée en 2006 avec trois experts anonymes de Bercy, a alors obligé les états-majors à mesurer l’impact des dépenses nouvelles sur les finances publiques et à préciser leurs hypothèses. « Nous nous sommes dit que notre travail avait porté ses fruits l’an passé. Lorsque Martine Aubry a présenté la plate-forme du PS, Michel Sapin, chargé de l’économie, a tout de suite évalué son coût », rappelle Frédéric Monlouis-Félicité, délégué général du think tank patronal, financé par 130 entreprises.

Depuis, l’IDE a fait trois émules Terra Nova, l’Institut Montaigne et l’Ifrap. Si aucun ne vise l’exhaustivité, l’Institut de l’entreprise et l’Institut Montaigne sont les plus ambitieux dans le nombre de programmes et mesures chiffrés. N’utilisant pas les mêmes réglages, leurs résultats peuvent être très différents. L’exercice a aussi ses limites, les chiffrages se limitant à l’impact budgétaire sans mesurer les effets économiques des mesures. Et ils ne sont pas exempts de considérations électorales. Terra Nova, à gauche, a été le premier à sonder le cadrage financier du projet de Nicolas Sarkozy. Et l’ultralibéral Ifrap, celui de François Hollande.

Auteur

  • Anne Fairise