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Vie des entreprises

Droit du travail et politique : un vieux couple

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.04.2012 | Jean-Emmanuel Ray

Du 22 avril au 17 juin, les élections vont se succéder : présidentielle d’abord, législatives ensuite ; et, avec la crise, le droit du travail est souvent questionné, au-delà des vingt jours ouvrables pas forcément payés qu’un employeur est tenu de laisser aux ­candidats. Car politique et droit du travail constituent un vieux couple, avec ses hauts et ses bas.

Classes laborieuses et classes dangereuses à Parispendant la première moitié du xixe siècle : Louis Chevalier avait décrit en 1958 les insurmontables difficultés « d’une population qui tente de se faire une place dans un milieu hostile et qui, n’y parvenant pas, s’abandonne à toutes les haines, à toutes les violences, à toutes les violations : où la mort résume la vie ». Pour le pouvoir de l’époque, il était donc impératif d’intégrer cette classe dangereuse pour l’ordre public, et politique.

UN DROIT DEPUIS TOUJOURS TRÈS POLITIQUE

Ce fut d’abord le suffrage universel en 1848. Contestant en mai 1850 un projet voulant rétablir le vote censitaire, Victor Hugo résumait magnifiquement cette fonction d’intégration : « Le côté profond, efficace, politique, du suffrage universel, ce fut d’aller chercher dans les régions douloureuses de la société, […] l’être froissé qui, […] n’avait eu d’autre espoir que la révolte, et de lui apporter l’espérance sous une autre forme, et de luidire : Vote ! Ne te bats plus ! […] Le suffrage universel, en donnant un bulletin à ceux qui souffrent, leur ôte le fusil. En leur donnant la puissance, il leur donne le calme. »

Mêmes causes, mêmes conséquences avec la loi d’Émile Ollivier du 25 mai 1864. Si l’Empire libéral dépénalise les « coalitions », c’est aussi car la puissance publique pourchassant devant les tribunaux correctionnels les « meneurs » des grèves, celles-ci se radicalisent ; et il est difficile d’en négocier l’issue avec des leaders incarcérés.

Relative aux « libertés des associations professionnelles ouvrières et patronales », la loi du 21 mars 1884 a été présentée par Pierre Waldeck-Rousseau, ministre de l’Intérieur de Jules Ferry. Ses préfets l’avaient mis en garde : la troupe a désormais du mal à contenir des coalitions tournant souvent à l’émeute, parfois même elle rechigne à charger. Or tout ministre de l’Intérieur sait qu’il n’a rien à gagner face à des manifestants qui n’ont rien à perdre, à l’époque les 6 millions de « prolétaires »: à Rome, le citoyen de la dernière classe n’ayant d’autre bien que sa personne et comme seul espoir de richesse sa descendance. Les syndicats sont donc légalisés pour défendre mais aussi pour encadrer ces masses en expansion rapide : l’état civil de leurs responsables, dans tous les sens du terme, doit figurer dans la déclaration en préfecture. Et comme « il faut éviter de permettre la constitution de sociétés ouvrières se donnant ouvertement un but politique et s’insurgeant con­tre l’ordre social », « les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux des personnes mentionnéesdansleursstatuts », comme le rappelle aujourd’hui encore L. 2131-1.

La Charte d’Amiens de 1906 déclare certes que « la CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs ». Mais loin d’être une déclaration d’indépendance à l’égard des partis, elle place au contraire la CGT au centre du courant révolutionnaire : « Cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classes opposant sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression mises en œuvre par la classe capitaliste. »

Après la Seconde Guerre mondiale, l’alignement de la CGT sur un PCF regroupant 28 % des suffrages aux élections de 1946 et provoquant, dès 1947, la création de la CGT-FO, durera le temps de la guerre froide, avec des grèves aussi politiquesqueviolentes. Soixante ans plus tard, Bernard Thibault coupera à temps la courroie de transmission avec ce qui reste du Parti communiste (4 % des voix aux élections législatives de 2007).

OPINION OU EXPRESSION POLITIQUE ?

Dans l’entreprise, les opinions politiques de chacun sont indifférentes. Les prendre en compte mettrait d’ailleurs l’employeur en délicatesse avec l’article L. 1132-1 sur les discriminations (« Aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison […] de ses opinions politiques »: nullité de tout acte contraire), agrémenté le cas échéant de lourdes sanctions pénales (article 225-2 : trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende).

Faut-il faire un cas à part des « entreprises de tendance », et en particulier les partis et autres associations de nature politique Imaginons un salarié des Verts estimant qu’Eva Joly est beaucoup trop rouge… Même ici, l’opinion relève de la vie du citoyen, comme l’a rappelé l’arrêt du 28 avril 2006 (l’assistante d’un parlementaire avait été licenciée pour désaccord politique): « Aux termes de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. Il en résulte que si le secrétaire parlementaire peut être tenu de s’abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l’engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d’opinion. En se retirant de la liste en préparation, la salariée n’a fait qu’user de sa liberté d’opinion »: licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse.

« L’exercice du droit d’expression dans l’entreprise étant, en principe, dépourvu de sanction, il ne peut en être autrement hors de l’entreprise ou il s’exerce, sauf abus, dans toute sa plénitude. » Doublement acrobatique (utilisation du droit d’expression, a fortiori), l’arrêt Clavaud et son interview au journal l’Humanité (Cass. soc., 28 avril 1988) est heureusement devenu cinq ans plus tard : « Dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, le salarié jouit d’une liberté d’expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Mais il ne peut abuser de cette liberté en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs. »

Même si, dans l’entreprise classique, n’existe pas le « devoir de réserve » propre aux fonctionnaires, parler ouvertement de politique est soumis à un fort contrôle social. Car politique rime avec polémique, et tout ce qui peut diviser est mal vu par la hiérarchie, et souvent les collègues eux-mêmes : a fortiori dans les sociétés étrangères.

DÉGÂTS COLLATÉRAUX ET LICENCIEMENTS

Ce sont donc moins les prises de position à la cafétéria que les dérapages en forme de dégâts collatéraux qui posent problème. Mais, avec la loi du 4 août 1982, nous sommes passés du salarié-citoyen au citoyen-salarié : c’est donc à l’employeur de prouver que son collaborateur a abusé de sa liberté d’expression (injures, déballage de la vie privée d’autrui lors d’élections locales type Clochemerle), qu’il a commis des fautes disciplinaires (blocage des systèmes d’information à cause de la vidéo mise en diffusion générale ; deux heures par jour consacrées à répondre aux internautes sur le blog de son candidat), ou que son militantisme échevelé a créé un trouble caractérisé dans l’entreprise.

Tout dépend aussi du niveau hiérarchique et/ou de l’écho médiatique : une grande entreprise peut être chiffonnée par les prises de position partisane d’un de ses dirigeants ; encore faut-il ne pas se tromper de terrain. À l’instar de l’arrêt du 3 mars 2011, où le directeur général adjoint de RFI et membre du conseil d’administration de RMC Moyen-Orient avait publié le Mur de Sharon, livre extrêmement polémique faisant état de ses hautes fonctions, et en avait assuré le service après-vente avec une longue interview à Libération, provoquant assemblée générale des journalistes, communiqué de l’intersyndicale et courriels d’auditeurs outragés : licencié pour faute grave. Faute : « Un fait de la vie personnelle occasionnant un trouble dans l’entreprise ne peut justifier un licenciement disciplinaire. Le reproche fait au salarié, comme constitutif d’une faute grave, d’avoir entrepris de relancer la polémique consécutive à la parution d’un article de presse rapportant des propos dont il contestait la teneur n’était pas établi »: défaut de cause réelle et sérieuse, alors que, sur le terrain du trouble objectif grave, l’affaire semblait entendue.

SYNDICATS ET IRP

Depuis la loi du 28 octobre 1982 relative au développement des institutions représentativesdupersonnel, voulant mettre un terme aux procès intentés par des employeurs voyant rouge quand leur section CGT invitait un élu communiste, syndicat et comité d’entreprise peuvent inviterunepersonnalité « autre que syndicale » (admirons la litote): mais l’accord exprès de l’employeur est alors obligatoire. Ayant compris que le mélange des genres était électoralement coûteux, les syndicats n’utilisent plus guère cette possibilité.

Et, en interne, les courriels syndicaux doivent suivre les règles fixées par le nécessaire accord collectif leur donnant accès au réseau. Ainsi d’un délégué syndical du CIC ayant reçu un avertissement à la suite de la diffusion d’un courriel de protestation contre l’arrestation d’un syndicaliste paysan moustachu : « Après avoir relevé qu’un accord d’entreprise relatif à l’exercice du droit syndical mettait à la disposition des organisations syndicales la messagerie électronique interne pour la publication d’informations syndicales, la cour d’appel a retenu que, selon l’article 6-2-1 de l’accord, cette faculté était subordonnée à l’existence d’un lien entre le contenu et la situation sociale existant dans l’entreprise ; faisant application de cet accord au litige, dans lequel l’intéressé se prévalait de sa fonction syndicale, la cour d’appel, qui a constaté qu’il n’y avait aucun lien entre la situation sociale de l’entreprise et le contenu du courriel litigieux, et que celui-ci était sans rapport avec l’activité syndicale du salarié, a caractérisé une faute disciplinaire. » (Cass. soc., 22 janvier 2008.)

Idem pour les réseaux sociaux internes, où l’expression est libre, mais où les chartes d’utilisation prohibent à juste titre les propos liés à la religion ou à la politique, et plus généralement tout prosélytisme. Sur un réseau dit collaboratif, mieux prévenir que tenter de guérir.

FLASH
Syndicat et “valeurs républicaines”

Le « respect des valeurs républicaines » est né avec la loi du 20 août 2008, issue de la « position commune » du 9 avril 2008 évoquant « le respect de la liberté d’opinion, politique, philosophique ou religieuse ainsi que le refus de toute discrimination, de tout intégrisme et de toute intolérance ».

Saisi par un employeur contestant la désignation d’un représentant de la section syndicale par la Confédération nationale du travail, syndicat anarcho-syndicaliste prônant « l’abolition de l’État » et « le recours à l’action directe », le tribunal d’instance de Boissy-Saint-Léger avait énoncé sans rire que « l’action directe préconisée par ce syndicat est une forme de lutte décidée, mise en œuvre et gérée directement par les personnes concernées »: litote reprise du site Internet de la CNT.

La chambre sociale est prudemment restée sur le terrain probatoire : « C’est à celui qui conteste le respect des valeurs républicaines d’apporter la preuve de sa contestation. Le tribunal d’instance a constaté que la preuve n’était pas rapportée qu’en dépit des mentions figurant dans les statuts datant de 1946 le syndicat CNT poursuive dans son action un objectif illicite, contraire aux valeurs républicaines. » (Cass. soc., 13 octobre 2010.)

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray