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Vie des entreprises

Jacques Gounon conduit Eurotunnel à un train d’enfer

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.04.2012 | Anne-Cécile Geoffroy

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Nombre de salariés en 2010

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

Jouer à fond la carte de la flexibilité, diversifier les activités, cultiver le particularisme biculturel…, la stratégie de Jacques Gounon réussit au groupe. Les résultats sont au rendez-vous. Reste à rétablir le dialogue social.

Jacques Gounon ne boude pas son plaisir. À l’occasion du jubilé de diamant, soit soixante ans de règne, de la reine Élisabeth II en juin, Royal Mail a choisi de distinguer le tunnel sous la Manche comme l’un des quatre grands événements du règne des Windsor. Un honneur qu’Eurotunnel entend faire connaître. Tout comme l’annonce d’une prochaine campagne de recrutement. Si elle se confirme, cette dernière nouvelle est un signe de la renaissance d’une entreprise qui fut tour à tour le plus grand chantier du xxe siècle puis un extraordinaire fiasco financier. Car la dette d’Eurotunnel s’élevait encore en 2006 à 9,5 milliards d’euros. Cette histoire mouvementée a profondément marqué les salariés. Vu de l’extérieur, on sent une entreprise encore sur ses gardes.

Arrivé en 2005, Jacques Gounon est l’artisan du renouveau. Ce polytechnicien passé par le cabinet d’Anne-Marie Idrac, aux Transports, dans les années 90 a su redresser la barre. Exploitant historique du tunnel, le groupe, qui emploie 3 270 salariés en France et au Royaume-Uni, dont plus de 2 300 sur la seule concession, part aujourd’hui à la conquête du fret ferroviaire. En pleine crise économique et sur le marché ultraconcurrentiel du trafic transmanche, Eurotunnel vient d’annoncer de bons résultats, avec un chiffre d’affaires de 845 millions d’euros, en progression de 16 % en 2011. Visionnaire, Jacques Gounon est un patron incontesté. Pour beaucoup, il a redonné sa fierté à l’entreprise. Afin de motiver ses troupes, Jacques Gounon croit au management d’adhésion. Mais cela suffira-t-il ?

1-Accroître la flexibilité

Le Shuttle, supermétro des JO de Londres ! Eurotunnel attend beaucoup de cette fête sportive pour booster la fréquentation (20 millions de passagers en 2011). Au lieu des 35 minutes de traversée, l’entreprise promet de réduire pour cette occasion le temps de parcours à 30 minutes. Un engagement en phase avec le programme focus on customers, qui demandera une gestion très flexible des navettes.

Sur l’immense terminal de Coquelles, près de Calais, le ballet des voitures et des camions est incessant. Les agents disposent de 26 minutes pour faire descendre puis monter les véhicules dans les navettes. Idem pour les équipes de maintenance, qui peuvent intervenir sur les trains dans le même laps de temps. « En période creuse, nous embarquons 2 000 voitures par jour. En août, nous passons à 15 000 », souligne Michel Boudoussier, le directeur général adjoint de la concession.

Pour suivre cette cadence, les salariés (agents d’accueil ou d’embarquement, conducteurs de train…) travaillent en 6 x 4 (6jours travaillés, matins, après-midi ou nuits, pour 4 jours de repos). Pour la majorité, le temps de travail est lissé sur l’année. « Mais d’autres optent pour des contrats “première ligne” et ont unplanning à trois semaines, explique Christophe Dooghe, le secrétaire CFDT du CE. En période de pointe, ces salariés travaillent parfois jusqu’à 21 jours par mois et de nombreux week-ends. »

Pour récompenser ces rythmes de travail soutenus, Eurotunnel paie ces salariés « 20 % au-dessus du marché », selon le DRH, grâce à un système de bonus et de primes de shift pour le personnel à horaires décalés, de primes première ligne ou de primes de polyvalence. Car l’entreprise encourage les salariés du terminal à maîtriser au moins deux métiers, parfois trois. « Uniquement sur la base du volontariat », assure Bernard Thomas, DRH d’Eurotunnel depuis vingt ans. « Ça empêche la routine, et l’entreprise y gagne en réactivité », argumente Guillaume Rault, qui planifie le travail de 1 000 salariés. En 2007, l’entreprise a négocié un accord d’intéressement pour rémunérer cette flexibilité. « Je veux récompenser la surmobilisation par un surintéressement », explique Jacques Gounon, qui a ouvert une négociation ad hoc.

2-Poursuivre le développement du groupe

Eurotunnel ne se limite plus à l’exploitation de la concession du tunnel. Le groupe diversifie ses activités dans le fret et la manutention ferroviaire avec sa filiale Europorte. Et s’est porté candidat au rachat de la flotte de SeaFrance. « Certains trafics nous échappent. Nous ne pouvons pas faire passer des matières dangereuses dans le tunnel et les futurs mégatrucks ne pourront pas non plus l’emprunter. Avec SeaFrance, ça ne serait plus un problème », justifie le P-DG.

Pour soutenir cette stratégie, le groupe mise sur la formation : 4,5 % de la masse salariale y est consacrée. Un taux qui monte à 7 % pour Europorte, dont Valérie Corbou, la DRH du fret ferroviaire, est en train de bâtir la politique sociale. « Cette année, nous prévoyons l’embauche d’une centaine de conducteurs de locomotive. Leur formation dure sept à neuf mois », explique-t-elle. Le groupe s’est même doté de son propre centre de formation international, le Ciffco. Les recrues, formées en alternance, apprennent le métier sur des simulateurs. « Notre ambition est aussi d’ouvrir nos formations à d’autres entreprises du ferroviaire », indique Bernard Lemière, le directeur du centre.

Pour Jacques Gounon, le développement du groupe doit permettre de mettre en place des mobilités entre les filiales. Un bol d’air nécessaire. Concentré sur le redressement économique, le P-DG n’a pas pris le temps de fignoler la politique RH. « Elle n’est pas à la hauteur de cette belle entreprise », affirme un ancien cadre, déçu par le manque d’ambition en la matière.

La politique maison repose sur un système de promotion mis en place après le PSE de 2006, concocté par le cabinet Hays et baptisé « parcours métiers ». « Ce système permet à chaque employé de progresser de façon équitable et de bénéficier d’augmentations dès lors qu’elles sont justifiées », assure le DRH. A chaque métier correspond un grade, lui-même subdivisé en échelons. « Ce que la direction appelle GPEC n’est rien d’autre qu’un plan de carrière. Les RH n’anticipent pas l’évolution des emplois et les requalifications nécessaires pour les personnels en fin de carrière, par exemple », pointe Philippe Vanderbec, secrétaire général du syndicat CGT d’Eurotunnel.

Pour préparer l’avenir et répondre à l’obligation gouvernementale de recruter 5 % de son effectif en alternance, l’entreprise va renforcer le recours aux apprentis. Une cinquantaine de jeunes devraient rejoindre l’entreprise d’ici à la fin de l’année. « Nous avons le projet de monter un BTS tourisme orienté vers les professionnels de l’exploitation, ou encore de créer un diplôme d’ingénieur en circulation ferroviaire avec les Arts et Métiers », annonce Bernard Thomas, le DRH.

3-Capitaliser sur la culture maison

Eurotunnel s’est construit autour d’une double culture. Tous les jours, des salariés britanniques partent prendre leur poste en France et vice versa. « Au centre de contrôle ferroviaire, nos équipes sont totalement biculturelles, indique Michel Boudoussier, le directeur général adjoint d’Eurotunnel. Dans les trains, les conducteurs peuvent être français et travailler avec des équipages britanniques. Tous sont bilingues. » Jacques Gounon entend bien cultiver ce particularisme pour rendre Eurotunnel toujours plus réactif. « L’entreprise a su s’appuyer sur le meilleur des deux cultures pour faire en sorte, par exemple, que la flexibilité soit considérée comme ce que l’on doit donner au client et non pas comme une contrainte qui s’imposerait à nous. C’est de la saine émulation », note le P-DG.

Reste que chez les syndicats c’est plutôt la méfiance qui domine. « Il y a quinze ans, les conducteurs de train français ont lancé une grève. L’entreprise a fait appel à nos collègues anglais pour assurer le service », rappelle le cégétiste Philippe Vanderbec. « On ne regarde pas ce qui se passe en Angleterre et on n’a pas de rapport avec Unite, le syndicat anglais », indique Christophe Dooghe, à la CFDT. Le système de protection sociale, le temps de travail, les salaires sont différents. En Angleterre, c’est le principe the rate for the job : quel que soit l’âge, à un métier correspond un salaire. « Quand le droit français fait évoluer les conditions de travail des salariés, nous essayons de compenser côté britannique par des primes », précise le DRH.

