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Politique sociale

Le “cancer du bitume” au banc des accusés

Politique sociale | publié le : 01.03.2012 | Rozenn Le Saint

Fin mars, le procès en appel d’une filiale de Vinci met en avant la dangerosité du bitume et le manque de prévention. 20 000 ouvriers de la route au moins sont concernés en France.

Il y en a marre de voir mourir les collègues. En décembre, encore, j’ai assisté à l’enterrement d’un ouvrier. À 56 ans, le cancer l’a balayé en trois semaines », regrette Frédéric Mau. Le cri du cœur du secrétaire breton de la Fédération nationale des salariés de la construction, bois, ameublement (FNSCBA) CGT donne le ton du combat que mènent les organisations syndicales depuis des années pour faire reconnaître ce qu’elles appellent le « cancer du bitume ». Avant qu’un épithélioma primitif de la peau ne l’emporte, José-Francisco Serrano Andrade a fait jurer à sa famille de poursuivre Eurovia, filiale de Vinci pour laquelle il a travaillé vingt-deux ans, et de faire reconnaître sa maladie comme professionnelle. Le 10 mai 2010, coup de tonnerre dans la profession, le tribunal des affaires sociales de Bourg-en-Bresse a condamné le géant de la construction pour « faute inexcusable ». Le 27 mars, l’affaire sera de nouveau jugée en appel à Lyon.

Les entreprises de travaux publics, qui font bloc derrière l’Union des syndicats de l’industrie routière française (Usirf), sont suspendues à ce jugement. Si la décision judiciaire était confirmée, elle pourrait faire jurisprudence : 90 000 salariés de l’industrie routière seraient concernés, et 20 000 d’entre eux au moins, selon l’Assurance maladie, respirent quotidiennement des vapeurs de bitume. Autre raison de s’inquiéter pour le lobby des travaux publics : dans sa dernière monographie, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a relevé le niveau de dangerosité des bitumes, dérivés du pétrole, en les classant 2A et 2B. En clair, l’agence de l’OMS estime ces substances « probablement » ou « possiblement » cancérigènes.

« La poule aux œufs d’or ». « C’est David contre Goliath ! s’exclame Jean-Jacques Rinck, avocat de la famille Serrano Andrade. Les pétroliers ont trouvé une poule aux œufs d’or. Ils revendent leurs fonds de cuve à l’industrie routière, qui en fait des produits bitumeux en ajoutant du gravier et des fluxants. Ces fluidifiants contiennent du benzopyrène, hautement cancérigène. S’il y a une tête de mort sur la bouteille, ce n’est pas pour rien ! » La substance est d’ailleurs classée au niveau 1 par le Circ : cancérigène avéré. Pour sa défense, Eurovia ne nie pas l’utilisation de ce composé, mais rappelle qu’elle reste dans les clous. « Nos bitumes contiennent 10 nanogrammes de benzopyrène par mètre cube, c’est 15 fois moins que le seuil limitéfixé par l’Assurance maladie à 150 nanogrammes », précise Franck Ollivier, directeur de la prévention santé et sécurité de la filiale de Vinci. Vincent Clamagirand, ingénieur-conseil à la Carsat de Bretagne, confirme que l’exposition des ouvriers de la route au benzopyrène est très faible, mais, « en général, on considère qu’il n’y a pas de seuil en deçà duquel il n’y a aucun risque cancérigène ».

Pour réduire radicalement les vapeurs toxiques, il existe les enrobés tièdes… loin d’être généralisés

Les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles excluent clairement le bitume », avance Franck Dremeaux, le défenseur d’Eurovia, invoquant les UV solaires et mentionnant deux autres causes possibles du cancer de la peau de José-Francisco Andrade Serrano : le goudron – à ne pas confondre avec le bitume –, qui n’est plus employé depuis les années 70, et les fluxants. « Or, à son poste, José-Francisco Andrade Serrano n’a jamais été en contact avec le goudron ou les fluxants. » Me Rinck, lui, affirme qu’il a bien été exposé au benzopyrène.

Parmi tous ces facteurs, pas facile, pour l’Assurance maladie, de mesurer combien de ­cancers sont attribuables à une exposition professionnelle dans l’industrie routière. « On dénombre environ cinq cas de cancers broncho-pulmonaires, de la vessie ou cutanés par an qui sont liés aux produits houillés [goudron] dans le secteur des travaux routiers », indique Jean-François Certin, ingénieur et coordinateur auprès de la Cnamts pour la prévention du risque chimique et cancérigène. Compte tenu de la sous-déclaration des cancers d’origine professionnelle, il estime à 3 à 5 fois plus le nombre réel de ceux qui pourraient être en lien avec les travaux routiers. En dépit d’études contradictoires*, Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm, estime que, « du côté de la science, on dispose de suffisamment d’éléments pour dire qu’il y a des cancérigènes dans le bitume qui devraient tous être inscrits dans les tableaux professionnels ». Et, pour compliquer le tout, elle ajoute que des substances autres que le benzopyrène sont aussi à incriminer : « Les vapeurs de bitumes contiennent des composés soufrés très cancérigènes, il faudrait davantage centrer les analyses dessus. » Même écho du côté de Laurent Orlich, responsable fédéral de la FNSCBA CGT, secteur santé au travail : « On balance un produit dans la nature et on envoie ça sans analyse parce qu’on est numéro un mondial d’un secteur : qu’est-ce qui prévaut ? L’intérêt de la santé des salariés ? Les salariés du BTP sont pris pour des cobayes ! » La CGT a saisi l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) pour qu’elle évalue le risque lié à l’utilisation des produits bitumineux et de leurs additifs. On devrait en savoir plus en 2013. Par ailleurs, Laurent Orlich s’étonne que les risques sanitaires du pétrole aient été seulement mis en lumière en 1999, année du naufrage de l’Erika : « Tout d’un coup, on a équipé les bénévoles de combinaisons, de masques, de gants. C’est très bien, mais c’est ce même produit que l’on étale à longueur de journée depuis des années, et à haute température, donc avec des vapeurs ! »

Même si l’Usirf met en avant une diminution de 70 % en vingt ans des fumées de bitume auxquelles sont exposés les ouvriers de la route, de gros progrès restent à faire. Une solution existe pour réduire radicalement les vapeurs : les enrobés tièdes. Au lieu d’être coulés à environ 160 °C, ils le sont à 110. Résultat, 4 à 8 fois moins de vapeurs toxiques s’échappent. « Tous les 10 °C, on divise par deux les fumées diffusées », affirme Cosmin Patrascu, responsable du projet bitume à l’INRS, chargé de trouver des solutions pour prévenir les risques liés à l’inhalation des fumées.

Convaincre les décideurs. Les industriels de la route ne sont pas contre cette solution. Ils ont commencé les expérimentations à la fin des années 90. Dans le viseur, à l’origine, non pas l’amélioration des conditions de travail de leurs salariés, mais les économies d’énergie réalisées en chauffant moins les enrobés. Les leaders du secteur se sont équipés, à l’image d’Eurovia, qui a investi afin que la centaine de postes concernés soient en capacité de recouvrir les routes d’enrobés tièdes. Coût de l’opération : entre 20 000 et 30 000 euros par poste. Reste à convaincre les décideurs de choisir cette option… En premier lieu l’État, qui représente à lui seul près de 60 % du marché. On estime que les enrobés tièdes coûtent 5 à 10 % plus cher que les classiques. Autre bémol, même s’ils encouragent fortement cette solution, les syndicats rappellent que la constitution du produit reste similaire : moins de fumées sont diffusées, mais les substances cancérigènes demeurent.

Seconde préconisation envisagée par l’INRS et approuvée par les représentants du personnel : les capteurs de fumées installés sur les machines. « Des aspirateurs rejettent les vapeurs au-dessus des voies respiratoires des travailleurs. Cela existe depuis près de dix ans aux États-Unis, et cela permet de diviser par deux les fumées auxquelles sont exposés les ouvriers », explique Cosmin Patrascu. Eurovia y voit une limite : seules les personnes aux commandes des machines bénéficient de ce système, et non les ouvriers qui recouvrent les routes manuellement. Cela limiterait pourtant le risque pour bon nombre de salariés, puisque environ 70 % du travail routier se fait à l’aide d’engins. Équiper chaque machine d’un capteur de vapeurs coûterait encore 30 000 euros. Alors Jean-Baptiste de Premare, délégué général de l’Usirf, s’interroge : « Avec la généralisation des enrobés tièdes, on pourra se poser la question : y aura-t-il toujours besoin d’aspirer la fumée ? »

Pour l’heure, on est encore loin de la généralisation. Eurovia préfère miser sur l’amélioration des protections individuelles. Avec l’affaire Serrano Andrade en toile de fond, la filiale de Vinci insiste sur la prévention des risques solaires. Depuis l’an dernier, en partenariat avec sa complémentaire santé, elle propose un dépistage annuel UV gratuit à ses salariés. Elle les a aussi équipés de vêtements à manches longues antiréfléchissants, de chapeaux, de lunettes et distribue de la crème solaire.

Toutes les entreprises ne se sont pas encore mises au pas : Philippe Lopez, ouvrier de la route dans la région Paca pour le groupe Bouygues et délégué syndical CFDT, regrette que son entreprise ne fournisse pas de protection solaire. « Il y a trois ans, on se nettoyait encore la peau avec du gazole, on ne se rendait pas compte que c’était cancérigène et que cela faisait pénétrer encore plus les produits chimiques dans la peau. On ne nous proposait pas autre chose non plus. » Sur un sujet au moins, industriels et représentants salariés s’accordent : quelle que soit l’issue du procès de Bourg-en-Bresse, il aura au moins servi d’élément déclencheur à une réflexion sur une meilleure prévention des risques pour les ouvriers de la route.

* La dernière étude épidémiologique du Circ (2010) a analysé une cohorte d’environ 30 000 Européens ayant travaillé en contact avec le bitume : aucun lien de causalité avec le cancer n’a été démontré. Pour autant, les études toxicologiques du même Circ ont abouti à classer les bitumes comme cancérigènes en classe 2A et 2B.

De l’amiante dans le bitume

Les travailleurs de la route ne sont pas non plus épargnés par l’amiante. Le groupe Screg (Bouygues) l’a utilisé des années 70 jusqu’au milieu des années 90 pour recouvrir les voies. L’entreprise affirme que seuls « les salariés employés à la fabrication des enrobés pouvaient être concernés par le risque amiante, soit une centaine de personnes », et qu’« il n’existait à l’époque aucune obligation ni usage assurant la traçabilité de l’utilisation de l’amiante dans les enrobés ».

Résultat, selon la CFDT, 5 % des routes contiennent de la fibre mortelle, mais impossible de savoir lesquelles. Ce que déplore un de ses représentants, Philippe Lopez, ouvrier chez Sacer, également du groupe Bouygues : « Quand on fait du rabotage, on ne prend pas de précaution, et si cela se trouve, on tombe sans le savoir sur des enrobés qui contiennent de l’amiante… On en respire à notre insu. »

R.L.S.

Auteur

  • Rozenn Le Saint

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