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Vie des entreprises

Harcèlement : un enfer pavé de bonnes intentions

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.03.2012 | Jean-Emmanuel Ray

En créant le harcèlement moral et la santé mentale, la loi du 17 janvier 2002 voulait encadrer le pouvoir de direction du chef d’entreprise, après les lois de 1982 et de 1992 visant le pouvoir disciplinaire. Si l’on y ajoute l’obligation de sécurité de résultat découverte par la jurisprudence un mois plus tard avec les arrêts amiante, c’est, de ce point de vue, un succès total.

Dans notre société de la réputation, sur des sujets aussi sensibles, aucun employeur ne souhaite faire la une ou se retrouver devant un juge prud’homal, voire pénal. Au-delà des quelques cadres caractériels ou pervers décrits en 1998 par, les initiateurs de la loi de 2002 n’avaient pas imaginé qu’elle aurait un tel impact. Si cette révolution légale et jurisprudentielle n’est évidemment pas intervenue par hasard, elle a aussi de solides effets pervers : instrumentalisation et guerre de tous contre tous.

SURCHARGE, DÉBORDEMENT ET HARCÈLEMENT PROFESSIONNEL

Il n’est pas surprenant que l’affaissement de notre secteur secondaire conduise à une réduction des risques physiques, et la croissance de l’immatériel à l’augmentation des questions de santé mentale. Avec, dans de grandes entreprises en particulier, des surcharges devenues structurelles, un sentiment d’urgence permanente et donc de travail bâclé, des cadres dotés d’un bureau mobile conduisant à un harcèlement par courriel permanent, le tout dans un mouvement brownien associant augmentation des objectifs et changements fréquents de direction sans que les collaborateurs n’en voient toujours le sens.

Placée sous le signe de l’urgence et de la compétition, notre époque met la pression sur des salariés qui en ont souvent « plein le dos » et finissent par « péter les plombs ». Il n’est donc pas étonnant qu’entre victimisation, surpression et submersion, les prud’hommes soient systématiquement saisis de harcèlements immoraux et que plus de 200 pourvois parviennent chaque année à la Cour de cassation.

DÉFINITION PANORAMIQUE ET RÉGIME PROBATOIRE TRÈS ATTRACTIF

Dans sa décision du 12 janvier 2002, le Conseil constitutionnel avait courageusement adopté deux « strictes réserves d’interprétation », politiquement très incorrectes à notre époque où le législateur, français et communautaire, estime que le droit probatoire est une matière technique qu’il peut tripatouiller à son gré.

1. Sur le plan pénal : « Ces règles ne sauraient avoir pour objet ou pour effet de porter atteinte au principe de présomption d’innocence. » Cela va mieux en le disant.

2. Sur le plan prud’homal : « Les règles de preuve plus favorables à la partie demanderesse ne sauraient dispenser celle-ci d’établir la matérialité des éléments de faits précis et concordants qu’elle présente au soutien de son allégation. » Bref, chacun est présumé se comporter en bon père de famille, et non en « mal-faiteur ».

L’arrêt du 18 janvier 2012 a fini par donner le mode d’emploi : « Lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, il appartient au juge d’apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement moral et, dans l’affirmative, il incombe à l’employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. » La supposée victime bénéficie donc d’un régime probatoire très favorable. Par ailleurs, sur la base d’une définition délibérément panoramique car, « indépendamment de l’intention de son auteur, le harcèlement moral est constitué dès lors que sont caractérisés des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail » (CS, 31 janvier 2012). Elle n’a pas ensuite à prouver un dommage né et actuel, mais des faits « susceptibles de »: altérer sa santé physique ou mentale, ou compromettre son avenir professionnel. « Susceptibles de compromettre l’avenir »… Enfin, la victime supposée a le choix du terrain car, grâce à la jurisprudence française, l’employeur est tenu à l’impossible : quels que soient ses efforts de prévention, l’obligation de sécurité de résultat le rend automatiquement responsable. Le collaborateur bien conseillé voulant prendre acte choisit donc le manquement à cette dernière obligation, qui lui permet d’inverser la charge de la preuve (CS, 19 janvier 2012).

RESPONSABILITÉS PÉNALES

– Responsabilité des personnes physiques : « Le fait de harceler autrui par des agissements ayant pour objet ou effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. » Rien dans l’article 222-33-2 du Code pénal n’évoque un lien hiérarchique : entre collègues, il arrive que le dernier arrivé devienne « la tête de Turc » du groupe. Mais peut-on être moralement harcelé par un subordonné ?

Un chef de service se suicide : sa veuve cite directement l’un de ses ex-collaborateurs « qui avait dévalorisé de façon réitérée son action, diffusant à son propos une image d’incompétence dans son milieu professionnel et adoptant un comportement irrévérencieux et méprisant à son égard ». Le tribunal correctionnel le condamne, « le dénigrement auquel il s’était livré pendant plusieurs années ayant contribué à dégrader les conditions de travail de M. X., au point d’altérer sa santé physique ou mentale ». Mais les juges d’appel le relaxent : « Subordonné de la victime, le prévenu n’avait ni les qualités ni les moyens de compromettre l’avenir professionnel de celle-ci. »

Cassation prévisible par la chambre criminelle le 9 décembre 2011 : « En subordonnant le délit à l’existence d’un pouvoir hiérarchique, la cour a ajouté à la loi des conditions qu’elle ne comporte pas : le fait que la personne poursuivie soit le subordonné de la victime est indifférent à la caractérisation de l’infraction. » Si de nombreux délégués ont obtenu la condamnation d’un manager pour harcèlement moral, certaines DRH recevant moult lettres RAR, courriels et coups de téléphone par semaine d’un délégué syndical pourraient être tentées de lui renvoyer l’ascenseur.

– Responsabilité pénale de l’entreprise, personne morale. « Des méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique, dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation des conditions de travail peuvent caractériser un harcèlement moral. » Découvert avec l’arrêt de la chambre sociale du 10 novembre 2009, le harcèlement professionnel en forme de cascade d’ordres descendants sur la base d’objectifs de plus en plus exigeants pourrait inspirer la chambre criminelle. Érigé en « méthode de gestion », il pourrait aboutir à la condamnation pénale de l’entreprise si l’un de ses dirigeants ou de ses représentants se laissait aller à l’humour bien connu : « avec deux fois moins de collaborateurs, nous allons faire deux fois mieux ».

ENTRE LE MARTEAU DISCIPLINAIRE ET L’ENCLUME CIVILE

Qu’il s’agisse de leur propre responsabilité disciplinaire, mais aussi civile ou pénale, nombre de managers réfléchissent aujourd’hui aux éventuelles conséquences personnelles de leur « engagement » à l’égard d’une personne morale pas toujours très morale quand les problèmes arrivent.

– Responsabilité disciplinaire : le manager convaincu de harcèlement moral est en principe coupable de faute grave. Ce qui passe particulièrement mal chez des cadres peu formés aux ressources humaines soumis à des objectifs de folie. L’important arrêt du 8 novembre 2011 met en scène le responsable d’un centre d’appels licencié pour harcèlement moral. « La pression exercée habituellement sur ce type de service d’accueil pour en améliorer les performances et donc les résultats, de nature à favoriser un management énergique, qualifié de “motivant en vue d’une productivité toujours accrue”, avait eu une grande part de responsabilité dans le stress ambiant dont se plaignaient les salariés ­victimes des agissements de M. P. » Les juges d’appel constatent un défaut de cause réelle et sérieuse, confirmé par la chambre sociale : « Quoique blâmable, le comportement du salarié ne revêtait pas, du fait de la pression exercée sur lui par l’employeur, un caractère sérieux justifiant son licenciement. »

– Responsabilité civile : « Engage sa responsabilité personnelle à l’égard de ses subordonnés le salarié qui leur fait subir intentionnellement des agissements répétés de harcèlement moral » : avec l’arrêt du 21 juin 2006, la chambre sociale avait accepté qu’un ex-directeur d’association soit condamné à réparer le préjudice qu’il avait fait subir à certaines de ses collaboratrices, alors qu’en l’espèce ces fautes n’étaient guère détachables de sa mission : « faire le ménage », ne s’agissant pas d’une entreprise de propreté. Idem avec l’arrêt du 10 novembre 2010 : 180 000 euros de dommages et intérêts à verser par une ancienne directrice de magasin : « Mme X., vendeuse, a été victime d’un harcèlement moral entre 1982 et janvier 1999 [!] imputable à Mme Y., directrice salariée, qui l’a insultée à plusieurs reprises en des termes particulièrement blessants et injurieux, et humiliée en présence d’autres salariés de la société et de tiers ; cette faute intentionnelle engage sa responsabilité civile. »

Avec l’arrêt de la cour de Bordeaux du 3 février 2011 et le « burn-out psychologique » de la cadre supposée harceleuse, la boucle infernale est bouclée : « L’état de choc émotionnel violent de Mme X., auteur supposée de faits de harcèlement moral, qui s’est déclenché à partir du moment où son supérieur lui a demandé de quitter son poste et de rentrer chez elle, aggravant ainsi une dépression nerveuse déjà ­latente, caractérise un accident du travail. »

Harcèlement sexuel puis moral, violence au travail, violence morale à l’égard du conjoint… Tous les problèmes de la vie de l’entreprise, d’un couple et d’une famille vont pouvoir se régler au commissariat, et avec un peu de chance devant le tribunal correctionnel ! Enfant, parent, conjoint, salarié, employeur, collègue, subordonné : chacun pourra porter plainte contre tout le monde, dans la « société » d’individus vindicatifs et procéduriers que nous sommes en train de construire.

FLASH
Harcèlement sexuel : en dehors de l’entreprise, une collègue reste une collègue

Un manager peut-il se voir reprocher une faute disciplinaire s’il harcèle une collaboratrice en dehors des temps et lieu de travail ? Sur MSN ou pendant des soirées, un superviseur poursuit de ses lourdes assiduités deux standardistes : « Les propos à caractère sexuel et les attitudes déplacées du salarié à l’égard de personnes avec lesquelles il était en contact en raison de son travail ne relevaient pas de sa vie personnelle. » (CS, 19 octobre 2011.)

Le directeur d’une agence bancaire fixe un dîner de travail à une collaboratrice dans un hôtel-restaurant. Mais ce dernier est plein : il faut monter dans une chambre, ce qu’elle accepte. Propositions de nature sexuelle, et licenciement pour faute grave : « Le fait pour un salarié d’abuser de son pouvoir hiérarchique dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles constitue un harcèlement sexuel, même si les agissements ont lieu en dehors du temps et du lieu de travail. » (CS, 11 janvier 2012.)

Sondage express, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, auprès de 250 étudiantes de maîtrise : « Qu’auriez-vous fait ? » Six seraient montées dans la chambre, 244 « bien sûr que non », avec des remarques du genre « je me casse, pauv’c… ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray