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Vie des entreprises

Pierre Ferracci, le businessman du social

Vie des entreprises | Portrait | publié le : 01.03.2012 | Stéphane Béchaux

Le président du Groupe Alpha est devenu un acteur incontournable de la scène sociale. Ses quelque 1000 salariés conseillent CE, CHSCT et directions. Enquête sur ce patron social-libéral tout à la fois jalousé, admiré, détesté et craint.

Du haut du quatrième étage de son bureau parisien, sis rue Martin-Bernard, Pierre Ferracci règne surunempire. Celui du Groupe Alpha, qui pèse 137 millions d’euros de chiffre d’affaires, emploie un millier de salariés et dont il détient 55 % du capital. Un patchwork d’une quinzaine de sociétés qui travaillent tout à la fois pour les instances de représentation du personnel, les directions d’entreprise, les collectivités locales. Une myriade de boîtes aux intérêts croisés, dont il est impossible de dessiner les contours. « Les entités juridiques et opérationnelles ne se recoupent pas du tout. Et personne ne sait ce que Pierre gagne », confie un ancien compagnon de route. Le groupe possède aussi des filiales cachées, mystérieusement désignées dans les comptes par les lettres A, B, C, D et E. En font partie Apex et Isast, si l’on en croit plusieurs témoignages internes, que refuse de démentir formellement le big boss. « Quand vous êtes un gros cabinet, vous essaimez. Nous avons des parts dans des structures concurrentes avec qui nous partageons des valeurs communes », concède-t-il.

La success story de Pierre Ferracci commence en 1983, au lendemain des lois Auroux qui musclent les pouvoirs des instances de représentation du personnel. Diplômé en économie appliquée à Paris-Dauphine, le jeune trentenaire, auparavant salarié du CE de Chausson, en cour au PC et à la CGT, crée Secafi Alpha avec l’appui de Guy Maréchal, un expert-comptable militant. Une petite structure au service exclusif de la centrale de Montreuil. « On avait besoin d’experts qui, au-delà de l’analyse des comptes, nous aident à développer des arguments économiques. On était très courts sur ces questions-là », se souvient Christian Larose, alors secrétaire général de la Fédération du textile. « Secafi nous a permis de développer de réelles compétences en matière de gestion et de stratégie. De ce point de vue, c’est une réussite. Le groupe a aujourd’hui plus de capacités d’analyse des politiques ­industrielles que l’État », estime Jean-Christophe Le Duigou, ex-économiste en chef de la confédération.

Diversification. Dès le tournant des années 90, le jeune patron entame la diversification de sa structure. Contrairement à Syndex, qui n’a jamais quitté le giron cédétiste, il décide d’étendre son influence hors de la sphère cégétiste. Son premier prospect ? La CGC de la métallurgie. « Au départ, on était assez sceptiques, car Secafi traînait une lourde réputation de cabinet cégétiste. Mais en fait Pierre Ferracci s’est avéré très ouvert, pas du tout sectaire. On l’a testé chez IBM puis Pechiney et on l’a gardé », raconte Jean-Pierre Chaffin, à l’époque secrétaire général de la fédération. Un premier client suivi par beaucoup d’autres, à la CGC comme à la CFDT, qui ont contribué à faire de Secafi une énorme machine, riche à présent de 600 consultants, huit bureaux régionaux sectorisés et quelque 80 millions d’euros de chiffre d’affaires. Un mastodonte dirigé et géré comme n’importe quelle société de conseil. « Ferracci, c’est un vrai patron. La rentabilité, la productivité, les objectifs de facturation ou la rémunération au résultat font partie intégrante de son vocabulaire », confirme un chargé de mission.

De quoi maximiser les profits, sur un marché en or. « Peu de mises en concurrence, jamais d’impayés, c’est royal ! Secafi travaille pour les CE et les CHSCT mais envoie la note aux directions. Sauf à vouloir envenimer le climat social, celles-ci n’ont guère intérêt à contester le bien-fondé ou le montant des missions », explique un concurrent. Cette rente de situation fait hurler, en privé, bien des dirigeants. « Le droit d’alerte, c’est une martingale. Il est quasiment impossible de s’y opposer. C’est une sorte de contrat revolving qui coûte à chaque fois des dizaines de milliers d’euros, sans le moindre appel d’offres », dénonce le DRH d’un équipementier automobile. Un marché captif, peu concurrentiel, sur lequel règne la maison Ferracci. « Secafi sait faire grimper les honoraires de manière exemplaire. L’un des directeurs était autrefois surnommé “le millionnaire” pour sa capacité à décrocher de très gros contrats », assure un ancien chargé de mission, fâché avec le grand chef. S’abreuvant, hier, à la source des plans sociaux, le cabinet profite aujourd’hui à fond de la montée en puissance des CHSCT. Des instances choyées depuis qu’elles multiplient les expertises dans le champ de la santé au travail. Un créneau ultraporteur qui pesait l’an dernier 18 millions d’euros. Pour Secafi, la conquête des marchés s’ancre d’abord dans les fédérations. « C’est notre porte d’entrée dans les entreprises. Elles jouent un rôle majeur dans le choix des cabinets », note un consultant. Y entretenir de bonnes relations figure donc en tête des missions des responsables de développement d’Alpha. Ceux-ci n’hésitent pas à mettre gracieusement à disposition des experts pour organiser des formations, nourrir des études ou animer des cellules sectorielles de réflexion. À l’occasion, ils soutiennent financièrement les structures, à coups de publicité dans la presse militante et de stands lors des congrès. Très fin connaisseur du milieu syndical, Pierre Ferracci met lui-même la main à la pâte pour entretenir le relationnel. Il écume les grand-messes syndicales et les colloques, joue les facilitateurs, ouvre sa loge du Stade de France. En attendant, peut-être, que le Paris Football Club, dont il est le numéro deux, devienne un jour le deuxième grand club de la capitale…

Il écume les grand-messes et les colloques, joue les facilitateurs, ouvre sa loge du Stade de France…

Fils d’un résistant communiste corse, Pierre Ferracci aurait pu se contenter de gérer son joli business syndical. En jouant sur la confrontation bloc contre bloc. Sauf que l’homme n’a rien d’un révolutionnaire partisan de la lutte des classes. Chantre du dialogue social et de la sécurisation des parcours professionnels, il se définit lui-même comme un « adepte du compromis intelligent et de la négociation ». Un sillon qu’il creuse depuis des années, notamment au sein du Conseil d’orientation pour l’emploi.

Au début des années 2000, ce fonceur qui dirige à l’instinct se lance dans une série d’acquisitions. Sodie, Sofirem et Sémaphores, trois sociétés spécialisées dans le reclassement des salariés licenciés, la revitalisation des territoires sinistrés et le conseil RH aux collectivités locales, tombent coup sur coup dans son escarcelle. Son ambition : devenir un acteur majeur sur « toute la chaîne de l’emploi ». « Alpha n’a pas vocation à travailler exclusivement pour les CE et les CHSCT. Les syndicats sont mûrs pour accepter cette évolution. C’est une option stratégique majeure dont on ne me fera pas dévier », plaide-t-il.

Un pari osé sur le plan économique, notamment depuis que Sodie s’est lancé dans la sous-traitance pour Pôle emploi (voir encadré). Mais pas seulement. Car le groupe, désormais présent des deux côtés de la barrière, se retrouve accusé de toutes parts. Syndicalistes, dirigeants, concurrents, salariés maison… Les voix s’élèvent pour crier au conflit d’intérêts, à la concurrence déloyale, à la perte des valeurs, à l’absence de synergie entre métiers. Des critiques que réfute Pierre Ferracci. « Il n’y a pas meilleur que Secafi pour chercher une alternative aux plans sociaux, si besoin en affrontant les directions. Mais, quoi qu’on en dise, les succès sont assez marginaux. Ça n’interdit pas, ensuite, de s’occuper des salariés laissés sur le carreau et des terrains en friche », rétorque le businessman du social.

Nouveaux terrains de jeu. Au dire de ses équipes, Pierre Ferracci ne se mêle d’ailleurs pas de leurs dossiers. Quand bien même l’envie le démange. « Lors de la fusion de GDF avec Suez, on l’a plusieurs fois rencontré pour le sonder car Secafi travaillait pour la CGT. Il nous a toujours dit qu’il ne pouvait rien faire pour arranger nos affaires. Alors même qu’il soutenait le projet », raconte l’un des conseils de Gérard Mestrallet. Une posture de retrait dont il peut néanmoins s’extraire. En 2005, lors de la fermeture de la Samaritaine, il est monté personnellement au front pour tenter, en vain, d’éteindre la colère des syndicalistes CGT. « Alpha jouait sur les deux tableaux. Sodie avait obtenu le reclassement du personnel de vente alors qu’on avait mandaté Secafi pour s’opposer à la fermeture », révèle Madeleine Charton, alors secrétaire générale adjointe du CE.

De telles mésaventures pourraient se reproduire demain dans le champ des CHSCT. Candidat au rachat du cabinet IAPR, le Groupe Alpha entend en effet investir sans tarder le créneau de l’accompagnement individuel des salariés en souffrance. Pierre Ferracci n’ignore pas que ses nouveaux terrains de jeu indisposent à Montreuil. Et pas seulement les ultras de la Fédération de l’agroalimentaire, qui lui vouent une haine féroce. Homme d’affaires avisé, il se garde ainsi de prendre position dans la campagne pour la succession de Bernard Thibault. Pas question de se brouiller avec les candidats, même si ses idées modernistes épousent plutôt celles d’Éric Aubin que de Nadine Prigent !

Cette prudence n’est pour tant paslamarque de fabrique de Pierre Ferracci. « Il est littéralement fasciné par les lumières de l’appareil d’État. La preuve, il est capable de perdre son temps à siéger à une commission sur les rythmes scolaires pour laquelle il n’a aucune compétence », s’amuse un de ses anciens bras droits. Un amour du débat public qui peut brouiller son image d’homme de gauche. Par exemple quand il siège à la très libérale commission Attali ou qu’il accepte de piloter, à la demande de Christine Lagarde, le groupe de travail quadripartite sur la formation professionnelle. « Il ne crache pas sur un peu de notoriété. C’est un type chaleureux, intelligent, qui aime plaire et qui a besoin qu’on l’aime », décrypte Xavier Lacoste, directeur général d’Alixio, qui le croise dans les cercles socialistes, où tous deux nourrissent la réflexion du candidat PS à l’élection présidentielle. À bientôt 60 ans, ce « Raymond Soubie de gauche » jure n’avoir « aucune perspective politique en tête ». Crédible. Car il lui reste à préparer sa succession. « Pierre, c’est quelqu’un qui ne partage pas. Il aime débattre, argumenter, convaincre. Mais au final, il décide seul », assure un ancien dirigeant. « Personne n’ose lui tenir la dragée haute, il est entouré de courtisans. D’ailleurs, il n’a jamais eu de vrai numéro deux », enchérit un autre.

Énigmatique, le président s’est pour l’instant contenté d’offrir, l’an dernier, des actions gratuites à tous ses salariés, qui possèdent déjà 20 % du capital. Une distribution à hauteur, en moyenne, de 1 500 euros, non pas forfaitaire, mais proportionnelle aux salaires. À l’image du patron, tout à la fois social et libéral.

Les mésaventures de Sodie

Gros trou d’air chez Alpha. Pour la première fois de son histoire, le groupe a enregistré, l’an dernier, un exercice déficitaire. La faute à Sodie qui, selon plusieurs sources, a perdu 7 millions d’euros en 2011.

Rachetée en 2002 à Usinor, la structure a, certes, bien grossi sous l’ère Ferracci, rejoignant Altedia, Adecco et BPI dans le peloton de tête. Mais l’entité n’a jamais vraiment fait la preuve de sa rentabilité : sur les six derniers exercices, quatre se sont terminés dans le rouge… Résultat, son endettement bancaire dépassait 5 millions d’euros fin 2010, sans compter les 5,5 autres millions prêtés par le groupe. Des chiffres à même de faire taire les détracteurs de Pierre Ferracci, qui le soupçonnent de faire de l’argent sur le dos des salariés licenciés ! Réorganisé et assaini, Sodie avait pourtant retrouvé, en 2008, le chemin du profit. Mais c’était sans compter sur les sirènes de Pôle emploi. Début 2009, l’établissement lance un énorme appel d’offres portant sur l’accompagnement de 320 000 demandeurs d’emploi. Un marché à plus de 450 millions d’euros. Tentant…

Sodie se lance dans l’aventure, avec des prix hyperagressifs. « Pierre Ferracci voulait y aller, il a pris les commandes. Il n’a tenu aucun compte des voix divergentes qui se sont exprimées au comex », assure l’un des sceptiques. « Faux, le comex était unanime pour répondre à l’appel d’offres », rétorque l’intéressé. Sodie remporte finalement 22 % du contrat, au grand dam d’une partie de la CGT qui accuse Alpha de participer au démantèlement du service public de l’emploi.

Une victoire au goût amer. Sites mal localisés, frais de structure trop élevés, flux insuffisants de demandeurs d’emploi, résultats mitigés… La filiale, qui a ouvert une centaine de cellules et recruté 300 chargés de mission (en CDD à objet défini), accumule les déconvenues. L’addition est très lourde. « Notre modèle économique était assis sur un volume de demandeurs d’emploi médian. Or on est au-dessous du minimum contractuel », justifie Pierre Ferracci.

Un argument détourné par ses collaborateurs. « Sa formule magique, c’est plutôt “on perd quelques centaines d’euros par chômeur mais on se rattrape sur le volume” », raille l’un d’eux. Mais chez Sodie, la situation inquiète plus qu’elle n’amuse. Le cabinet, qui vient de se séparer de 10 collaborateurs – sans PSE, via sept licenciements éco et trois ruptures conventionnelles ! –, craint que la fin du contrat Pôle emploi, en juin, ne fasse de nombreuses victimes. L’ex-ANPE va, certes, de nouveau faire appel à la sous-traitance en 2012. Mais à quelles conditions pour les cabinets ? « Ceux qui ne prendront pas les marchés seront très mal, ceux qui les prendront aussi. L’État ne consacre pas suffisamment de moyens pour accompagner les chômeurs », résume le big boss. Sans cacher qu’il cherche à Sodie « un partenaire ».

Auteur

  • Stéphane Béchaux