La culture SNCF irrigue aussi la maison par l’obsession de la sécurité et de la ponctualité. « La sécurité, c’est un réflexe, des procédures, un comportement, une attitude. Ça n’est pas la multi­plication des salariés, comme parfois on l’entend, souligne Jacques Gounon. Chez Eurotunnel, elle a été mise en place dès le premier jour et c’est une force considérable. L’expertise, l’ingénierie sont aussi des éléments essentiels. Nous exploitons la voie la plus empruntée au monde en termes de tonnage. On ne peut pas concevoir le tunnel sans considérer que l’expertise technologique est fondamentale. Le pire des raisonnements serait de couper dans la maintenance ou les compétences techniques, comme cela a failli être fait dans les moments les plus difficiles. »

4-Retrouver le chemin du dialogue social

« Chez Eurotunnel, le dialogue social est inexistant ! » Philippe Vanderbec, à la CGT, résume les critiques des syndicats. « Depuis l’arrivée du directeur général de la concession, il y a un an et demi, il ne se passe plus rien », se plaint-il. À la fin août et en septembre 2011, les salariés ont organisé une grève larvée. Sans succès. « L’entreprise a fait venir à nouveau des salariés anglais côté français pour être certaine de faire partir les navettes », dénonce-t-il. Mais l’intersyndicale, qui réclamait un quatorzième mois de salaire, a implosé, la CFDT et la CFE-CGC se désolidarisant de la CGT et de FO qui souhaitaient poursuivre le bras de fer. « Notre demande a été maladroite », estime Christophe Dooghe, à la CFDT. Pour la CGT (et FO, qui n’a pas souhaité nous parler), l’élément déclencheur a été la publication de la part variable de la rémunération de Jacques Gounon (450 000 euros au titre de 2010 contre 200 000 euros pour 2009) dans un contexte de crise. « La visibilité d’Eurotunnel en fait une caisse de résonance des sujets sociaux. Cet épisode nous a permis de faire le point sur ce qui allait ou pas », analyse le P-DG.

Depuis, la CFDT et la CFE-CGC ont réengagé la discussion avec la direction autour des conditions de travail : « Nous avons obtenu de réduire la période de prise des congés d’été de 18 à 14 semaines. Les salariés peuvent désormais demander 24 jours de vacances d’affilée et non plus 21. La prime première ligne a été revalorisée de 26 à 28 euros par jour. Pour nous, c’est positif. » Mais les relations sociales sont toujours tendues. La CGT et FO ont bloqué toutes les négociations jusqu’en fin d’année. Un accord sur les NAO a cependant été signé en début d’année, après un référendum auprès des salariés. Une pratique courante dans l’entreprise.

La frustration semble aussi nourrie par la façon d’aborder les négociations. « Nous avons eu deux réunions sur les seniors, raconte Fabrice Hennequet, délégué syndical CGT. Cela s’est achevé sur un constat de désaccord. La direction nous demandait de lâcher les primes de nuit pour commencer à négocier. » Selon Philippe Vanderbec, « tout est à l’avenant. Nous avons demandé à négocier un accord de droit syndical. La direction a ouvert les discussions en nous demandant ce que nous étions prêts à abandonner ! Avec FO, nous ne voulons plus négocier en partant sur ces bases ». Pourtant, le calendrier 2012 est chargé : GPEC, pénibilité, seniors et prévoyance sont au menu. Le DRH souhaite boucler ces sujets entre mars et octobre. Soit deux mois de négociation pour chaque sujet !

Repères

Groupe Eurotunnel peut voir loin. Il est titulaire de la concession, donc de l’exploitation du tunnel, jusqu’en… 2086.

1802

Le premier projet de construction d’un tunnel entre l’Angleterre revient à l’ingénieur français Albert Mathieu-Favier en 1802. Il faudra attendre la ratification du traité de Canterbury par François Mitterrand et Margaret Thatcher (1986) pour que le chantier démarre sans un sous d’argent public, selon l’exigence de la Dame de fer.

1987

Début du creusement des galeries côté anglais, puis en France en février 1988.

1990

Première jonction sous la Manche entre les équipes françaises et britanniques.

1994

Inauguration officielle. L’ouverture commerciale aura lieu en 1995.

2006

Surendetté, le groupe demande à être placé en procédure de sauvegarde.

2009

Acquisition de Veolia Cargo. Eurotunnel se lance dans le fret et la maintenance ferroviaire avec Europorte.

Nombre de salariés en 2010
ENTRETIEN AVEC JACQUES GOUNON, P-DG DE GROUPE EUROTUNNEL
« Je ne peux que croire à un management d’adhésion dans une entreprise traumatisée »

Comment expliquer les bons résultats annoncés par Eurotunnel pour 2011 ?

Vingt millions de passagers empruntent tous les ans le tunnel sous la Manche, soit via l’Eurostar, soit via nos propres navettes, le Shuttle. En 2011, le nombre de voitures embarquées est supérieur à celui d’avant la crise. Le low cost dans l’aérien, qui a beaucoup prélevé sur nos marchés entre 2005 et 2009, a ralenti : traiter les clients comme des bagages a ses limites. Nous profitons aussi des changements de comportements des clients, qui privilégient les vacances plus familiales. Le trafic de camions a été très touché par la crise. Il est tombé à moins 20 % en 2008 par rapport à 2007. Aujourd’hui, le marché augmente de 4 à 5 % par an, même si nous ne sommes pas encore revenus au niveau d’avant la crise.

Pourquoi accélérez-vous la diversification du groupe via le rachat de Veolia Cargo ou le projet de rachat des bateaux de SeaFrance ?

Je préfère parler de développement plutôt que de diversification. Le fret ferroviaire n’est pas un autre métier. Le savoir-faire ferroviaire est aujourd’hui le fait de salariés qui ont dix-huit ans d’expérience sur le tunnel. On sort du périmètre du tunnel pour circuler sur les réseaux mitoyens en Europe. Pour SeaFrance, il s’agit par contre d’un développement avec une diversification des métiers. Mais le maritime est un monde dont nous ne sommes pas si éloignés. Nous avons en commun la technicité des métiers, un vrai respect du client et de sa sécurité. Cette stratégie permet d’offrir de nouvelles perspectives de carrière à un grand nombre de salariés.

Pourquoi êtes-vous attachés à la formule de la Scop ?

Quand une entreprise comme SeaFrance connaît un tel traumatisme, on ne peut repartir qu’avec des salariés extrêmement motivés. Si une personne met de l’argent de sa poche dans l’entreprise, elle s’implique totalement. Je ne peux que croire à un management d’adhésion dans une entreprise traumatisée. En arrivant à Eurotunnel, j’ai dû faire un PSE. Mon discours a été de dire à tous ceux qui ne croyaient plus dans l’entreprise qu’ils pouvaient partir. Et à ceux qui restaient, que ça allait peut-être être dur mais que nous allions gagner ensemble. Pour la première fois l’an dernier nous avons distribué à ceux qui ont décidé de sauver l’entreprise avec nous 200 actions gratuites par salarié. Nous allons le refaire cette année. C’est une forme de reconnaissance.

Quel type de développement veut poursuivre le groupe ?

Pour préparer les vingt prochaines années, le tunnel va à nouveau recruter dans les prochains mois, à tous les niveaux dans l’entreprise. Mais il y a beaucoup à faire si on veut exploiter un filon créateur d’emplois, non délocalisables, qualifiés et très bien payés. Comme la SNCF a toujours recruté et formé ses propres agents, il n’existe pas de formation d’État qualifiante et diplômante dans le ferroviaire, bien que ces métiers soient qualifiés et en développement. Alors quand le gouvernement nous dit qu’il va nous pénaliser si nous ne prenons pas d’apprentis, c’est le summum. Aussi avons-nous créé notre propre centre de formation international, le Ciffco, qui est le seul du genre existant en Europe.

La fiscalité qui pèse sur le travail est-elle trop lourde ?

Les entreprises paient trop de charges. Il n’est pas étonnant que nous ayons un problème de compétitivité. Ainsi, Eurotunnel verse une taxe à la CCI de Calais dont la principale activité est d’exploiter le port qui est notre concurrent. J’en suis le premier contributeur, avec 1 million sur les 4 millions d’euros de budget, alors que je ne suis même pas utilisateur du port. Ou alors je devrais être associé à la gestion.

Faut-il encadrer les salaires des patrons ?

C’est une décision politique qui risque de casser la motivation des patrons, de les stigmatiser alors qu’ils mouillent la chemise. Pour ma part, j’ai divisé mon salaire par quatre lorsque j’ai entrepris de sauver cette entreprise parce que je voulais participer à l’effort des salariés. Quand l’entreprise a été redressée, j’ai retrouvé mon salaire normal. Mais je ne demanderai jamais de retraite chapeau. Que l’on soit rémunéré quand on est aux commandes me paraît logique. Pas lorsque l’on est en retraite.

JACQUES GOUNON

59 ans.

1972

Diplômé de l’École polytechnique.

1986-1990

Directeur général du groupe Comatec.

1995-1996

Directeur de cabinet d’Anne-Marie Idrac, ministre des Transports.

1996

DG adjoint de GEC Alstom.

2001

Vice-P-DG du groupe Cegelec.

2005

P-DG d’Eurotunnel.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy